LÉON TOLSTOÏ Texte RÉCÏTS DÉ SÉBASTOPOL EN AOUT Livre online

 

Tolstoï – Livre online

Léon Tolstoï
Les Récits de Sébastopol

Tolstoï – Nouvelle de guerre

(1855 – 1856)

 

Histoire 3 partie A

Sébastopol en Aout 1855

Texte intégral traduit en français

Littérature russe

 

Les Récits de Sébastopol (1855-1856) est un recueil de trois nouvelles écrites par Léon Tolstoï pour raconter ses expériences lors du siège de Sébastopol (1854) pendant la guerre de Crimée.

Les 3 Récits de Sébastopol de Léon Tolstoï sont :

Sébastopol en décembre (que vous pouvez lire sur yeyebook ici)

Sébastopol en mai (que vous pouvez lire sur yeyebook ici)

Sébastopol en août 1855 (présenté ci-dessous)

 

Dans la troisième histoire du livre “Récits de Sébastopol”, “Sébastopol en août 1855” que je présente ci-dessous, Léon Tolstoï décrit la conclusion du siège de Sébastopol et la défaite et le retrait des forces russes. Tolstoï a commencé à écrire la nouvelle “Sébastopol en août 1855” en Crimée, en septembre 1855, mais l’a terminée à Saint-Pétersbourg. Il a été publié le 12 janvier 1856.

Ci-dessous, vous pouvez lire le texte de la nouvelle de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en Aout 1855” avec texte traduit en français.

Vous pouvez lire le texte de la nouvelle de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en Aout 1855” avec texte traduit en anglais ici.

Dans le menu ci-dessus ou sur le côté, vous pouvez lire le texte de l’histoire de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en Aout 1855” traduit dans d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et non à la guerre, paix !

 

Léon Tolstoï Nouvelle 1 Sébastopol en décembre > ici

 

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Léon Tolstoï

Sébastopol en Aout 1855

 

Nouvelle de Guerre

Texte intégral traduit en Français

 

I

 

            A la fin du mois d’août, sur la grand’ route encaissée de Sébastopol, entre Douvanka (*) et Bakht-chisaraï, s’avançait au pas, au milieu d’une poussière épaisse et brûlante, une télègue d’officier, un véhicule vraiment particulier, qu’on n’aurait pu trouver nulle part, tenant le milieu entre la britchka juive, la charrette russe et le panier.

Sur le devant de la charrette, accroupi sur les talons, se tenait un brosseur en houppelande de nankin, coiffé d’une vieille casquette d’officier absolument avachie, les guides en main ; par derrière sur des paquets et autres colis couverts d’une housse, était assis un officier d’infanterie en capote d’été.

Autant qu’on pouvait en juger d’après sa position assise, cet officier était petit de taille, mais très corpulent, moins large entre les épaules que de poitrine ; de forte carrure, il avait la nuque et le cou puissants et musclés, il n’avait pas ce qu’on peut appeler de taille ni non plus de ventre ; par contre il paraissait plutôt délabré, surtout de visage, qu’il avait couvert d’un hâle jaunâtre et malsain.

Il eût été beau, si une sorte de bouffissure, des rides nombreuses et molles qui ne venaient pas de la vieillesse, n’eussent envahi (*) Le dernier relais du côté de Sébastopol. (Note de Tolstoï).ses traits en les grossissant, en leur donnant une expression générale de vulgarité et en leur enlevant toute fraîcheur.

 

Il avait de petits yeux bruns, très vifs, impudents même, des moustaches très épaisses, mais peu étendues et toutes mordillées, alors que son menton et surtout ses pommettes étaient couverts d’une barbe de deux jours, noire, rude et drue. Il avait été blessé le 10 mai à la tête, d’un éclat de bombe et portait dès lors un bandeau. Comme il se sentait depuis huit jours déjà, entièrement rétabli, il avait quitté l’hôpital de Simféropol pour rejoindre son régiment qui se trouvait il ne savait où, là-bas, d’où arrivaient les coups de feu, mais, était-ce à Sébastopol même, à la Siéviernaia ou à Inkermann, c’est ce que personne n’avait pu lui apprendre très exactement.

On percevait déjà les détonations, surtout quand ni les montagnes ni le vent ne gênaient, très nettement et très souvent : elles semblaient très proches.

Tantôt c’était comme une explosion qui ébranlait l’air et vous faisait tressauter, tantôt des coups moins puissants se suivaient à intervalles très rapprochés, ainsi qu’un roulement de tambour, coupé parfois par un majestueux grondement, tantôt tout se noyait dans une série d’éclatements pareils à la foudre quand l’orage est à son paroxysme et que l’averse commence. Tous disaient et on l’entendait bien d’ailleurs, que le bombardement était épouvantable.

 

L’officier pressait son ordonnance : on voyait qu’il avait hâte d’arriver le plus vite possible. Us virent venir à leur rencontre une file de chariots de paysans russes, qui avaient conduit des vivres à Sébastopol et qui maintenant s’en retournaient, bondés de soldats malades ou blessés en capotes grises, de matelots en vareuses noires, de volontaires grecs aux fez rouges et de miliciens barbus.

La charrette de l’officier dut s’arrêter et son propriétaire, grimaçant et clignotant à cause de la poussière formant sur la route un épais nuage immobile qui lui entrait dans les yeux et les oreilles et se collait à son visage en sueur, contemplait avec une indifférence peu bienveillante toutes ces figures qui défilaient devant lui.

— Tenez, ce petit soldat-là malade, il est de notre compagnie, dit le brosseur en se tournant vers son maître et en désignant un chariot plein de blessés au moment où il arrivait à leur hauteur.

 

Sur le devant était assis de côté un paysan barbu en chapeau de laine en train de rattacher son fouet qu’il tenait sous son coude. Derrière lui tressautaient à chaque cahot cinq à six soldats dans des attitudes diverses. L’un, le bras en écharpe soutenu par une ficelle, sa capote simplement jetée sur une chemise passablement sale, avait un air gaillard, malgré sa maigreur et sa pâleur, au milieu du chariot ; il fit un geste pour porter sa main à son bonnet, à la vue de l’officier, mais se rappelant qu’il était blessé, fit semblant de vouloir se gratter la tête.

Un autre, à ses côtés, était allongé tout au fond ; on ne voyait que deux mains décharnées cramponnées aux montants et des genoux dressés qui ballottaient, comme des chiffes, dans tous les sens. Un troisième, le visage enflé et la tête bandée, sur laquelle était perchée une coiffure militaire, était assis par côté, les jambes pendantes sur les roues et, accoudé sur ses genoux, semblait sommeiller. C’est à lui que s’adressa l’officier.

 

— Doljnikov ! cria-t-il.
— Présent! répondit le soldat en rouvrant les yeux et en enlevant sa casquette, d’une voix de basse si forte et si brève qu’on eût dit une vingtaine d’hommes criant ensemble.
— Quand as-tu été blessé, frère ? Les yeux lourds et vitreux du soldat s’animèrent : il reconnaissait son officier.
— Bonne santé, Votre Noblesse ! prononça-t-il de la même voix.
— Où est le régiment?
— Ils étaient à Sébastopol ; mercredi ils voulaient déménager, Votre Noblesse !
— Pour aller où ?
— On ne sait pas… probablement à la Siéviernaia, Votre Noblesse ! A cette heure, Votre Noblesse, ajouta-t-il sur un ton plus traînant et en remettant sa casquette, il s’est mis à tirer en vitesse, surtout à bombes, tellement qu’il en met dans la Rade ; à cette heure, il tape tellement que c’est terrible et même…

On ne put en entendre davantage, mais d’après sa mine et sa pose, on voyait bien que cet homme, avec une certaine mauvaise humeur naturelle à celui qui souffre, disait des choses peu rassurantes.

 

L’officier en voyage, le lieutenant Kozeltsov, n’était pas un officier comme on en voit beaucoup. Il n’était pas de ceux qui vivent de telle façon, font telle et telle chose et ne font pas autre chose, parce que les autres vivent et agissent ainsi ; il ne faisait que ce qu’il voulait et c’étaient les autres qui l’imitaient, bien convaincus que c’était parfait ainsi. Il était assez bien doué ; il n’était pas bête et avait par surcroît plusieurs talents : il chantait bien, jouait de la guitare, parlait avec assurance et rédigeait avec facilité les papiers officiels, s’étant fait la main quand il était aide de camp attaché au régiment.

Surtout il était remarquable par une énergie qui, quoique fondée sur des dons en somme de second ordre, était par elle-même un trait de sa nature, bien marqué et qui s’imposait”. Il avait cet amour-propre qui fait partie intégrante de l’individu et se développe au plus haut point chez le sexe fort et principalement chez les militaires, à tel point qu’il ne concevait pas d’autre choix que de primer ou de disparaître et un pareil amour-propre dirigeait jusqu’à ses tendances les plus intimes.

 

Même seul avec lui-même, il aimait à se proclamer le premier parmi ceux auxquels il se comparait.
— Ah ! oui, comme si je vais écouter ce que radote le « Moscou » ! (*) se disait en lui-même le lieutenant, ressentant au fond comme une lourde apathie morale et un brouillard dans ses idées à la vue du transport de blessés et à la suite des paroles du soldat, qui se trouvaient malgré tout renforcées et confirmées par le bruit du bombardement qu’on percevait. Il me fait rire, ce Moscou… Allons, en route, Nikolaiev ! Démarre…

Est-ce que tu dors ! ajouta-t-il avec une certaine mauvaise humeur à l’adresse de son brosseur, en ramenant les pans de son manteau.

Les guides s’agitèrent, Nikolaiev fit claquer sa langue et l’équipage partit au trot.
— On va s’arrêter une minute seulement pour leur donner à manger et continuer tout de suite, aujourd’hui même, dit l’officier.

 

 

II

 

Comme il pénétrait dans la rue que formaient les pans de murs en ruines des maisons tartares en pierre (*) Dans plusieurs régiments actifs, les officiers nomment !e soldat, moitié par dérision, moitié par amitié, « Moscou » ou bien « le Serment ». (Note de Tolstoï.) de Douvanka, le lieutenant Kozeltsov fut une seconde fois arrêté par un transport d’obus et de boulets dirigé sur Sébastopol et qui encombrait le chemin. Sa voiture dut stopper.

Deux fantassins étaient assis dans la poussière sur les pierres d’un mur écroulé au bord de la route et mangeaient une pastèque avec du pain.

— Allez-vous loin, pays ? dit l’un d’eux tout en mâchant, à un militaire arrêté auprès, qui avait à l’épaule un petit sac.

 

— Nous arrivons de la province pour rejoindre la compagnie, répondit le soldat en détournant le regard de la pastèque et en arrangeant son sac sur son dos. Voilà près de trois semaines, nous étions de corvée de foin pour la compagnie et voilà maintenant qu’on nous rappelle tous, mais on ne sait pas où se trouve le régiment à l’heure d’aujourd’hui. On raconte que les nôtres, la semaine passée, ont fait la relève à la Korabelnaia. En avez-vous entendu parler, messieurs ?

— Il est en ville, frère, oui, en ville, intervint l’autre, un vieux soldat du train, qui taillait délicieusement avec son couteau de poche dans la pastèque à la chair blanchâtre, non encore mûre. Nous en venons de ce midi. Ah ! mon frère, c’est une telle horreur que tu ferais bien mieux de ne pas y aller, tandis qu’ici tu te fourrais quelque part dans le foin et y resterais couché un jour ou deux. Ah ! ça vaudrait bien mieux.

— Et qu’y a-t-il donc, messieurs ?

— N’entends-tu pas? Aujourd’hui, il tire de partout, si bien qu’il n’y a pas de place intacte. Ce qu’il en a démoli des nôtres, ce n’est pas à dire.

En parlant ainsi, il fit un geste violent et arrangea sa coiffure.

 

Le soldat de passage hocha la tête pensivement, fit claquer sa langue, tira de la tige de sa botte sa pipe et, sans la bourrer, farfouilla le tabac à moitié brûlé qui s’y trouvait, puis alluma un morceau d’amadou à la pipe d’un soldat, en soulevant son bonnet.

— Dieu seul est le maître, messieurs ! Excusez-moi ! dit-il et, remuant son sac derrière son dos, il continua son chemin.

— Ah ! tu ferais mieux d’attendre un peu ! lui cria avec insistance le soldat qui épluchait sa pastèque.

— C’est toujours tout pareil, murmura le voyageur en se glissant parmi les chariots massés là. Si j’achetais moi aussi une pastèque pour mon souper. Et qu’est-ce qu’ils racontent donc, tous ces gens-là ?

 

 

III

 

Il y avait foule au relais quand Kozeltsov s’y présenta. La première personne qu’il rencontra dès le perron fut le surveillant, un jeune homme qui était en train de se quereller avec deux officiers venant derrière lui.
— Et ce n’est pas trois jours pleins, mais bien quatre qu’il vous faudra attendre ! Même des généraux attendent, mon père ! disait le surveillant avec l’intention de les piquer, et ce n’est pas moi tout de même qui vais m’atteler à votre voiture.

— Alors, il ne fallait donner à personne de chevaux, s’il n’y en avait pas !.. Pourquoi donc en avoir fourni à ce laquais qui arrivait avec des bagages ? criait le plus âgé des officiers, qui tenait un verre de thé à la main, en évitant avec soin l’emploi d’un pronom personnel, tout en donnant à entendre qu’il ne se gênerait pas pour tutoyer son interlocuteur.

— Réfléchissez donc vous-même, monsieur le surveillant, fit, avec quelque hésitation, le second des officiers, un tout jeune homme, ce n’est pas pour notre plaisir que nous voyageons. Il faut croire qu’on a besoin de nous, puisqu’on nous demande. Si c’est comme ça, oui, vraiment, je le ferai savoir au général Kramper. Si c’est comme ça… c’est que vous n’avez aucun respect pour des gens de notre grade.

 

— Vous gâtez toujours tout ! l’interrompit avec humeur le plus âgé. Vous ne faites que me gêner ; il faut savoir parler à ces gens-là. Le voilà maintenant qui nous perd le respect. Des chevaux et à l’instant, vous dis-je !

— Ce serait avec plaisir, mon père, mais où les prendre ? Le surveillant garda quelque temps le silence, puis s’échauffant tout à coup et avec de grands gestes, continua :

— Oui, mon père, je comprends bien, je sais bien ; mais que comptez-vous faire ? Laissez-moi seulement… — Les officiers eurent une lueur d’espoir. — Laissez-moi seulement finir ce mois et vous ne me verrez plus ici. J’aimerais mieux aller au mamelon Malakhov que de rester ici. Par Dieu, ils peuvent bien faire tout ce qu’ils voudront avec tous leurs ordres. Dans la station entière il n’y a pas une voiture en état et voilà bien trois jours que les chevaux n’ont pas eu une poignée de foin.

Sur ces mots, le surveillant disparut par son portail.

Kozeltsov entra dans le local en même temps que les officiers.

— Donc, dit le plus vieux de ceux-ci à son camarade avec un très grand calme, alors qu’uninstant auparavant il semblait être hors des gonds, voici trois mois que nous sommes en voyage, on peut bien attendre encore. Il n’y a pas de mal à ça ; on arrivera quand même.

 

La pièce enfumée et malpropre était tellement bondée d’officiers et de bagages que Kozeltsov eut de la peine à trouver une place sur l’appui de la fenêtre où il s’accroupit ; il se mit à rouler une cigarette en examinant les visages et en écoutant les conversations.

A droite de la porte, autour d’une table boiteuse et graisseuse, où il y avait deux samovars en cuivre tachés çà et là de vert-de-gris et des morceaux de sucre dans des cornets de papier, le groupe principal était installé : un jeune officier imberbe, vêtu d’un arkhalouk neuf en drap piqué , sûrement taillé dans une rotonde de femme, remplissait d’eau la théière ; quatre de ses camarades se trouvaient dispersés dans divers coins de la pièce ; l’un d’eux, qui avait fait un oreiller d’une sorte de pelisse, dormait sur un divan ; un autre, debout devant la table, découpait une tranche de rôti de mouton pour un camarade manchot attablé.

 

Les deux autres, dont l’un portait un manteau d’aide de camp et l’autre un uniforme de fantassin, mais de drap fin, avec une sacoche en bandoulière, étaient assis auprès du poêle bas. Rien que par la façon dont ils regardaient les autres, dont celui qui avait la sacoche fumait son cigare, on voyait qu’ils n’étaient pas des officiers d’infanterie de l’armée en campagne et qu’ils en étaient fort contents.

Leurs manières ne décelaient pas précisément le dédain, mais une certaine suffisance tranquille, venue en partie de leur opulence et en partie de leurs relations étroites avec des généraux : c’était de leur part le sentiment très net de leur supériorité, qui poussait la coquetterie jusqu’à vouloir se dissimuler. Il y avait là encore un jeune médecin aux grosses lèvres et un artilleur de physionomie allemande, tous deux assis presque sur les jambes du jeune officier qui dormait sur le divan et en train de compter de l’argent. Quatre brosseurs complétaient l’assistance, dont l’un sommeillait pendant que les autres s’occupaient des malles et des paquets entassés à la porte.

 

Kozeltsov, parmi tous ces gens, ne découvrit aucune figure de connaissance, mais prêta une oreille curieuse aux conversations. Les jeunes officiers qui, comme il le vit tout de suite rien qu’à leur mine, étaient frais émoulus du corps de cadets, lui firent une bonne impression et lui rappelèrent que son frère aussi venait d’en sortir et qu’il devait être affecté ces jours-ci à l’une des batteries de Sébastopol. Quant à l’officier à la sacoche, dont il avait vu la physionomie quelque part, il lui parut peu sympathique et’ avoir un air insolent.

Avec l’intention de c le remettre à sa place s’il se permettait une réflexion », il quitta même la fenêtre pour se placer auprès du poêle où il s’assit. Kozeltsov, comme tout véritable combattant, en sa qualité d’excellent officier, non seulement n’aimait pas les gens de l’état-major, mais était même monté contre eux et dès le premier regard, il avait reconnu que les deux officiers en faisaient partie.

 

 

IV

 

— Tout de même, c’est terriblement ennuyeux, dit l’un de ces officiers, d’être si près et de ne pouvoir arriver. Peut-être bien qu’aujourd’hui il y aura une affaire et nous n’y serons pas.
Le timbre aigu de la voix, le frais incarnat qui marbrait le visage juvénile de l’officier pendant qu’il parlait, dénotaient la charmante timidité du jeune homme qui craint à chaque instant de dire quelque chose de déplacé. L’officier manchot le considéra en souriant.

— Vous y arriverez bien toujours, croyez-moi, dit-il. Le jeune officier jeta un regard plein de respect vers le visage émacié de son compagnon qui s’éclairait soudain d’un sourire ; il se tut et se remit à s’occuper du thé. En effet, la physionomie du manchot, son attitude, surtout la manche flottante de son manteau disaient éloquemment une tranquille indifférence ; on sentait qu’à ses yeux tout ce qui se passait autour de lui, les propos qu’on tenait avaient peu d’importance : « Tout cela est parfait, semblait-il penser, je sais tout cela et pourrais le faire, si je voulais m’en donner la peine. »

 

— Et qu’allons-nous décider, repartit le jeune homme en s’adressant à son camarade à l’arkhalouk, allons-nous passer la nuit ici ou atteler notre unique cheval pour nous en aller ? Le camarade refusa de partir.

— Figurez-vous, capitaine, poursuivit celui qui versait le thé en se tournant vers le manchot et en ramassant un canif que celui-ci avait laissé tomber, figurez-vous qu’on nous avait dit que les chevaux étaient très chers à Sébastopol ; alors, nous en avons acheté un en commun à Simféropol.

— Sans doute qu’on vous a écorchés ?

— Ma foi, je ne sais pas, capitaine ; nous l’avons payé quatre-vingt-dix roubles avec la voiture. Est-ce trop cher ? demanda-t-il en s’adressant à tous ses compagnons et à Kozeltsov qui avait les yeux fixés sur lui.

— Ce n’est pas cher, si c’est un jeune cheval, répondit Kozeltsov.

— N’est-ce pas ? On nous avait dit pourtant que c’était cher… Il est vrai qu’il boite un peu, mais ça passera, à ce qu’on prétend. Il est très vigoureux.

— Vous appartenez à quel corps ? demanda Kozeltsov qui voulait avoir des nouvelles de son frère.

— Actuellement nous venons du régiment de la Noblesse ; nous sommes six et nous nous rendons tous à Sébastopol de notre plein gré, dit le jeune officier qui aimait à parler. Mais nous ignorons où sont nos batteries. Il y en a qui prétendent qu’elles sont à Sébastopol et voici qu’on nous dit qu’elles sont à Odessa.

— Vous n’avez donc pas pu vous renseigner à Simféropol ? interrogea Kozeltsov.

— Personne ne sait rien… Imaginez-vous, un de nos camarades est allé s’informer dans un bureau ; on lui a dit des injures… Imaginez-vous comme c’est désagréable.
Voulez-vous que je vous fasse une cigarette ? ajouta-t-il voyant son camarade manchot chercher à tirer son porte-cigare.

 

Il mettait à assister le mutilé une sorte d’empressement servile.

— Et vous aussi vous venez de Sébastopol ? demanda-t-il. Ah ! mon Dieu ! comme c’est curieux ! Combien nous tous à Pétersbourg nous pensions à vous, à vous tous, les héros ! continua-t-il en s’adressant à Kozeltsov avec respect et une bonhomie affectueuse.

— Et alors, peut-être devrez-vous vous en retourner ? interrogea le lieutenant.

— Et c’est justement ce que nous craignons.

Figurez-vous qu’après avoir acheté le cheval et nous être procuré le nécessaire, cafetière à alcool et autres divers objets indispensables, il ne nous est resté absolument plus d’argent, ajouta-t-il à voix basse et avec un coup d’ceil à son compagnon, de sorte que si nous devions nous en retourner, nous ne saurions même pas comment faire.

— N’avez-vous pas touché de frais de voyage? demanda Kozeltsov.

— Non, répondit le jeune officier tout bas, on nous a promis seulement de nous rembourser ici.

— Vous avez votre certificat ?

— Oui, je sais bien que le certificat est la pièce essentielle, mais, quand j’étais à Moscou, il y a un sénateur, qui était mon oncle, qui m’a dit que j’en aurais un ici ; autrement, il m’en aurait donné un. Vous croyez qu’on m’en donnera un ?

— Oui, certainement.

— Moi aussi, je crois bien l’avoir tout de même, ajouta-t-il d’un ton qui montrait suffisamment qu’après avoir demandé la même chose à une trentaine de relais déjà et avoir obtenu partout des réponses différentes, il finissait par n’avoir plus confiance en personne.

 

 

V

 

— Et comment ne pas en obtenir, dit soudain l’officier qui sur le perron s’était querellé avec le maître de poste et qui pendant ce temps s’était approché de ceux qui parlaient et préférait s’adresser aux gens de l’état-major assis près de lui, comme des auditeurs plus qualifiés. Oui, de même que Ces messieurs, j’ai désiré être affecté à l’armée en campagne, même que, pour aller à Sébastopol, j’ai renoncé à un très beau poste et je n’ai rien reçu de plus que mes cent trente-six roubles argent de frais de route à partir de P. et j’y ai déjà mis plus de cent cinquante autres de ma poche.

Pensez donc, voilà le troisième mois que je suis en voyage pour faire huit cents verstes. Il y a deux mois que je suis avec ces messieurs.

C’est heureux que j’aie eu de l’argent. Que serait-il arrivé, si je n’en avais pas eu ?
— Est-ce possible qu’il y ait déjà trois mois ? demanda quelqu’un.

— Que devais-je donc faire? reprit le narrateur. Si je n’avais pas eu envie de partir, je n’aurais pas lâché un si bon poste et, croyez bien, que je n’aurais pas mené une vie pareille le long des routes ; ce n’est pas que j’avais peur… mais il y avait impossibilité complète. A Pérékop par exemple, j’ai séjourné quinze jours. Le surveillant du relais refusait même de nous parler : « Allez-vous en quand vous pourrez ; rien que comme feuilles de route de courriers, vous voyez le tas qu’il y a ».

 

Oui, sans doute, c’était la destinée… J’aurais bien voulu, mais c’était clair que c’était la destinée. Ce n’est pas parce que voici le bombardement qui recommence, mais c’est certain, qu’on se presse, qu’on ne se presse pas, c’est tout pareil ; et pourtant combien j’aurais désiré…

Cet officier mettait tant de zèle à expliquer les raisons de son retard, et pour ainsi dire à le justifier qu’on se disait malgré soi qu’il était un poltron. Cette impression devint encore plus sensible quand il s’informa de l’emplacement de son régiment et demanda si l’endroit était dangereux. On le vit même pâlir et sa voix se brisa quand le manchot, qui appartenait justement à ce régiment, lui dit que les deux derniers jours, plus de dix-sept officiers y avaient été portés manquants.

 

Effectivement, l’officier à l’heure présente se trouvait être affreusement lâche, alors que six mois auparavant il était bien loin de l’être. Il s’était produit en lui une sorte de révolution, comme beaucoup avant et après lui en ont éprouvé de semblable. Il habitait l’une de nos provinces où se trouvaient des corps de cadets ; il y avait un poste excellent et très tranquille, quand, ayant lu dans les journaux et des lettres particulières des récits sur les hauts faits des héros de Sébastopol, parmi lesquels il y avait de ses anciens camarades, il s’était senti subitement enflammé d’un désir de gloire et plus encore d’amour de la patrie.
Il avait sacrifié à ces sentiments beaucoup de choses, une confortable situation, un petit logement au mobilier douillet qu’il avait mis huit ans à se procurer, des connaissances, l’espoir d’un riche mariage. Il avait tout laissé et, dès février, avait demandé à passer dans l’armée en campagne, rêvant de conquérir d’immortels lauriers et les épaulettes de général. Deux mois après avoir envoyé sa demande, on le pria par la voie hiérarchique de dire s’il sollicitait une aide quelconque du gouvernement. Il avait répondu négativement et avait continué d’attendre patiemment son affectation, bien que sa fièvre patriotique eût eu le temps de se refroidir sensiblement pendant, ces deux mois.

 

Après deux mois encore écoulés, il reçut un nouveau questionnaire lui demandant s’il ne faisait Pas partie d’une loge maçonnique et autres formalités du même genre ; après réponse négative de sa part, enfin, au cours du cinquième mois, il eut son affectation. Pendant tout ce temps, sous l’influence de ses amis et plus encore de ce sentiment obscur de mécontentement à l’égard de toute nouveauté qui se manifeste à tout changement de situation, il eut vite fait de se convaincre qu’il avait fait une grosse bêtise, en sollicitant son transfert dans l’armée en campagne.

Aussi, lorsqu’il se trouva seul, souffrant d’aigreurs d’estomac, le visage tout poudreux au cinquième relais, où il fit la rencontre d’un courrier arrivant de Sébastopol, qui lui narra toutes les horreurs de la guerre, quand il dut attendre des chevaux durant douze heures entières, il regretta amèrement son manque de réflexion, il songea avec une obscure terreur à ce qui l’attendait et poursuivit inconsciemment sa route, comme s’il allait au sacrifice.

 

Ces impressions, au cours des trois mois qu’il passa à errer d relais en relais, où presque partout il lui fallut attendre, rencontrer des officiers venant de Sébastopol et entendre leurs récits horrifiants, ces impressions ne firent que s’exaspérer et amenèrent enfin le pauvre officier à un point tel qu’au lieu d’être le héros prêt aux exploits les plus téméraires qu’il s’imaginait être à P., il ne fut plus à Douvanka qu’un lamentable poltron. Comme il s’était trouvé, il y avait un mois d cela, avec de jeunes camarades qui sortaient de l’école des cadets, il avait fait exprès de voyager le plus lentement possible, jugeant qu’il en était aux demie jours de sa vie ; à chaque relais il étalait son lit, cantine et organisait des parties de préférence ; registre des réclamations lui servait de passe-temps et il était très content quand on lui refusait des chevaux.

Assurément il aurait été un héros, s’il avait pu se transporter directement de P. aux bastions, mais maintenant il avait à traverser de grandes souffrances morales, pour devenir l’homme calme et patient de ses travaux et à l’heure du danger, que nous sommes habitués à voir sous les traits de l’officier russe. L’enthousiasme aurait eu bien de la peine à renaître en lui.

 

 

VI

 

— Qui a commandé du borchtch ? demanda la patronne de l’établissement, une forte femme assez malpropre d’une quarantaine d’années, qui entrait avec un plat de chtchi à la main.
La conversation cessa du coup et tous ceux qui se trouvaient là dirigèrent leurs yeux vers la cabaretière. L’officier qui arrivait de P. échangea même un clin d’oeil avec son jeune camarade en la désignant.

— Ah ! mais c’est Kozeltsov qui l’a commandé, répondit le jeune officier; il faut le réveiller. Allons, debout pour le dîner, ajouta-t-il en s’approchant de celui qui dormait sur le divan et en lui poussant l’épaule.

Un jeune garçon d’environ dix-sept ans, aux yeux noirs et rieurs, aux joues vermeilles et pleines, se leva vivement et s’arrêta au milieu de la pièce en se frottant les yeux.

— Ah ! excusez-moi, je vous prie, dit-il, de sa voix au timbre argentin, au médecin qu’il avait heurté en se levant.

Le lieutenant Kozeltsov reconnut sur le champ son frère et s’approcha.

— Tu ne me reconnais pas? lui dit-il en souriant.

— Ah ! ah ! ah ! quelle surprise ! s’écria le frère cadet et il se mit à embrasser son aîné.
Ils échangèrent des baisers à trois reprises différentes, mais, à la troisième fois, ils eurent une hésitation, comme s’ils pensaient tous deux : « Pourquoi est-il indispensable que ce soit trois fois ? ».

— Ah ! comme je suis content ! fit l’ainé eu examinant attentivement son frère.
Allons sur le perron pour causer.

— Oui, allons, allons. Je n’y tiens pas à ce borchtch… Mange-le, Féderson, dit-il à son camarade.

— Mais tu avais faim.

— Non, je ne veux plus rien.
Une fois sur le perron, le cadet accablait son frère de questions: « Qu’est-ce que tu fais, comment vas-tu, raconte-moi » ; il répétait sans cesse qu’il était bien content de le voir, sans rien dire d’ailleurs de ses propres affaires.

 

Après cinq minutes écoulées, pendant lesquelles ils purent arriver à se taire quelques instants, l’aîné demanda à l’autre pourquoi n’était-il pas entré dans la garde, comme « tous les nôtres, ajouta-t-il, s’y attendaient. »

— Ah ! oui, lui répondit son frère en rougissant à ce souvenir, ce fut un vrai coup pour moi et je ne m’attendais pas du tout à qui est arrivé. Imagine-toi que juste avant les promotions nous étions allés à trois fumer, tu sais, dans cette petite pièce qui est derrière la loge du concierge, mais oui, elle existait déjà de votre temps, bref, imagine-toi que cette canaille de surveillant nous a vus et s’est empressé d’aller prévenir l’officier de service et pourtant nombre de fois nous avions donné des pourboires à ce surveillant-là. Voilà l’officier qui arrive à pas de loup.

Aussitôt que nous le voyons, les autres jettent leur cigarette et se sauvent par la porte de côté, tu sais ; mais moi, je n’en ai pas le temps et le voilà qui se met à médire des choses désagréables. Naturellement je ne le laisse pas achever et, lui, il va faire son rapport à l’inspecteur et l’affaire suit son cours. Alors, pour ça, on m’a mis des notes insuffisantes en conduite, bien que partout j’en eusse d’excellentes, il n’y avait qu’en mécanique que j’avais 12 ; bref, ça continue. Je sors dans l’armée. Après, on m’a bien promis de me verser dans la garde, mais je n’ai plus voulu et j’ai demandé à partir pour la guerre.

— Pas possible !

 

— Mais oui, je te le dis sérieusement, j’étais tellement dégoûté que je ne demandais qu’à partir au plus tôt pour Sébastopol. Et puis, d’ailleurs, si j’ai de la chance, ça pourra être plus avantageux encore que d’être dans la garde. Il faut au moins dix ans pour y arriver colonel, tandis qu’ici Totlbeen a liasse en deux ans de lieutenant-colonel, général. Et si je suis tué, ma foi, qu’y faire !

— Voyez un peu, ce brave ! dit le frère en souriant.

— Et sais-tu, frère, la raison principale… ajouta le jeune homme qui souriait et rougissait en même temps comme s’il s’apprêtait à faire un aveu très honteux… Tout cela n’est que bêtises. La raison principale qui m’a poussé à faire ma demande, c’est que, dans tous les cas, ma conscience me reprochait en quelque sorte de rester à Pétersbourg, alors que d’autres là-bas mourraient pour leur patrie. Et puis, je voulais être avec toi, ajouta-t-il avec plus d’embarras encore.

— Comme tu me fais rire ! dit l’ainé en tirant son étui à cigarettes et sans le regarder. Le seul ennui, c’est que nous ne serons pas ensemble.

— Et, dis-moi la vérité, c’est terrible d’être aux bastions ? demanda le cadet tout à coup.

— Au commencement, oui, mais ensuite on s’habitue ; ce n’est rien. Tu verras bien.

— Et dis-moi encore. Qu’en penses-tu ? Prendront-ils Sébastopol ? Pour moi, je crois que ça n’arrivera jamais.

— Dieu le sait.

— Il n’y a qu’un ennui… Imagine-toi mon malheur. Voilà qu’en route on nous a volé tout un paquet et il s’y trouvait mon shako, si bien que je suis à cette heure dans une affreuse situation et je ne sais comment je vais me présenter. Tu sais, on a maintenant des nouveaux shakos et d’ailleurs il y a bien d’autres changements et c’est tant mieux. Ah ! j’en ai à te raconter… J’ai été partout à Moscou…

 

Le deuxième Kozeltsov, Vladimir, ressemblait beaucoup à son frère Mikhaïl, du moins autant qu’une rose fraîche éclose peut ressembler à une églantine défleurie. Il avait les mêmes cheveux blonds, mais épais et frisant sur les tempes. Une petite mèche se montrait sur sa nuque blanche et délicate : signe de bonheur, disent les nourrices. La tendre blancheur de son visage n’était pas constamment colorée de l’incarnat de la jeunesse ; il ne s’y montrait que par afflux subit, trahissant tous les mouvements de son âme. Les yeux qui étaient ceux de son frère étaient chez lui plus ouverts et plus lumineux, parce que surtout ils étaient souvent recouverts d’un léger voile humide.

Un duvet blond se dessinait sur ses joues et au-dessus de ses lèvres purpurines, qui sans cesse se plissaient en un sourire timide et découvraient des dents d’une éclatante blancheur. La taille bien prise, large d’épaules, la capote déboutonnée laissant apercevoir une chemise rouge à col ouvert sur le côté, une cigarette entre les doigts, accoudé sur l’appui du perron, une joie naïve émanant de son visage et de ses moindres gestes, ainsi debout en face de son frère, c’était un charmant et joli jeune garçon, qu’on ne serait pas lassé de regarder.

 

Il était extrêmement joyeux d’avoir retrouvé son frère, il portait les yeux sur lui avec respect et orgueil, en se disant que c’était un héros ; pourtant, à quelques égards, surtout au point de vue de l’éducation mondaine, dont, à vrai dire, il était lui-même assez dépourvu, de la connaissance du français, de la tenue dans la haute société, de la science de la danse, etc., il avait quelque peu honte de son frère, se considérait comme supérieur à lui et même espérait pouvoir lui donner des leçons. Il subissait encore l’influence de Pétersbourg, de la maison d’une certaine dame qui aimait les jolis garçons et qui le prenait chez elle aux jours de sortie, de celle d’un sénateur de Moscou, où il avait dansé une fois à un grand bal.

 

 

VII

 

Après avoir bavardé tout leur soûl jusqu’au point de n’avoir plus rien à se dire, comme cela arrive souvent malgré l’amour qu’on a l’un pour l’autre, les deux frères restèrent un temps assez long sans parler.

— Alors, prends tes affaires et partons tout de suite, dit l’aîné.

Le cadet rougit soudain et resta hésitant.

— Partir tout droit pour Sébastopol? demanda-t-il après quelques instants de silence.

— Mais oui. Tu n’as pas beaucoup de bagages, je présume ; nous les caserons.

— C’est bien ! Partons tout de suite, répondit l’autre en soupirant et il se disposa à rentrer chez lui.

Pourtant, sans ouvrir la porte, il s’arrêta dans le vestibule, baissa tristement la tête, réfléchissant : « Partir directement pour Sébastopol, dans cet enfer, c’est affreux ! Après tout, il faudra bien tout de même y aller. Maintenant du moins, je suis avec mon frère… » Le fait est que maintenant seulement, à la pensée qu’une fois monté en voiture, il n’en descendrait que pour se trouver à Sébastopol et qu’aucun événement imprévu ne le retiendrait, il se représentait clairement le danger qu’il allait chercher et il se troubla en songeant à l’imminence de ce danger.

 

Après avoir retrouvé quelque calme, il rentra dans sa chambre; mais un quart d’heure se passa et il ne revenait toujours pas auprès de son frère qui, à la fin, ouvrit la porte pour l’appeler. Kozeltsov jeune, dans l’altitude d’un écolier pris en faute, conversait avec l’officier arrivé de P.

Quand il vit son frère ouvrir la porte, il perdit toute contenance.

— J’arrive, j’arrive tout de suite, dit-il en lui faisant un signe avec la main. Attendsmoi là-bas, je te prie.
Un instant après, il arriva, en effet, et s’approcha de son frère, en soupirant profondément.

— Figure-toi, je ne puis pas partir avec toi, frère, dit-il.

— Comment ! Que signifient ces bêtises ?

— Je vais te dire la vérité, Micha ! Nous n’avons plus, les uns et les autres, aucun argent et nous en devons tous à ce capitaine qui vient de P. C’est très embêtant ? Le frère ainé fronça les sourcils et resta longtemps silencieux.

— Tu dois beaucoup ? demanda-t-il en regardant son frère en-dessous.

— Beaucoup, non, pas beaucoup ; mais cela me gêne énormément. A trois relais il a payé pour moi et tout son sucre y a passé… Si bien que je ne sais pas comment… Et puis nous avons joué à la préférence… et je lui dois encore un peu là-dessus.

— C’est mal, Volodia ! Qu’aurais-tu donc fait, si tu ne m’avais pas rencontré ? lui dit son aîné sévèrement et sans le regarder.

— Je comptais, frère, toucher ces frais de route à Sébastopol et alors m’acquitter.
Oui, on peut faire ainsi et le mieux serait de partir avec lui demain.

 

L’aîné tira sa bourse et, les doigts quelque peu tremblants, y prit deux billets de dix roubles et un de trois.

— C’est tout ce que j’ai, dit-il. Combien dois-tu? En prétendant que c’était là tout ce qu’il possédait, Kozeltsov ne disait pas l’entière vérité ; il avait, en plus, quatre ducats d’or cousus à tout événement dans le parement de son vêtement, mais il s’était promis de n’y pas toucher.

Use trouva que le jeune Kozeltsov, en comptant la dette de jeu et le sucre, ne devait que huit roubles à l’officier de P. Son frère les lui donna, se contentant d’observer, que quand on n’a pas d’argent, on ne joue pas à la préférence.

— Avec quel argent as-tu donc joué ? Le jeune homme ne souffla mot. Cette question lui paraissait mettre en doute son honnêteté. Le mécontentement de soi-même, la honte d’un acte qui avait pu amener de pareils soupçons, l’offense que lui faisait un frère qu’il aimait tant, eurent sur sa nature impressionnable un effet si violent et si profond qu’il ne répondit pas, sentant qu’il ne serait pas capable de réprimer les sanglots qui lui montaient à la gorge. Il prit l’argent sans y jeter les yeux et alla rejoindre ses camarades.

 

 

VIII

 

Nikolaiev, après s’être lesté à Douvanka de deux gobelets d’eau-de-vie achetés à un soldat qui en faisait commerce sur le pont, agita ses guides et la voiture tressauta sur le chemin pierreux et par ci par là ombragé menant de Belbek à Sébastopol , tandis que les deux frères, leurs jambes se heurtant au milieu des cahots, se taisaient obstinément, bien que ne cessant à chaque instant de penser l’un à l’autre.

« Pourquoi m’a-t-il offensé ? pensait le cadet. N’aurait-il pas pu ne pas parler de cela? C’est absolument comme s’il me prenait pour un voleur et maintenant le voilà en colère, si bien que nous sommes brouillés pour toujours. Et pourtant comme nous aurions pu être bien tous les deux à Sébastopol ! Deux frères, bien d’accord entre eux, se battent ensemble contre l’ennemi : l’un déjà âgé, pas très cultivé, mais un brave militaire, l’autre, jeune encore, mais très brave également… Il ne me faudra que huit jours pour montrer à tous que je ne suis pas si jeune qu’on le croit. Je cesserai de rougir, mon visage exprimera la virilité, mes moustaches ne sont pas grandes, mais j’en aurai déjà de passables pour ce temps-là, se disait-il en frisant le duvet qui se montrait au coin de ses lèvres.

 

Sans doute nous serons arrivés aujourd’hui et nous prendrons part immédiatement à un engagement, mon frère et moi. Et il doit être obstiné et très valeureux, un de ces hommes qui ne parlent pas beaucoup, mais agissent mieux que tous les autres.

Je voudrais bien savoir tout de même si c’est ou non à dessein qu’il me serre ainsi contre le rebord de la voiture. Sûrement, il sait bien qu’il me gêne et fait semblant de ne pas s’en apercevoir. Alors nous arriverons aujourd’hui, continua-t-il mentalement, en se cognant contre le rebord afin de ne pas faire voir à son frère qu’il était gêné,( et tout d’un coup nous allons tout droit au bastion : moi avec mes pièces, lui avec sa compagnie, nous marchons ensemble.

 

Et voilà les Français qui se précipitent sur nous. Moi, de tirer, de tirer; j’en tue des masses, mais quand même ils arrivent tout droit sur moi. Il n’y a plus moyen de tirer, tout est fini, plus de salut possible ; soudain mon frère s’élance en avant, le sabre levé, moi aussi je saisis un fusil et ensemble nous nous précipitons à la tête de nos soldats.

Les Français se jettent sur mon frère. J’arrive à la rescousse, je tue un Français, puis un autre et je sauve mon frère. Je suis blessé aune main, je saisis mon fusil de l’autre et je cours quand même. Mon frère est tué d’une balle à mes côtés. Je m’arrête un instant, le contemple avec une profonde tristesse, me redresse et crie : « Suivez-moi ! Vengeons-le ! J’aimais mon frère plus que tout un monde, dirai-je, et je l’ai perdu.

Vengeons-le, anéantissons l’ennemi ou mourons tous sur place ! » Tous crient et se précipitent à ma suite. Voici maintenant toute l’armée française qui se présente, Pélissier en tête. Nous les exterminons tous ; enfin, je reçois une seconde blessure, puis une troisième et tombe mourant. On accourt vers moi.

 

Gortchakov arrive et me demande ce que je désire. Je lui réponds que je ne désire rien d’autre que d’être placé à côté de mon frère, que je veux mourir auprès de lui. On me transporte, on me place à côté du cadavre sanglant. Je me soulève et dis seulement : « Oui, vous n’avez pas su apprécier deux hommes qui aiment véritablement leur patrie ; maintenant tous deux sont tombés… que Dieu vous pardonne ! » et j’expire. » Qui peut savoir dans quelle mesure ces rêves-là doivent se réaliser !

— Est-ce que tu as déjà pris part à une escarmouche ? demanda-t-il soudain à son frère, oubliant entièrement qu’il ne voulait pas lui parler.

— Non, pas une seule fois, répondit l’aîné. Nous avons perdu deux mille hommes de notre régiment, rien que pendant les travaux de siège ; moi aussi j’ai été blessé dans les mêmes conditions. La guerre ne se fait pas du tout comme tu le penses, Volodia ! Cette appellation caressante émut le jeune homme ; il eut envie d’avoir une explication avec son frère, qui de son côté était loin de se douter qu’il avait offensé son cadet.

— Tu ne m’en veux pas, Micha ? demanda-t-il après un instant de silence.

— Pourquoi t’en voudrais-je ?

— Je ne sais pas. A cause de ce qu’il y a eu entre nous. Alors, ce n’est rien.

— Rien du tout, répondit l’aîné en se tournant vers son frère et en lui tapotant amicalement le genou.

— Alors, excuse-moi, Micha, si je t’ai fait de la peine.

Le jeune homme détourna la tête pour dissimuler les larmes qui avaient jailli subitement de ses yeux.

 

 

IX

 

— Est-ce déjà Sébastopol ? demanda le frère cadet lorsqu’après avoir gravi une pente, ils virent se découvrir devant eux la baie pleine de mâts de navires, la mer avec la flotte ennemie dans le lointain, les batteries blanches de la côte, les casernes, les aqueducs, les docks et les bâtiments de la ville, puis les nuages de fumée blancs et mauves qui s’élevaient sans cesse sur les collines jaunes encerclant l’étendue et dressées dans le ciel bleu, aux rayons roses du soleil qui étincelait et plongeait déjà dans l’horizon sombre de la mer.

Volodia aperçut sans le moindre frisson d’épouvante, ces lieux effrayants auxquels il avait si souvent pensé ; bien au contraire, c’est avec une sorte de jouissance esthétique et une impression héroïque de contentement intime à se dire que dans moins d’une demi-heure il allait se trouver en cet endroit, qu’il contempla ce spectacle effectivement plein d’originalité et de charme et il ne s’arracha à sa contemplation qu’au moment où ils arrivèrent à la Siéviernaia, vers le train des bagages du régiment de son frère, où ils devaient être informés exactement de l’emplacement du régiment et de la batterie.

 

L’officier préposé aux bagages habitait vers le lieu dit la Nouvelle petite ville , ensemble de baraques de planches construites par des familles de marins, dans une tente communiquant avec un hangar assez vaste, formé de branches de chêne vertes entrelacées et qui n’avaient pas encore eu le temps de sécher.
Les frères surprirent l’officier devant une table pliante sur laquelle étaient posés un verre de thé froid, accompagné de cendres de cigarettes, et un plateau portant un carafon d’eau-de-vie et des miettes de pain et de caviar pressé.

Vêtu d’une simple blouse jaunâtre et malpropre, il était en train de compter sur un énorme abaque une grosse liasse de billets de banque. Mais avant de parler de ce personnage et des propos qu’ils échangèrent, il est nécessaire d’examiner plus attentivement l’intérieur de son hangar et de dire quelques mots de son genre de vie et de ses occupations.

Cette nouvelle baraque était si spacieuse, si bien construite et si commode avec ses tables et ses bancs faits d’osier ou formés de gazon, qu’on n’en fait de pareilles que pour les généraux ou les commandants de régiments ; les parois et le plafond, afin d’empêcher les feuilles de se répandre à terre, étaient tendus de trois tapis, très laids d’ailleurs, mais neufs et qui, certainement, avaient coûté cher.

 

Le lit de fer, placé sous le principal tapis, qui représentait une amazone, supportait une couverture de peluche d’un rouge vif, un coussin de cuir sale et déchiré et une pelisse de genette ; sur la table traînaient un miroir à cadre d’argent, une brosse également garnie d’argent extrêmement malpropre, un peigne de corne cassé plein de cheveux huileux, un chandelier d’argent, une bouteille de liqueur avec une grande étiquette rouge et or, une montre d’or ornée du portrait de Pierre le Grand, deux bagues d’or, une boîte contenant des capsules médicamenteuses, une croûte de pain, de vieilles cartes éparses ; sous le lit il y avait des bouteilles de porter, pleines et vides.

L’officier était chargé des transports du régiment et des fourrages. Avec lui habitait un de ses grands amis, un commissionnaire s’occupant également de diverses opérations. Ce dernier, à l’arrivée des deux frères, dormait sous la tente ; quant à l’officier du train, il faisait les comptes de fin de mois. Cet officier était joli garçon et avait un air martial : grande taille, longues moustaches, noble prestance.

Ce qu’il y avait de désagréable en lui, c’était une sorte de moiteur et d’enflure du visage où disparaissaient presque de petits yeux gris et qui faisait croire qu’il était toujours comme inondé de porter et une extraordinaire malpropreté, depuis ses cheveux rares et huileux jusqu’à ses grands pieds nus dans des pantoufles fourrées de fausse hermine.

 

— Que d’argent, que d’argent ! dit Kozeltsov aîné en pénétrant dans le baraquement et en jetant malgré lui un regard de convoitise sur le tas de billets. Si vous m’en prêtiez au moins la moitié, Vassili Mikhaïlitch ! L’officier du train, comme s’il était surpris en train de voler, se fit petit à la vue du visiteur et, ramassant l’argent, salua sans se lever.

— Ah ! si c’était à moi… Mais c’est de l’argent, du Trésor, mon père ! Et qui donc amenez-vous ? demanda-t-il en serrant les billets dans une cassette placée près de lui et en dévisageant Volodia.

— C’est mon frère, il arrive du corps de cadets. Et nous sommes venus nous informer du lieu où se trouve le régiment.

— Asseyez-vous, messieurs, fit l’officier qui se leva et se dirigea vers sa tente sans faire plus attention aux visiteurs. Ne voulez-vous pas prendre quelque chose ? Un peu de porter, peut-être ? dit-il de là-bas.

— Ça n’est pas de refus, Vassili Mikhaïlicth. Volodia fut très impressionné par le ton hautain de l’officier, son air détaché, les égards que lui témoignait son frère. « Sans doute, c’est un de nos meilleurs officiers que tout le monde respecte : oui, un homme simple, très brave et hospitalier », se dit-il en prenant place modestement et timidement sur un divan.

— Et alors, où se trouve donc notre régiment ? demanda le frère aîné à l’officier toujours dans la tente.

— Quoi ? Il répéta la question.

— Aujourd’hui Seifer était ici : il disait qu’ils étaient passés hier au cinquième bastion.

— Est-ce certain ?

— Si je le dis, c’est que c’est certain. Au reste, le diable le sait-il ! Ça ne lui coûte pas beaucoup de mentir. Eh bien! voulez-vous du porter? répondit l’officier toujours depuis la tente.

— Oui, si vous voulez, fit Kozeltsov.

— Et vous, en voulez-vous, Ossip Ignatitch ? demanda la voix, sans doute au commissionnaire endormi. Allons, vous avez assez dormi ; il est bientôt huit heures.

 

— Comme vous êtes tannant ! Je ne dors pas du tout, répondit une petite voix mince et indolente, avec un grasseyement assez agréable.

— Allons, levez-vous : je m’ennuie sans vous. L’officier vint retrouver ses hôtes.

— Sers-nous du porter, de Simféropol ! cria-t-il. Le brosseur, avec une mine assez fière, à ce qu’il sembla à Volodia, pénétra dans la baraque et sortit une bouteille de dessous le jeune homme assis, non sans l’avoir quelque peu bousculé.

— Oui, mon père, continua l’officier du train, en remplissant les verres, nous avons maintenant un nouveau commandant de régiment. Il faut de l’argent, il monte son ménage à neuf.

— Ah! celui-là, sans doute, est à part des autres, il est de la nouvelle génération, dit Kozeltsov, en soulevant son verre avec courtoisie.

— Oui, c’est la nouvelle génération ! Et il sera tout aussi pingre. Quand il commandait un bataillon, il était toujours à crier ; mais maintenant, c’est une autre chanson. Pas de ça, mon vieux !

— Oui, c’est comme ça.

 

Le jeune Kozeltsov ne comprenait pas grand chose à la conversation, mais il sentait confusément que son frère ne disait pas ce qu’il pensait, mais approuvait seulement parce qu’il buvait le porter de l’officier.
La bouteille était déjà vidée et la conversation se prolongeait depuis assez longtemps sur le même ton quand la toile de la tente s’écarta pour livrer passage à un homme de petite taille, frais et dispos, vêtu d’une robe de chambre de satin bleu avec cordelière et glands, coiffé d’une casquette à bordure rouge et cocarde.

Il arriva en frisant sa petite moustache noire et les yeux fixés quelque part sur les tapis du local, ne répondit que par un mouvement imperceptible des épaules au salut des officiers.

— Verse-moi aussi un verre, dit-il en prenant place à la table. Et alors, vous arrivez de Pétersbourg, jeune homme? dit-il en s’adressant aimablement à Volodia.

— Oui, et je vais à Sébastopol.

— Vous l’avez demandé ?

— Oui.

— Quel plaisir pouvez-vous bien y trouver, messieurs, c’est ce que je ne comprends pas ! continua le commissionnaire. Ah ! je crois bien que j’y irais à pied à Pétersbourg, si on me laissait partir. J’en ai par-dessus la tête, vrai Dieu ! de cette vie de chien !

— En quoi êtes-vous si mal ici ? demanda l’ainé des Kozeltsov, n’avez-vous pas une belle vie? Le commissionnaire le regarda et tourna la tête d’un autre côté.

— Du danger, — « De quel danger veut-il donc parler, se disait Kozeltsov, ici, à la Siéviernaia » — des privations, ne pouvoir rien se procurer… continua-t-il en persistant à s’adresser à Volodia. Beau plaisir pour vous! Décidément, je ne vous comprends pas, messieurs ! Encore si on y avait quelques avantages, mais non. Voyons, est-ce agréable de rester, à votre âge, estropié jusqu’à la fin de vos jours ?

— Les uns y cherchent des profits, les autres servent pour l’honneur ! intervint encore Kozeltsov aîné avec humeur.

 

— Parlez-moi de l’honneur quand on n’a rien à manger, reprit le commissionnaire avec un rire amer, en se tournant vers l’officier du train qui lui aussi se mit à rire.
Joue-nous un air de Lucie , ajouta-t-il en montrant la boîte à musique. Ça fait plaisir à entendre…

— Hein, c’est un bon garçon que ce Vassili Mikhaïlicth ! demanda Volodia à son frère comme ils sortaient du baraquement, alors que la nuit était venue et qu’ils continuaient leur route vers Sébastopol.

— Oui, assez, mais c’est un de ces pingres, dont on n’a pas idée. Il gagne au bas mot dans les trois cents roubles par mois et il vit comme un porc, tu as vu. Quant à ce commissionnaire, je ne peux pas le sentir, je lui flanquerai mon pied quelque part, un de ces jours. Oui, cette canaille a rapporté de Turquie plus de douze mille roubles…

Et Kozeltsov se mit à entrer dans des développements sur la concussion, un peu, à dire vrai, avec cette colère de l’homme qui condamne moins ce mal parce qu’il est un mal, que parce qu’il est furieux de voir les autres en tirer profit.

 

 

X

 

Ce n’était pas que Volodia fût de mauvaise humeur quand, à la nuit tombanle, il arriva au grand pont qui traverse la Rade, mais il se sentait comme un poids sur le cœur. Tout ce qu’il voyait et entendait était si peu d’accord avec ses impressions d’un passé récent : la grande salle des examens parquetée et claire, les bonnes voix joyeuses et les rires de ses camarades, son uniforme tout neuf, le tsar bien aimé que, sept ans durant, il s’était habitué à voir et qui, leur faisant ses adieux avec des larmes dans les yeux, les avait appelés ses enfants, oui, tout ce qu’il voyait ressemblait si peu à ses rêves si beaux, si généreux, tout rayonnants.

— Allons, nous voici arrivés, dit le frère aîné quand, arrivés à la batterie Michel , ils descendirent de voiture. Si on nous laisse passer le pont , nous nous rendrons tout droit aux casernes Nicolas. Tu y passeras la nuit ; moi j’irai m’informer au régiment de la place qu’occupe ta batterie et demain je reviendrai te chercher,

— Pourquoi donc ? Il vaudrait mieux y aller ensemble, dit Volodia. Et nous irions tous deux au bastion. Qu’est-ce que ça peut faire : il faut bien s’habituer. Si tu y vas, je peux bien y aller aussi.

— Non, il vaut mieux ne pas y aller.

— Mais si, au moins je saurai ce que c’est. Car…

— Je te conseille de ne pas y aller ; mais après tout…

 

Le ciel était pur et sombre. Les étoiles et les feux des bombes et des décharges qui passaient sans cesse répandaient de vives lueurs dans les ténèbres. La grande construction blanche de la batterie et le commencement du pont se détachaient dans l’obscurité. Littéralement à chaque seconde des coups de canons ou des explosions, se suivant à intervalles très rapprochés ou se produisant ensemble de plus en plus violents et de plus en plus réguliers, ébranlaient l’air.

Au milieu de ce fracas et comme pour l’accompagner, se percevait le murmure triste de la houle de la Rade. La mer soufflait une brise et une senteur humides. Les deux frères arrivèrent au pont. Un milicien mit gauchement l’arme au bras et cria :

— Qui va là ?

— Militaire.

— On ne passe pas !

— Comment ! C’est nécessaire.

— Demandez à l’officier.

 

L’officier qui sommeillait assis sur une ancre, se redressa et donna l’ordre de les laisser passer.

— On peut passer, mais revenir, pas moyen. Vous voulez donc tous passer à la fois ! cria-t-il à des fourgons régimentaires, bondés de gabions, qui se pressaient à l’entrée.
Une fois descendus sur le premier ponton, les frères se heurtèrent à des soldats qui revenaient de là-bas, en parlant bruyamment entre eux.

— Oui, celui qui touche les effets d’équipement, il peut bien dire qu’il a son compte en plein. Ah ! oui…
_ Ah ! frères, dit une autre voix, quand on s’amène à la Siviernaia, on voit la lumière, vrai Dieu ! L’air est tout autre.

— Parle toujours ! reprit le premier. L’autre jour, une maudite bombe y est justement tombée, elle a arraché la jambe à deux marins ; aussi n’en parle pas tant.

 

Les deux frères traversèrent le premier ponton pour laisser passer les fourgons et s’arrêtèrent au second qui en partie était submergé. Le vent qui en pleine campagne semblait faible, était en cet endroit extrêmement fort et se changeait en rafales. Le pont se balançait et les vagues qui frappaient avec fracas les poutres et se brisaient sur les ancres et les cordages inondaient les planches. A droite la mer noire, brumeuse et hostile, grondait, séparée par une ligne sombre et régulière jusqu’à l’infini de l’horizon plein d’étoiles aux fulgurations grisâtres ; au loin, quelque part, brillaient les feux de la flotte ennemie.

A gauche se dressait la masse noirâtre d’un de nos vaisseaux et l’on entendait le bruit des flots frappant contre son bord ; un vapeur apparaissait bruyant et rapide, venant de la Siéviernaia. La clarté d’une bombe qui explosa dans son voisinage illumina une seconde les gabions amoncelés sur le pont, deux hommes debout tout en haut, la blanche écume et les paquets d’eau verdâtre que fondait le bateau.

 

A l’extrémité du pont était assis, les jambes pendantes dans l’eau, un matelot en simple blouse en train de fendre quelque chose avec sa hache. En avant, par dessus Sébastopol, les mêmes feux passaient et de plus en plus violentes arrivaient jusque-là d’effroyables détonations. Le flot qui accourait de la mer déferla sur la partie droite du Pont et trempa les pieds de Volodia ; deux soldats, clapotant dans l’eau, passèrent près de lui.

Soudain un éclair accompagné d’un fracas illumina le pont devant eux, le chariot qui y était engagé et un homme à cheval. Des éclats en sifflant tombèrent dans l’eau, en la faisant jailiir en gerbes.

— Eh ! Mikhaïl Sémionitch ! dit le cavalier en arrêtant son cheval en face de Kozeltsov aîné, vous voilà donc complètement rétabli?

 

— Comme vous voyez. Et où Dieu vous conduit-il ?

— A la Siéviernaia chercher des cartouches. Je remplace aujourd’hui l’aide de camp du régiment… On attend un assaut d’heure en heure et il n’y a pas cinq cartouches par giberne. Excellente organisation !

— Et où est Martsov ?

— Hier il a eu le jambe emportée… dans la ville; il dormait chez lui… Peut-être que vous pourrez le voir, il est à l’ambulance.

— Le régiment est au cinquième, n’est-ce pas?

— Oui, il a relevéles M… Allez donc à l’ambulance ; il y a là des nôtres, on vous conduira.

— Oui, et mon petit logement à la Morskaia, est-il intact ?

— Ah ! mon père, il y a longtemps que les obus ont tout rasé. Vous ne reconnaîtrez plus la ville actuellement. Il ne s’y trouve plus une seule femme, plus un cabaret, plus de musique ; hier on a évacué le dernier établissement. A cette heure, c’est devenu d’un triste ! … Adieu ! L’officier continua sa route au pas de course.

 

Volodia fut pris subitement d’une peur terrible. Il croyait à tout instant qu’un boulet ou un éclat d’obus allait le frapper en plein front. Cette obscurité humide, ce fracas, surtout le grondement des flots, tout semblait l’avertir de ne pas aller plus loin, tout semblait lui dire que rien de bon ne l’attendait en cet endroit, qu’il ne mettrait jamais plus le pied sur la terre russe de ce côté-ci de la Rade, qu’il fallait revenir tout de suite en arrière et s’enfuir le plus loin possible de ces lieux terrifiants de la mort. « Mais il est peut-être déjà trop tard, mon sort est déjà réglé », se disait-il en frissonnant à cette pensée et aussi parce que l’eau avait percé ses bottes et qu’il avait les pieds mouillés.

Volodia soupira profondément et s’écarta un peu de son frère.
« Seigneur, est-ce possible que je sois tué, moi précisément ? Seigneur, ayez pitié de moi ! », dit-il tout bas en se signant.

— Allons, avançons, Volodia ! fit le frère aîné, au moment où le chariot passait le pont. Tu as vu la bombe? Ils croisèrent sur le pont des charrettes contenant des blessés, des gabions, l’une avec du mobilier qu’une femme conduisait.. De l’autre côté, personne ne les arrêta.

 

Rasant instinctivement les murs de la batterie Nicolas, les deux frères en silence et prêtant l’oreille au fracas des obus qui explosaient au-dessus de leurs tètes et au mugissement des éclats qui tombaient d’en haut, arrivèrent au lieu où se trouvait placée une Image.

Là ils apprirent que la cinquième batterie légère, à laquelle Volodia était affecté, était établie à la Korabelnaia ; ils décidèrent, malgré le danger, d’aller passer la nuit au cinquième bastion chez l’aîné pour se rendre le lendemain à la batterie. Après avoir tourné dans un corridor, enjambant des corps de soldats endormis étendus tout le long de la muraille, ils parvinrent enfin à l’ambulance.

 

 

XI

 

Pénétrant dans la première pièce garnie de couchettes où gisaient des blessés et qui était imprégnée de cette odeur d’hôpital, lourde et répugnante, ils croisèrent deux infirmières venant à leur rencontre.

L’une d’elles, âgée d’environ cinquante ans, les yeux noirs et l’air sévère, portait des bandages et de la charpie et donnait des ordres à un officier de santé, un jeune garçon qui la suivait. L’autre, une jeune fille d’une vingtaine d’années, très jolie, avec une figure de blonde, pâle et délicate, gardant un air de charmante détresse sous la coiffe blanche qui lui encadrait le visage, marchait, les mains dans les poches de son tablier, aux côtés de la plus âgée et semblait craindre de rester en arrière.
Kozeltsov leur demanda si elles ne savaient pas où se trouvait Martsov, qui, la veille, avait perdu une jambe.

— Il est du régiment de P., n’est-ce pas ? demanda l’infirmière la plus âgée. Il est donc votre parent ?

— Non, c’est mon camarade.

— Hum ! Accompagnez-les, dit-elle en français à la plus jeune. Par ici ! Et elle s’approcha d’un blessé avec l’officier de santé.

— Eh bien, allons ! Que regardes-tu donc ? dit Kozeltsov à son frère qui, les sourcils froncés, avec une expression douloureuse, contemplait les blessés sans pouvoir en détacher le regard. Viens donc.
Volodia suivit son frère, continuant à se retourner sans cesse et répétant toujours sans y penser :

— Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

— Sans doute, il est ici depuis peu, demanda l’infirmière à Kozeltsov en désignant Volodia qui, poussant des ah ! et des soupirs, les suivait par le corridor.

— Il vient seulement d’arriver.

 

La petite infirmière jeta un regard sur Volodia et se mit soudain à fondre en larmes.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quand tout cela finira-t-il ? dit-elle d’une voix fortement émue.
Ils entrèrent dans la salle des officiers. Martsov était étendu sur le dos, se faisant un oreiller de ses bras musclés, nus jusqu’au coude ; son visage jaunâtre était pareil à celui d’un homme qui serre les dents pour ne pas crier de douleur. Sa jambe valide, recouverte d’une chaussette, était sortie de la couverture et l’on voyait les orteils agités de mouvements convulsifs.

— Eh bien, comment vous trouvez-vous ? demanda l’infirmière, en relevant la tête un peu chauve du blessé et arrangeant l’oreiller de ses doigts minces et doux, à l’un desquels Volodia remarqua un anneau d’or. Voici des camarades qui viennent vous voir.

— Bien entendu, je souffre, dit-il avec irritation. Laissez ! C’est bien comme ça. Et les orteils dans sa chaussette tremblèrent davantage encore. Bonjour ! Quel est donc votre nom ? Excusez-moi, ajouta-t-il à l’adresse de Kozeltsov… Ah ! oui, pardon, on oublie tout, fit-il quand celui-ci lui eut dit son nom. Oui, j’ai habité avec toi, poursuivit-il en regardant interrogativement Volodia, sans d’ailleurs témoigner d’aucune satisfaction.

— C’est mon frère, arrivé aujourd’hui même de Pétersbourg.

— Hum ! Mais moi maintenant j’ai fini mon service avec pension entière, dit le malade en fronçant le sourcil. Oh ! que je souffre !.. Mieux vaudrait la fin bien vite.
Il agita sa jambe et, poussant comme un meuglement, se couvrit le visage de ses mains.

— Il faut le laisser, dit tout bas l’infirmière avec des larmes dans les yeux. Il est bien bas.

 

Les frères, étant à la Siéviernaia, avaient résolu de se rendre ensemble au cinquième bastion ; mais en sortant de la batterie Nicolas, ils convinrent tacitement de ne pas s’exposer inutilement au danger et de s’en aller chacun de son côté.

— Mais comment trouveras-tu ton chemin, Volodia, dit l’aîné. Ah ! oui, Nikolaiev te conduira à la Korabelnaia; moi, je m’en irai seul et nous nous reverrons demain.
Rien de plus ne fut dit entre les deux frères comme dernier adieu.

 

 

XII

 

Le tonnerre du canon continuait avec la même violence, mais la rue Catherine qu’avait prise Volodia, suivi de Nikolaiev silencieux, était complètement déserte et calme. Dans l’obscurité il ne distinguait qu’une large rue bordée des blanches murailles de grandes maisons en beaucoup d’endroits écroulées et le trottoir de pierre sous ses pieds ; de temps à autre il croisait des soldats et des officiers.

En suivant le côté gauche vers l’Amirauté, à la vive lueur d’un feu allumé derrière un mur, il aperçut les acacias bordant le trottoir avec leurs tuteurs peints en vert et leur triste feuillage couvert de poussière. Il entendait distinctement résonner ses pas et ceux de Nikolaiev derrière lui qui poussait des soupirs. Il ne pensait à rien. La jeune et jolie infirmière, le spectacle de la jambe de Martsov aux orteils convulsivement agités dans la chaussette, l’obscurité, les bombes, toutes ces images diverses de la mort passaient confusément dans son imagination.

 

Sa jeune âme impressionnable se contractait tout entière et était angoissée en face de la conscience qu’il avait de son isolement et de l’indifférence de tous à son sort à cet instant où le danger le menaçait. « Je serai tué, je vais être martyrisé, souffrir et personne ne me pleurera ! » Et c’est tout ce qui l’attendait au lieu de cette énergie active, de cette vie héroïque dont il avait fait de si beaux rêves.

Les obus explosaient et sifflaient de plus en plus près. Nikolaiev soupirait toujours de plus en plus, sans rompre le silence. En traversant le Petit Pont de la Korabelnaia , il vit un objet qui, avec un sifflement, plongeait dans la baie non loin de lui, éclairait un instant en pourpre les flots violets, disparaissait, puis projetait des paquets d’eau;

— Ah ! il ne veut donc pas crever ! dit Nikolaiev.

— En effet, répondit le jeune homme malgré lui étonné lui-même de sa voix mince, grêle et glapissante.
Ils croisèrent des brancardiers portant des blessés et des fourgons de régiments chargés de gabions, puis un régiment à la Korabelnaia ; des gens à cheval passaient près d’eux.

Parmi ces cavaliers il y avait un officier accompagné d’un cosaque. Il allait au trot, mais, apercevant Volodia, il arrêta son cheval tout près de lui, le dévisagea, détourna la tête et poursuivit sa route en fouettant sa monture. « Seul, je suis seul ! Ça leur est à tous bien égal que j’existe ou que je n’existe pas », pensa le pauvre garçon avec effroi et sérieusement il lui prit envie de pleurer.

Après avoir gravi une pente bordée d’une haute muraille blanche, il pénétra dans une rue formée de Petites maisons démolies que les obus ne cessaient d’éclairer. Une femme ivre et débraillée, qui sortait d’une porte basse en compagnie d’un marin, se heurta contre lui.

— C’est que, si c’est un noble… marmonna-t-elle. Pardon, Votre Noblesse, monsieur l’officier !

 

 

Le jeune Kozeltsov se sentit de plus en plus le cœur mal à l’aise : à l’horizon noir les éclairs se multipliaient, les bombes ne faisaient que siffler et exploser autour de lui.

Nikolaiev poussa de profonds soupirs et se mit à parler d’une voix qui parut à Volodia sortir du tombeau.

— Voilà, on s’est bien trop pressé de s’en aller de chez nous. Oui, il fallait partir et encore partir. Avait-on besoin de se hâter comme ça ! Il y en a des malins tant soit peu blessés, qui se dorlotent à l’ochpital. C’est très bien comme ça, on ne peut mieux.

— Mais qu’y faire, si mon frère est rétabli maintenant, répondit Volodia qui pensait qu’en parlant il chasserait les pénibles impressions qui l’envahissaient.

— Rétabli ! Je vous demande un peu. Il est archi-malade ! Ceux qui sont vraiment bien portants et ceux qui sont des malins, eh bien ! ils restent à l’ochpital par le temps qui court. Voyez un peu le beau plaisir ? Une jambe ou un bras de moins, et le tour est joué ! Ah ! le malheur est bien vite arrivé ! C’est déjà quelque chose ici, en ville, mais ce n’est rien à côté du baksion ; là, c’est une horreur ! Quand on marche, on ne fait que dire ses prières.

 

Entendez, cette canaille, comme elle fait dzinn à vos oreilles ! ajouta-t-il au bruit d’un éclat qui bourdonnait tout près d’eux. Et voilà à cette heure, qu’il me commande d’accompagner Votre Noblesse. Oui, on le sait bien ; ce qui est ordonné, il faut le faire ; mais le plus grave, c’est qu’on a laissé la charrette entre les mains de je ne sais quel soldat de rien du tout et les paquets sont défaits… Oui, va, qu’on me dit ; mais s’il y a quelque chose de perdu des effets, c’est Nikolaiev qui est responsable.

Après avoir fait encore quelques pas, ils arrivèrent à un espace libre. Nikolaiev gardait le silence et soupirait.

— La voilà, votre artillerie, Votre Noblesse ! dit-il soudain. Demandez au factionnaire, il vous renseignera.

Et Volodia, après avoir parcouru quelques pas, cessa d’entendre derrière lui soupirer Nikolaiev.
Il se sentit dès lors complètement, définitivement seul. La conscience qu’il avait d’être isolé en face du danger, devant la mort, pensait-il, était comme une lourde et froide pierre qui pesait sur son cœur. Il s’arrêta an milieu de l’esplanade, tourna la tête pour voir s’il y avait là quelqu’un, se prit la tête dans les mains et se murmura avec terreur : « Seigneur ! serais-je un lâche, un misérable, un vil, un ignoble lâche…

Moi qui rêvais avec joie, il y a si peu de temps, de mourir pour la patrie et pour le tsar, ne pourrais-je plus le faire avec honneur? Ah ! oui, je suis une malheureuse et pitoyable créature ! » Et Volodia, rempli d’un réel désespoir et d’un grand désenchantement de lui-même, demanda au factionnaire où était la maison du commandant de batterie et s’y rendit.

 

 

XIII

 

Le logis du commandant de batterie que lui indiqua le factionnaire était une petite maison à un étage avec entrée par la cour. A l’une des fenêtres aux vitres consolidées par du papier, la faible lueur d’une bougie filtrait. Un brosseur était assis sur le perron en train de fumer sa pipe. Il alla prévenir son maître et introduisit Volodia.

Dans la pièce, entre les deux fenêtres, sous un miroir brisé, se trouvait une table jonchée de papiers officiels, quelques chaises, un lit de fer garni de linge propre, avec une descente de lit.
Tout près de la porte se tenait debout un bel homme aux longues moustaches, un sergent-major, en ceinturon et capote, portant la croix de Saint-Georges et la médaille de Hongrie.

 

Dans la pièce allait et venait un officier d’état-major de petite taille, d’environ quarante ans, une joue enflée et bandée, vêtu d’un vieux manteau de drap fin.

— J’ai l’honneur de me présenter, le porte-enseigne Kozeltsov jeune, attaché à la cinquième batterie légère, dit en entrant Volodia comme une phrase apprise d’avance.
Le commandant de la batterie répondit à son salut sèchement et, sans présenter la main, l’invita à s’asseoir.

 

Volodia se laissa timidement tomber sur une chaise auprès du bureau et se mit à tourner entre ses doigts une paire de ciseaux qui se trouvait à sa portée, tandis que le commandant, les mains derrière le dos et la tête penchée, tout en jetant de temps à autre un regard sur les doigts qui jouaient avec les ciseaux, continuait sa promenade silencieuse avec l’air de quelqu’un qui cherche à se rappeler un souvenir.

Le commandant était un petit homme assez replet, avec une large calvitie sur le sommet du crâne, d’épaisses moustaches, tombant tout droit et cachant la bouche, de grands et agréables yeux bruns. Il avait de belles mains potelées et très propres, des pieds tournés en dehors qui se posaient sur le sol avec assurance et une certaine élégance, indiquant ainsi que cet homme n’était pas un timide.

 

— Oui, dit-il en se plantant devant le sergent-major, il faudra, à partir de demain, donner en plus un garnets à chaque cheval de caisson ; ils sont vraiment trop maigres. Qu’en penses-tu ?

— En effet, ça se peut, Votre Haute Noblesse ! L’avoine est un peu moins chère maintenant, répondit le sous-officier en agitant les doigts de ses mains qu’il tenait sur la couture du pantalon et qui avaient bien envie d’accompagner d’un geste la conversation. Et puis il y a Franchouk, notre fourrageur, qui m’a envoyé un mot depuis les convois du train, Votre Haute Noblesse ; il dit qu’il faut absolument y acheter des essieux : ils sont bon marché, prétend-on. Vous plaît-il de donner des ordres ?

— Bien, qu’il en achète : il a de l’argent. Le commandant reprit sa promenade. Et où sont vos effets ? demanda-t-il soudain à Volodia en s’arrêtant en face de lui.

 

Le pauvre jeune homme était tellement possédé par la pensée qu’il était un lâche que, dans chaque regard et dans chaque parole, il découvrait du mépris à l’égard du lamentable peureux qu’il était. Il lui sembla que le commandant avait déjà pénétré son secret et qu’il se raillait de lui. Il répondit, confus, que ses affaires étaient à la Grafskaia et que son frère lui avait promis de les lui faire parvenir le lendemain.

Le chef ne le laissa pas achever et se tournant vers le sergent-major, demanda :

— Où allons-nous loger l’enseigne?

— L’enseigne ? reprit le sous-officier qui augmenta encore le trouble de Volodia en lui lançant un regard furtif semblant dire : « Un enseigne ? Est-ce la peine de le caser quelque part? » Mais, voyez, en bas, Votre Haute Noblesse, chez le capitaine en second, Sa Noblesse peut se loger ; et, réfléchissant un peu, il ajouta : Le capitaine est actuellement au baksion, si bien que son lit de camp est vide.

— Eh bien, voulez-vous y aller en attendant ? dit le commandant de batterie. Vous êtes sans doute fatigué et demain on vous installera mieux.

Volodia se leva et s’inclina.

— Ne voulez-vous pas prendre le thé ? proposa le chef, au moment où l’autre allait sortir. On peut apporter le samovar.

 

Volodia remercia en saluant et sortit. Le brosseur du lieutenant-colonel le conduisit au rez-de-chaussée et l’introduisit dans une pièce nue et malpropre où traînaient mille objets hétéroclites et où il y avait un lit de fer sans draps ni couvertures. Sur le lit dormait, couvert d’un ample manteau, un homme vêtu d’une chemise rose.

Volodia le prit pour un soldat.

— Piotre Nikolaïtch ! dit le brosseur en secouant par l’épaule le dormeur. L’enseigne va coucher ici… C’est notre junker, ajouta-l-il à l’adresse de Volodia.

— Ah ! ne vous dérangez pas, je vous prie, fit ce dernier. Mais le junker, un jeune homme, de haute taille, bien bâti, avec une physionomie régulière mais absolument inintelligente, se leva du lit, jeta le manteau sur ses épaules et évidemment encore tout ensommeillé, sortit.

— Ça ne fait rien, je dormirai bien dehors, murmura-t-il.

 

 

XIV

 

Resté seul avec ses pensées, Volodia ressentit tout d’abord un profond dégoût en face de la confusion et de la désolation où se trouvait plongée son âme. Il avait envie de s’endormir et d’oublier tout ce qui l’entourait et lui-même en premier lieu. Il souffla sa bougie, s’étendit sur le lit et, quittant sa capote, s’en recouvrit entièrement la tête afin d’échapper à sa terreur de l’obscurité qu’il avait gardée depuis l’enfance. Soudain l’idée lui vint qu’une bombe pouvait arriver, défoncer le toit et le tuer. Il prêta l’oreille ; juste au-dessus de sa tête retentissaient les pas du commandant.

« D’ailleurs, s’il en tombe une, pensa-t-il, elle tuera d’abord là-haut, puis moi ensuite ; tout au moins, je ne serai pas tué seul. » Cette pensée le rassura quelque peu ; il se mit à s’assoupir. « Et si tout d’un coup pendant la nuit Sébastopol était pris et si les Français faisaient irruption ici ? Avec quoi me défendrais-je ? » Il se leva et fit quelques pas dans la pièce. La terreur d’un danger réel avait étouffé sa peur mystérieuse de l’obscurité. Il ne trouva autour de lui, comme objets résistants, qu’une selle et un samovar.

 

« Je suis un misérable, un lâche, un abominable lâche ! » pensa-t-il soudain et encore une fois il fut saisi d’un violent sentiment de mépris, de dégoût même pour sa propre personne. Il se recoucha et essaya de ne pas penser. Alors les impressions de la journée repassèrent malgré lui dans son imagination au milieu du fracas ininterrompu du bombardement qui faisait trembler les vitres de l’unique fenêtre de la chambre, lui rappelant de nouveau le danger qu’il courait.

Il voyait comme en rêve tantôt des blessés et du sang, tantôt les bombes et les éclats d’obus volant à travers la pièce, tantôt la jeune et jolie infirmière qui le pansait lui, frappé à mort et versait sur lui des larmes, tantôt sa propre mère qui l’accompagnait à la ville et priait avec ferveur en pleurant devant l’icône miraculeuse et une fois encore le sommeil lui devenait impossible. Soudain la pensée d’un Dieu tout puissant et bon qui peut tout et entend la prière de chacun se présenta nettement à son esprit. Il se mit à genoux, fit le signe de la croix et joignit les mains comme on lui avait appris à le faire dans son enfance. Et ce geste réveilla en lui un sentiment consolateur depuis longtemps oublié.

 

« Si je dois mourir, si je dois disparaître, fais cela, Seigneur, se dit-il, fais-le au plus vite ; mais si j’ai besoin d’un courage, si j’ai besoin d’une fermeté qui me manquent, accorde-les moi et épargne-moi la honte et le déshonneur que je ne saurais supporter ; enseigne-moi ce que je dois faire pour accomplir ta volonté. »

Cette âme enfantine, terrifiée, encore, dans les langes, devint subitement virile, plus sereine, aperçut des horizons nouveaux, larges et lumineux. Il pensa encore à bien des choses, passa encore par bien des impressions diverses pendant le court espace de temps que durèrent ces sentiments nouveaux et il s’endormit bien vite d’un sommeil insouciant et calme, au bruit du fracas qui durait toujours, du grondement du bombardement et du tintement des vitres ébranlées.

 

Seigneur puissant ! toi seul, sais et as entendu ces prières ardentes, simples et désespérées de l’ignorance, du trouble repentir ou de la douleur qui montaient vers toi de ce lieu terrible de la mort, depuis celles du général qui, une seconde auparavant, songeait à son déjeuner ou à obtenir la cravate de Saint-Georges, et qui sentait avec terreur ton approche, ô mort, jusqu’à celles du soldat épuisé de fatigue et de faim, plein de poux, étendu sur le sol nu de la batterie Nicolas et qui te demandait de lui accorder la récompense qu’il pressentait confusément pour toutes ces souffrances imméritées ! Oui, tu n’as pas cessé d’écouter les supplications de tes enfants ; tu leur envoies partout ton ange consolateur, qui verse dans l’âme la patience, le sentiment du devoir et le soulagement de l’espérance.

 

continuer ici , Sébastopol en Aout , partie B > 

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Léon Tolstoï – Sébastopol en Aout 1855

Livre: Les Récits de Sébastopol

Histoire de guerre – Nouvelle

Texte intégral traduit en français

Littérature russe

 

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