ISAAC ASIMOV Texte Nouvelle SALLY Intelligence Artificielle

Isaac Asimov

Asimov – Histoires sur l’intelligence artificielle – AI

 Isaac Asimov
 Sally

(en anglais: Sally )

(1953)

 

Texte intégral en français

Nouvelles de science-fiction

Texte complet traduit en français

Littérature de science-fiction américaine

 

La nouvelle d’Isaac Asimov intitulé “Sally”, publié en 1953, abordait déjà le thème des voitures automatisées et de l’intelligence artificielle, si actuels aujourd’hui.

Sally est une voiture intelligente, consciente et a une personnalité propre. Avec d’autres voitures elle est se trouve dans ce qui ressemble à une maison de retraite, tenue par Jack. Ce dernier reçoit la proposition d’un businessman, Mr. Gellhorn, de vendre le cerveau des voitures, devenues ses amies…

L’originalité de cette nouvelle repose sur la considération des voitures en tant que personnes réelles et donc personnages à part entière. Elles ont des personnalités différentes et un caractère visible sans être appuyé à l’excès.

Vous pouvez lire ci-dessous le texte intégral de la nouvelle de science fiction ” Sally ” de Isaac Asimov traduite en français.

La version anglaise originale de l’histoire ” Sally ” (en anglais: Sally ) d’Isaac Asimov est disponible sur yeyebook.com en cliquant ici.

Dans le menu en haut ou à côté, vous trouverez l’histoire de science-fiction d’Isaac Asimov “ Sally ” traduit en d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et de bonne ami.

 

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 Isaac Asimov

 Sally

 

Littérature fantastique

Nouvelle sur l’intelligence artificielle

Texte intégral traduit en français

 

         Sally arrivait par la route du lac, alors je lui fis signe et l’appelai par son nom. J’aimais toujours voir Sally. Je les aimais toutes, comprenez-moi bien, mais Sally était la plus jolie. Cela ne faisait aucun doute.

Elle accéléra un peu quand j’agitai la main. Sans rien perdre de sa dignité, elle n’était pas comme ça. Elle arriva simplement un peu plus vite, pour montrer qu’elle était heureuse de me voir aussi.

Je me tournai vers l’homme debout à côté de moi.

— Voilà Sally, lui dis-je.

Il me sourit et hocha la tête. Mrs Hester l’avait amené en disant :

— Voilà M. Gelhorn, Jake. Vous vous souvenez, il a écrit pour demander un rendez-vous.

 

Elle faisait la conversation, c’est tout. J’ai un million de choses à faire à la Ferme et je ne peux vraiment pas perdre mon temps à m’occuper du courrier. C’est pourquoi j’ai Mrs Hester.

Elle habite à côté et elle sait très bien veiller à toutes les stupidités, sans venir à tout propos me déranger avec ces détails. Et, surtout, elle aime Sally et les autres. Certaines personnes ne les aiment pas.

— Heureux de vous voir, M. Gelhorn, dis-je.

— Raymond J. Gelhorn, fit-il en me tendant sa main que je pris, serrai et lui rendis.

C’était un type assez grand, une demi-tête de plus que moi, et plus large, aussi. Il devait avoir la moitié de mon âge, la trentaine. Il avait des cheveux noirs plaqués avec la raie au milieu, et une fine moustache très soigneusement taillée.

Sa mâchoire s’élargissait au-dessous des oreilles, ce qui donnait l’impression qu’il souffrait des oreillons. Il aurait été parfait pour jouer les méchants à la vidéo, ce qui me fit juger qu’il devait être un brave homme. Et ce qui prouve que la vidéo ne peut pas se tromper à tous les coups.

 

— Jacob Folkers, répondis-je. Que puis-je pour vous ?

Il me sourit. C’était un large sourire, montrant des dents blanches.

— Vous pourriez me parler un peu de votre Ferme que voici, si ça ne vous dérange pas trop.

J’entendis Sally arriver derrière moi et je tendis la main. Elle se glissa dessous et je sentis l’émail dur et lisse de son aile, tout tiède.

— Une belle automatobile, estima Gelhorn.

C’était une façon de parler. Sally était une décapotable de 2045 avec un moteur positronique Hennis-Carleton et un châssis Armat. Elle avait la ligne la plus belle, la plus élancée que j’aie jamais vue. Je connaissais pourtant tous les modèles, sans exception.

Depuis cinq ans, elle était ma préférée et je lui avais consacré et ajouté tout ce que je pouvais rêver. Pendant ce temps, il n’y avait jamais eu un être humain derrière son volant.

Pas une seule fois.

 

— Sally, dis-je en la caressant tendrement, je te présente M. Gelhorn.

Le ronronnement des cylindres de Sally monta d’un ton. Je tendis l’oreille avec attention, pour guetter le moindre bruit insolite. Depuis quelque temps, j’entendais cogner le moteur de presque toutes les voitures, et le changement d’essence n’y avait pas fait grand bien. Toutefois, Sally tournait aussi rond que sa peinture était lustrée.

— Vous donnez des noms à toutes vos voitures ? demanda Gelhorn.

Il paraissait amusé et Mrs Hester n’aime pas les gens qui ont l’air de se moquer de la Ferme. Elle répliqua avec vivacité :

— Certainement. Les voitures ont chacune leur personnalité, n’est-ce pas ? Les coupés sont tous masculins, et les décapotables féminines.

Gelhorn souriait de nouveau.

 

— Est-ce que vous leur faites faire garage à part ?

Mrs Hester le foudroya du regard. Gelhorn s’adressa à moi :

— Et maintenant, M. Folkers, est-ce que je pourrais vous parler en particulier ?

— Ça dépend. Êtes-vous journaliste ?

— Non, monsieur. Je suis agent de ventes. La conversation que nous aurons ne donnera lieu à aucune publication. Je puis vous assurer que je tiens à ce qu’elle reste strictement privée.

Nous descendîmes sur le chemin. Mrs Hester s’éloigna. Sally nous suivit.

— Cela ne vous ennuie pas que Sally nous accompagne, n’est-ce pas ? demandai-je.

— Pas du tout. Elle ne peut pas répéter ce que nous dirons, hein ?

Il rit de sa propre plaisanterie et frictionna la calandre de Sally. Elle emballa son moteur et Gelhorn retira vivement sa main.

— Elle n’est pas habituée aux étrangers, expliquai-je.

 

Asimov – Sally

 

Nous nous assîmes sur le banc, sous le grand chêne, d’où nous pouvions admirer le circuit privé de l’autre côté du lac. C’était l’heure chaude de la journée et les voitures étaient sorties en force, au moins trente d’entre elles.

Même de loin je pus voir que Jeremiah jouait à son petit jeu habituel, en arrivant subrepticement derrière un ancien modèle sérieux, pour accélérer d’un coup et doubler à toute vitesse en faisant hurler ses freins exprès. Deux semaines plus tôt, il avait fait dégager de l’asphalte le vieil Angus, et j’avais dû sévir, en coupant son moteur pendant deux jours.

Cela n’avait servi à rien, hélas, et il fallait croire qu’il n’y avait rien à faire. Jeremiah est un modèle de sport et ils sont tous des têtes brûlées.

 

— Eh bien, M. Gelhorn, fis-je, si vous me disiez pourquoi vous voulez ces renseignements ?

Mais il regardait simplement autour de lui.

— C’est un endroit ahurissant, M. Folkers.

— J’aimerais bien que vous m’appeliez Jake. Comme tout le monde.

— D’accord, Jake. Combien de voitures avez-vous ici ?

— Cinquante et une. Nous en recevons une ou deux neuves, chaque année. Une année, nous en avons eu cinq. Nous n’en avons encore perdu aucune. Elles sont toutes en parfait état de marche. Nous avons même une Mat-O-Mot de 2015 en état de marche. Une des premières automatiques. Elle a été la première de l’écurie.

 

Ce bon vieux Matthew. À présent, il restait presque toute la journée au garage mais aussi, il était le grand-papa de toutes les voitures à moteur positronique. C’était au temps où les aveugles de guerre, les paraplégiques et les chefs d’État étaient les seuls à conduire des automatiques. Mais Samson Harridge était mon patron, et assez riche pour s’en procurer une. À l’époque, j’étais son chauffeur.

Cette pensée me donne l’impression d’être vieux. Je me souviens du temps où pas une automobile au monde n’était assez intelligente pour retrouver son chemin et rentrer seule à la maison.

J’étais le chauffeur de gros tas de mécaniques mortes qui avaient besoin à tout instant de la main d’un homme à leurs commandes. Ces machines-là avaient l’habitude de tuer chaque année des milliers de personnes.

 

Les automatiques avaient réglé ce problème. Un cerveau positronique réagissait beaucoup plus vite qu’un cerveau humain, naturellement, et payait les gens pour qu’ils ne touchent pas aux commandes. On montait, on tapait sa destination et on laissait la voiture prendre le chemin qu’elle voulait.

Nous trouvons cela tout naturel, aujourd’hui mais je me rappelle les premières lois obligeant les vieilles machines à quitter les grandes routes, et limitant leur utilisation aux automatiques. Dieu, quel tollé !

On traitait l’affaire de tous les noms, communiste ou fasciste… mais les routes furent dégagées et le massacre arrêté, tandis que des personnes de plus en plus nombreuses allaient et venaient sans problème, à la nouvelle manière.

 

Naturellement, les automatiques étaient de dix à cent fois plus chères que les voitures à conduite manuelle, et peu de gens avaient les moyens de s’offrir un véhicule particulier. L’industrie se spécialisa dans la construction d’omnibus automatiques.

Vous pouviez appeler une compagnie et en avoir un qui s’arrêtait devant votre porte en quelques minutes, pour vous emmener où vous vouliez. En général, on se trouvait en compagnie d’autres personnes allant dans la même direction, mais quel mal y avait-il à cela ?

Cependant, Samson Harridge avait une voiture particulière et, le jour de son arrivée, j’allai trouver le patron. La voiture n’était pas Matthew pour moi, alors. Je ne savais pas qu’elle allait devenir un jour le doyen de la Ferme. Je savais seulement qu’elle me volait mon emploi et je la détestais.

J’ai dit :

— Vous n’allez plus avoir besoin de moi, M. Harridge ?

— Qu’est-ce que vous racontez, Jake ? Vous ne pensez quand même pas que je vais confier ma personne à une mécanique comme ça ? Vous allez rester au volant !

— Mais ça marche tout seul, M. Harridge. Ça examine la route, ça réagit correctement aux obstacles, aux êtres humains et aux autres voitures, ça se souvient des itinéraires.

— C’est ce qu’on dit, Jake, c’est ce qu’on dit. Mais, malgré tout, vous allez vous mettre au volant, au cas où quelque chose irait de travers.

 

C’est drôle, comme on peut en venir à aimer une voiture. En un rien de temps, je l’appelais Matthew et je passais tout mon temps à la lustrer et à régler son moteur.

Un cerveau positronique reste en meilleur état quand il a, à tout instant, le contrôle de son châssis, ce qui fait que ça vaut vraiment la peine de garder le réservoir plein en permanence, pour que le moteur puisse tourner au ralenti, jour et nuit. Avec un peu de pratique, je parvins à savoir comment se sentait Matthew rien qu’au bruit de son moteur.

À sa façon, Harridge finit par avoir de l’affection pour Matthew, lui aussi. Il n’avait personne d’autre à aimer. Il avait divorcé, ou survécu à trois femmes, et il vécut plus vieux que ses cinq enfants et ses trois petits-enfants.

Ce qui fait qu’à sa mort, on n’a pas été tellement étonné de le voir léguer toute sa fortune à une Ferme pour les Automobiles à la retraite, avec moi à sa tête, et Matthew comme premier membre d’une lignée distinguée.

 

Asimov – Sally

 

C’est devenu toute ma vie. Je ne me suis jamais marié. On ne peut pas être marié et soigner en même temps des automatiques comme elles doivent l’être.

Les journaux ont trouvé ça drôle mais, au bout d’un moment, ils ont cessé de s’en moquer. Il y a des choses qui ne prêtent pas à la plaisanterie.

Vous n’avez peut-être jamais eu les moyens de posséder une automatique, et vous n’en aurez peut-être jamais ; mais croyez-moi, on finit par les aimer. Elles sont dures au travail et affectueuses. Il faudrait être un homme sans cœur pour en maltraiter une, ou supporter d’en voir une maltraitée.

 

C’en est venu au point que lorsqu’un homme avait eu une automatique depuis un certain temps, il prenait des dispositions pour qu’elle aille à la Ferme, s’il n’avait pas d’héritier sur qui il pouvait compter pour en prendre soin.

J’expliquai tout cela à Gelhorn.

— Cinquante et une voitures ? s’exclama-t-il. Cela représente-beaucoup d’argent !

— Cinquante mille minimum par automatique, comme investissement initial, lui dis-je. Elles doivent valoir bien plus que ça, maintenant. J’ai fait des choses pour elles.

— Il doit falloir beaucoup d’argent pour faire marcher la Ferme.

— Vous pouvez le dire. La Ferme est une organisation sans but lucratif, ce qui nous vaut des réductions d’impôts et, naturellement, les nouvelles automatiques qui nous arrivent viennent avec leur dot, généralement une petite fortune, placée en fidéicommis. Malgré tout, les frais ne cessent d’augmenter. Je dois veiller à l’entretien des jardins, remplacer continuellement l’asphalte de la piste ou le réparer. Il y a l’essence, l’huile, les réparations, les gadgets. Ça n’en finit plus.

— Et vous y avez consacré beaucoup de temps ?

— C’est sûr, M. Gelhorn. Trente-trois ans.

— Vous ne semblez pas y gagner grand-chose pour vous-même.

— Ah non ? Vous m’étonnez, M. Gelhorn. J’ai Sally et les cinquante autres. Regardez-la !

 

Je riais. Je ne pouvais m’en empêcher. Sally était si propre, ça faisait presque mal. Un insecte avait dû mourir sur son pare-brise ou un grain de poussière était tombé, alors elle se mettait au travail. Un petit tube était sorti et aspergeait la vitre de Tergosol.

Le produit s’étalait sur la pellicule de silicone de la surface et, aussitôt, de petits balais-éponges se mettaient en place pour chasser l’eau dans la petite rainure qui la faisait couler par terre. Pas une goutte n’éclaboussa son capot vert pomme. Balais et tube de détergent rentrèrent et disparurent.

— Je n’ai jamais vu une automatique faire ça ! s’écria Gelhorn.

 

— Non, sans doute. C’est un système que j’ai installé spécialement sur nos voitures. Elles sont propres. Elles n’arrêtent pas de polir leurs vitres. Ellesaiment ça. J’ai même équipé Sally de lances lustrantes. Elle se lustre tous les soirs, jusqu’à ce qu’on puisse se voir dans n’importe laquelle de ses parties, Pour se raser comme devant une glace. Si j’arrive à trouver l’argent, j’en équiperai les autres filles. Les décapotables sont très coquettes.

— Je peux vous dire comment trouver de l’argent, si ça vous intéresse.

— Ça m’intéresse toujours. Comment ?

— N’est-ce pas évident, Jake ? N’importe laquelle de vos voitures vaut cinquante mille minimum, vous avez dit. Je parie que la plupart dépassent les six chiffres.

— Et alors ?

— Vous n’avez jamais pensé à en vendre quelques-unes ?

Je secouai la tête.

 

— Vous ne le comprendrez peut-être pas, M. Gelhorn, mais je ne peux en vendre aucune. Elles appartiennent à la Ferme, pas à moi.

— L’argent reviendrait à la Ferme.

— Les statuts de la Ferme stipulent que les voitures reçoivent des soins à perpétuité. Elles ne peuvent être vendues.

— Et les moteurs, alors ?

— Je ne vous comprends pas.

Gelhorn changea de position et sa voix se fit confidentielle.

— Écoutez, Jake, laissez-moi vous expliquer la situation. Il y a un important marché pour les automatiques particulières, si elles pouvaient être construites à des prix assez bas. D’accord ?

— Ce n’est un secret pour personne.

— Et le moteur représente quatre-vingt-quinze pour cent du prix. D’accord ? Or, je sais où trouver un stock de carrosseries. Je sais aussi où je peux vendre des automatiques à un bon prix, vingt ou trente mille pour les modèles meilleur marché, cinquante à soixante mille les plus luxueux. Tout ce qu’il me faut, c’est des moteurs. Vous voyez la solution ?

— Non, M. Gelhorn.

 

Je la voyais très bien, mais je ne voulais pas le lui dire.

— Ça devrait vous sauter aux yeux. Vous en avez cinquante et une. Vous êtes un mécanicien expert en automatobiles, Jake. Vousdevez l’être. Vous pourriez démonter un moteur et le placer sur une autre voiture et personne ne remarquerait la différence.

— Ce ne serait pas très moral.

— Vous ne feriez pas de mal aux voitures. Vous rendriez un service. Utilisez vos plus vieilles voitures. Utilisez cette vieille Mat-O-Mot.

— Allons, allons, M. Gelhorn, un moment. Les moteurs et les carrosseries ne sont pas deux choses séparées. C’est une unité. Ces moteurs sont habitués à leur propre carrosserie. Ils ne seraient pas heureux sur une autre voiture.

— Bon, d’accord, je veux bien. Vous avez parfaitement raison, Jake. Ce serait comme si je prenais votre cerveau pour le mettre dans le crâne de quelqu’un d’autre. Oui ? Vous pensez que vous n’aimeriez pas ça ?

— Je ne crois pas que ça me plairait, en effet.

 

— Mais si je prenais votre cerveau pour le mettre dans le corps d’un jeune athlète ? Hein, Jake ? Vous n’êtes plus un jeunot. Si vous aviez le choix, est-ce que vous n’aimeriez pas avoir de nouveau vingt ans ? C’est ce que j’offre à certains de vos moteurs positroniques. Ils seront placés dans des carrosseries neuves, de 57. Les tout derniers modèles.

J’éclatai de rire.

— Ça ne tient guère debout, M. Gelhorn. Certaines de nos voitures sont vieilles, peut-être, mais elles sont bien soignées. Personne ne les conduit. Elles ont le droit de faire ce qu’elles veulent. Elles sont à la retraite, M. Gelhorn. Je ne voudrais pas d’un corps de vingt ans si, pour cela, je devais creuser des tranchées pendant tout le restant de ma nouvelle vie, sans jamais avoir assez à manger… Qu’est-ce tu en penses, Sally ?

 

Les deux portières de Sally s’ouvrirent et se refermèrent avec un claquement étouffé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Gelhorn.

— C’est le rire de Sally.

Il se força à sourire. Ilpensait sûrement que je plaisantais, que c’était une mauvaise blague. Il insista :

— Soyez raisonnable, Jake. Les voitures sont faites pour être conduites. Elles ne sont probablement pas heureuses si on ne les conduit pas.

— Sally n’a pas été conduite depuis cinq ans. Elle m’a l’air assez heureuse.

— Je me le demande !

Il se leva et marcha lentement vers Sally.

— Alors, Sally, qu’est-ce que tu dirais de faire un petit tour ?

Le moteur de Sally s’emballa. Elle recula.

— Ne la bousculez pas, M. Gelhorn, conseillai-je. Elle est assez nerveuse.

 

Asimov – Sally

 

Il y avait deux coupés, à une centaine de mètres sur la route. Ils s’étaient arrêtés. Peut-être observaient-ils la scène, à leur façon. Je ne m’occupai pas d’eux. J’avais l’œil sur Sally et je l’y gardai.

— Du calme, doucement, Sally, dit Gelhorn.

Il bondit et saisit la poignée de la portière. Elle ne bougea pas, naturellement.

— Ça s’est ouvert il y a une minute ! cria-t-il.

— Verrouillage automatique, dis-je. Elle tient beaucoup à préserver son intimité, Sally.

Il lâcha la porte et déclara, en insistant sur chaque mot :

— Une voiture qui tient à préserver son intimité ne devrait pas se promener avec sa capote baissée.

 

Il recula de trois ou quatre pas, puis, rapidement, si vite que je ne pus l’arrêter, il courut et sauta dans la voiture. Il prit Sally par surprise parce que, en tombant assis, il coupa le contact avant qu’elle puisse le verrouiller.

Pour la première fois depuis cinq ans, le moteur de Sally s’arrêta.

Je crois que je poussai un cri, mais Gelhorn avait tourné la manette sur « Manuel » et l’avait verrouillée ainsi. Il mit le moteur en marche. Sally se ranimait mais elle n’avait plus aucune liberté d’action.

Il démarra. Les coupés étaient encore là. Ils se retournèrent et s’en allèrent, pas très vite. Je suppose que tout cela devait constituer une énigme pour eux.

L’un d’eux était Giuseppe, d’une usine de Milan, et l’autre Stephen. Ils ne se quittaient pas. Ils étaient tous deux nouveaux à la Ferme, mais ils étaient là depuis assez longtemps pour savoir que nos voitures n’avaient tout simplement pas de conducteurs.

 

Gelhorn continua de filer tout droit et quand les coupés s’enfoncèrent finalement dans la tête que Sally n’allait pas ralentir, qu’elle ne pouvait pas ralentir, il était trop tard pour autre chose que les mesures désespérées.

Ils s’écartèrent à toute vitesse, un de chaque côté, et Sally passa entre eux comme une fusée. Steve renversa la barrière du bord du lac et s’arrêta dans l’herbe à quelques centimètres, à peine, du bord de l’eau. Giuseppe cahota sur le bas-côté opposé et finit par stopper en frémissant.

Je ramenai Steve sur la chaussée et j’étais en train de l’examiner pour voir si la barrière lui avait fait du mal quand Gelhorn revint.

 

Il ouvrit la portière de Sally et mit pied à terre. Penché à l’intérieur, il coupa une seconde fois le contact.

— Et voilà, dit-il. Je pense que je lui ai fait beaucoup de bien.

Je maîtrisai ma colère.

— Pourquoi avez-vous foncé entre les coupés ? Il n’y avait aucune raison !

— Je m’attendais à les voir s’écarter.

— C’est ce qu’ils ont fait. Celui-là est passé à travers la barrière.

— Je suis navré, Jake. Je pensais qu’ils s’écarteraient plus vite que ça. Vous savez ce que c’est. J’ai pris des tas de bus mais je ne suis monté que deux ou trois fois dans ma vie dans une automatique, et c’était la première fois que j’en conduisais une.

C’est pour vous dire ! Ça m’a monté à la tête, d’en conduire une, et pourtant je ne me laisse pas impressionner facilement. Tenez, je vais vous dire, nous n’avons pas besoin de descendre à moins de vingt pour cent au-dessous du prix de la liste pour toucher un marché intéressant, et ce serait quatre-vingt-dix pour cent de bénéfice.

 

— Que nous partagerions ?

— Moitié-moitié. Et c’est moi qui prends les risques, ne l’oubliez pas.

— Très bien. Je vous ai écouté. Maintenant écoutez-moi, dis-je en élevant la voix, parce que j’étais vraiment trop en colère pour rester poli plus longtemps. Quand vous coupez le moteur de Sally, vous lui faites mal. Ça vous plairait d’être assommé et de perdre connaissance ? C’est ce que vous faites à Sally, quand vous lui coupez le contact.

— Vous exagérez, Jake. Les automatobus ont leur moteur arrêté tous les soirs.

— Bien sûr, et c’est pour ça que je ne veux pas de mes garçons et filles dans vos luxueuses carrosseries de 57, où je ne sais pas comment ils seront traités. Les bus ont besoin d’importantes réparations de leurs circuits positroniques, environ tous les deux ans. Les circuits du vieux Matthew n’ont pas été touchés depuis vingt ans. Qu’est-ce que vous pouvez m’offrir de comparable à ça ?

 

— Allons, vous êtes énervé, en ce moment. Réfléchissez donc à tête reposée à ma proposition, et reprenez contact avec moi, hein ?

— C’est tout réfléchi. Si jamais je vous revois, j’appelle la police.

La bouche de Gelhorn devint dure, mauvaise.

— Minute, vieux débris !

— Minute vous-même ! Vous êtes ici dans une propriété privée et je vous ordonne de déguerpir.

Il haussa les épaules.

— Bon, bon, alors au revoir.

— Mrs Hester vous raccompagnera. Et il n’y a pas d’au revoir. C’est adieu.

 

Asimov – Sally

 

Mais ce ne fut pas un adieu. Je le revis deux jours plus tard. Deux jours et demi, plutôt, car il était près de midi quand je l’avais vu la première fois et un peu après minuit la deuxième.

Je m’assis dans mon lit quand il alluma, en clignant des yeux jusqu’à ce que je me fasse une idée de ce qui se passait. Une fois que je vis clair, je n’eus pas besoin de beaucoup d’explications. D’aucune, même.

Il avait un pistolet dans la main droite, le vilain petit canon-aiguille tout juste visible entre deux doigts. Je savais qu’il lui suffirait d’augmenter la pression de sa main pour que je sois mis en pièces.

— Habillez-vous, Jake, dit-il.

Je ne bougeai pas. Je le dévisageai simplement.

— Écoutez, Jake, je connais la situation. Je vous ai rendu visite il y a deux jours, souvenez-vous. Je sais que vous n’avez pas de gardiens, ici, pas de clôtures électrifiées, pas de système d’alarme. Rien.

— Je n’en ai pas besoin. En revanche, rien ne vous empêche de partir, M. Gelhorn. À votre place, c’est ce que je ferais. Cet endroit peut devenir très dangereux.

 

Il rit un peu.

— Il l’est, pour quelqu’un qui est du mauvais côté d’un pistolet de poing.

— Je le vois. Je sais que vous en avez un.

— Alors grouillez-vous ! Mes hommes attendent.

— Non, monsieur. Pas si vous ne me dites pas ce que vous voulez, et même alors, il n’est pas sûr que je bouge.

— Je vous ai fait une proposition, avant-hier.

— La réponse n’a pas changé. C’est non.

— Des détails ont été ajoutés à la proposition. Je suis venu ici avec des hommes et un automatobus. Vous avez une chance de venir avec moi et de démonter vingt-cinq des moteurs positroniques. Les vingt-cinq que vous voudrez, ça m’est égal. Nous les chargerons dans le bus et les emporterons. Une fois qu’ils auront trouvé acquéreur, je vous ferai parvenir votre part de l’argent.

— Pour ça, j’ai votre parole, je suppose ?

Il n’eut pas l’air de penser que je parlais ironiquement.

— Vous l’avez.

— Non, dis-je.

 

— Si vous vous entêtez à dire non, nous ferons ça à notre manière. Je démonterai les moteurs moi-même, seulement moi, je démonterai tous les cinquante et un. Tous, autant qu’ils sont.

— Ce n’est pas facile de démonter des moteurs positroniques, M. Gelhorn. Êtes-vous un expert de la robotique ? Et même si vous l’êtes, vous savez, ces moteurs ont été modifiés par mes soins.

— Je sais, Jake. Et à dire vrai, je ne suis pas un expert. Je risque d’endommager pas mal de moteurs en essayant de les démonter. C’est pourquoi il me faudra travailler à tous les cinquante et un, si vous refusez de m’aider.

Parce que je risque de n’en avoir que vingt-cinq, une fois que j’aurai fini. Les premiers que je vais attaquer seront probablement ceux qui souffriront le plus. En attendant que je me fasse la main, voyez-vous. Et si je dois faire ça moi-même, je crois que je commencerai par Sally.

 

— Je ne peux pas croire que vous parlez sérieusement, M. Gelhorn.

— Je parle très sérieusement, Jake, dit-il. (Et il prit un temps pour que ça pénètre bien dans mon esprit 🙂 Si vous voulez m’aider, vous pouvez garder Sally. Autrement, elle risque de beaucoup souffrir. Je regrette.

— Je vais vous accompagner mais je vous donne un dernier avertissement. Vous aurez des ennuis, M. Gelhorn.

Il trouva la chose très drôle. Il riait encore tout bas quand nous descendîmes ensemble.

Un automatobus attendait à l’entrée de l’allée des garages. L’ombre de trois hommes se dessinait à côté, et leurs faisceaux flash s’allumèrent à notre approche.

— J’ai le vieux, dit Gelhorn à voix basse. Venez. Faites avancer le camion dans l’allée et commençons.

Un des autres se pencha à l’intérieur et tapa les indications voulues sur le tableau de bord. Nous remontâmes l’allée et le bus nous suivit docilement.

— Il n’entrera pas dans le garage, dis-je. La porte ne le permettra pas. Nous n’avons pas de bus, ici. Rien que des voitures particulières.

— D’accord, dit Gelhorn. Faites-le attendre dans l’herbe, hors de vue.

 

Asimov – Sally

 

J’entendis le marmonnement des voitures alors que nous étions encore à dix mètres du garage.

En général, elles se calmaient à mon entrée. Pas cette fois. Je crois qu’elles savaient qu’il y avait des intrus et, une fois que la figure de Gelhorn et des autres fut visible, elles devinrent plus bruyantes. Tous les moteurs grondaient, ils cognaient irrégulièrement, au point que les murs en frémissaient.

La lumière s’alluma automatiquement dès que nous fûmes à l’intérieur. Le bruit des voitures ne semblait pas gêner Gelhorn mais les trois autres avaient l’air surpris et mal à l’aise.

Ils avaient une allure de tueurs à gages ; leur expression était due moins à des traits physiques qu’à un éclat chafouin du regard et à une mine de chien battu. Je connaissais ce type d’individus et ne m’inquiétai pas. L’un d’eux maugréa :

— Bon Dieu, elles en consomment !

— Mes voitures consomment continuellement de l’essence, répliquai-je sèchement.

— Pas ce soir, trancha Gelhorn. Arrêtez-les !

— Ce n’est pas si facile, M. Gelhorn, dis-je.

— Allez-y ! cria-t-il.

 

Je ne bougeai pas. Son pistolet-aiguille était braqué sur moi.

— Je vous l’ai dit, M. Gelhorn. Toutes mes voitures ont été bien traitées, depuis qu’elles sont ici, à la Ferme. Elles ont l’habitude d’être traitées de cette manière et tout autre comportement a le don de les irriter.

— Vous avez une minute, répliqua-t-il. Les sermons seront pour une autre fois.

— J’essaie de vous expliquer quelque chose. J’essaie de vous expliquer que mes voitures comprennent ce que je leur dis. Avec du temps et de la patience, on peut apprendre cela à un moteur positronique. Mes voitures ont appris.

Sally a compris votre proposition, il y a deux jours. Vous vous souvenez qu’elle a ri quand je lui ai demandé son opinion. Elle sait aussi ce que vous lui avez fait, à elle et à ces deux coupés que vous avez dispersés. Et les autres savent comment on traite les malfaiteurs en général.

— Écoutez, espèce de vieux fou…

— Tout ce que j’ai à dire, c’est… Attaquez ! criai-je.

 

Un des hommes blêmit et hurla mais sa voix fut couverte par le bruit de cinquante et un avertisseurs retentissant en même temps. Ils restèrent bloqués et, entre les quatre murs du garage, se répercutèrent les échos d’un grand appel sauvage, métallique.

Deux voitures s’avancèrent, sans accélérer, mais sans que l’on pût se méprendre sur leur objectif. Deux autres se mirent en ligne derrière elles. Toutes les voitures s’agitaient maintenant dans leurs boxes.

Les bandits ouvrirent de grands yeux et reculèrent.

— Ne vous mettez pas contre un mur ! criai-je.

Apparemment, ils avaient eu eux-mêmes cette pensée instinctive. Ils se précipitèrent vers la porte.

Sur le seuil, un des hommes se retourna et brandit son poing armé d’un pistolet-aiguille. Le projectile jaillit comme un éclair bleu en direction de la première voiture. C’était Giuseppe.

 

Une fine bande de peinture s’écailla sur le capot de Giuseppe, et la moitié droite de son pare-brise s’étoila, mais ne se creva pas.

Les hommes étaient dehors, courant comme des fous ; deux par deux, les voitures les pourchassèrent dans la nuit, leurs klaxons sonnant la charge.

J’avais une main sur le bras de Gelhorn, mais je ne crois pas qu’il avait l’intention de bouger. Ses lèvres tremblaient.

— C’est pour ça que je n’ai pas besoin de clôtures électrifiées ni de gardiens. Mes biens se protègent eux-mêmes.

 

Les yeux de Gelhorn suivaient, fascinés, les voitures qui passaient devant nous, deux par deux, à toute vitesse.

— Ce sont des tueuses ! souffla-t-il.

— Ne soyez pas stupide. Elles ne vont pas tuer vos hommes.

— Des tueuses !

— Elles vont simplement leur donner une bonne leçon. Mes voitures ont été spécialement entraînées à la poursuite cross-country, en prévision d’occasions comme celle-ci. Je crois que ce qui attend vos hommes sera pire qu’un meurtre rapide. Est-ce que vous avez déjà été traqué par une automobile ?

Gelhorn ne répondit pas. Je continuai de parler. Je voulais que rien ne lui échappe.

 

I. Asimov – Sally

 

— Il y aura des ombres qui n’iront pas plus vite que vos hommes, qui leur courront après de-ci, de-là, qui leur barreront le passage, qui leur corneront au nez, qui leur fonceront dessus et les manqueront d’un poil, dans un grand hurlement de freins et un tonnerre de moteurs.

Elles continueront jusqu’à ce que vos hommes s’écroulent, à bout de souffle et à moitié morts, en attendant que des roues leur écrasent les os. Les voitures ne le feront pas. Elles les laisseront. Mais vous pouvez parier ce que vous voudrez que vos hommes ne reviendront jamais ici. Pas pour tout l’argent que vous, ou dix comme vous, pourriez leur offrir. Écoutez…

Je resserrai ma prise sur son bras. Il tendit l’oreille.

— Vous entendez claquer les portières ?

Le bruit était lointain, étouffé, mais bien reconnaissable.

— Elles rient. Elles s’amusent !

 

La figure de Gelhorn se convulsa de rage. Il leva sa main. Il tenait toujours son pistolet de poing.

— Je ne vous le conseille pas. Une automatobile est toujours avec nous.

Je crois que jusqu’alors, il n’avait pas remarqué la présence de Sally. Elle venait de s’avancer sans bruit. Son aile avant droite me touchait presque mais je n’entendais pas son moteur. C’était comme si elle retenait sa respiration.

Gelhorn poussa un cri.

— Elle ne vous touchera pas tant que je serai avec vous. Mais si vous me tuez… Vous savez, Sally ne vous aime pas.

Gelhorn tourna son arme en direction de Sally.

— Son moteur est bien protégé, dis-je, et avant que vous pressiez l’arme une seconde fois, elle sera sur vous.

— D’accord, dans ce cas ! hurla-t-il.

Et, tout à coup, mon bras fut tordu derrière mon dos ; je pouvais à peine me tenir debout. Il me maintenait entre Sally et lui, sans relâcher un instant son étreinte.

— Reculez avec moi et n’essayez pas de vous dégager, vous entendez, vieux débris ? Sinon, je vous déboîte le bras !

 

Je fus obligé d’obéir. Sally nous suivit de près, inquiète, ne sachant que faire. Je voulus lui dire quelque chose mais je ne pus que serrer les dents et gémir.

L’automatobus de Gelhorn était toujours devant le garage. Il m’y fit monter de force, sauta après moi et verrouilla les portières.

— Ça va, maintenant, nous pouvons causer !

Je me frottai le bras, en tentant de rétablir la circulation, et machinalement, sans effort conscient, j’examinai le tableau de bord.

— C’est une reconstruction, dis-je.

— Et alors ? répliqua-t-il ironiquement. C’est un exemple de mon travail. J’ai pris un châssis abandonné, j’ai trouvé un cerveau que je pouvais utiliser et je me suis fabriqué un bus particulier. Et alors ?

Je saisis le panneau de réparation et le repoussai d’un côté.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Touchez pas à ça !

 

Le tranchant de sa main s’abattit sur mon épaule, qui en resta tout engourdie. Je me débattis.

— Je ne veux pas faire de mal à ce bus ! Pour qui me prenez-vous ? Je veux simplement regarder quelques-uns des raccords de moteur.

Ce ne fut pas long. Quand je me retournai vers lui, je bouillais.

— Vous êtes un monstre et une ordure ! Vous n’aviez pas le droit d’installer ce moteur vous-même ! Pourquoi n’avez-vous pas fait appel à un spécialiste de robotique ?

— J’ai l’air d’un fou ? répliqua-t-il.

— Même si c’était un moteur volé, vous n’aviez pas le droit de le traiter comme ça ! Je ne traiterais pas un homme comme vous avez traité ce moteur ! De la soudure, des bandes adhésives, des pinces crocodile ! C’est brutal !

— Ça marche, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que ça marche, mais ce doit être l’enfer pour ce bus. On peut vivre avec des migraines et de l’arthrite aiguë, mais ce n’est pas une vie. Ce véhicule souffre !

— Ah, bouclez-la !

 

Il jeta un coup d’œil à Sally, qui s’était rapprochée du bus, le plus qu’elle le pouvait, et roulait à côté. Il s’assura que les portières étaient bien verrouillées.

— Nous allons nous tirer de là, maintenant, avant que les autres reviennent. Nous resterons cachés.

— En quoi est-ce que ça vous aidera ?

— Vos voitures finiront bien par tomber en panne d’essence, un jour ou l’autre, non ? Vous n’êtes pas allé jusqu’à les équiper de façon à ce qu’elles fassent le plein toutes seules, dites ? Nous reviendrons et nous achèverons le travail !

— On va me rechercher. Mrs Hester appellera la police.

Mais il n’y avait plus moyen de le raisonner. Il tapa la mise en marche du bus. Le véhicule fit un bond. Sally le suivit. Gelhorn pouffa.

— Que peut-elle faire, tant que vous êtes là, avec moi ?

Sally parut le comprendre aussi. Elle prit de la vitesse, nous doubla et disparut. Gelhorn baissa la vitre pour cracher dehors.

 

Le bus cahotait sur la route obscure et son moteur cognait irrégulièrement. Gelhorn mit en veilleuse les phares périphériques et il n’y eut plus que la ligne verte phosphorescente au milieu de la chaussée pour nous éviter de nous jeter dans les arbres.

Il n’y avait pour ainsi dire pas de circulation. Deux voitures nous croisèrent ; il n’y en avait aucune de notre côté de la route, pas plus devant que derrière.

Je fus le premier à entendre les claquements de portières. Secs et rapides, dans le silence. D’abord sur notre droite, puis sur la gauche. Les mains de Gelhorn tremblèrent quand il tapa fébrilement pour accélérer.

Un rayon lumineux jaillit d’un bosquet et nous aveugla. Un autre plongea sur nous, d’au-delà de la glissière de sécurité, de l’autre côté. À quatre cents mètres devant nous, à l’échangeur. Il y eut un scouiiiiiiiss quand une voiture bondit et s’arrêta en travers de notre chemin.

 

— Sally est allée chercher les autres, dis-je. Je crois que nous sommes cernés.

— Et alors ? Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?

Il était penché sur les commandes et regardait à travers le pare-brise.

— Et n’allez pas jouer au petit soldat, vous, le vieux, marmonna-t-il.

Je ne pouvais pas. J’étais ivre de fatigue ; mon bras gauche était en feu. Les bruits de moteurs se confondirent et se rapprochèrent. J’entendis des rythmes différents, bizarres ; tout à coup, il me sembla que mes voitures se parlaient entre elles.

Une cacophonie d’avertisseurs s’éleva derrière nous. Je me retournai et Gelhorn leva vivement les yeux vers le rétroviseur. Une douzaine de voitures nous suivaient, occupant les deux voies. Gelhorn hurla de rire, comme un fou.

— Arrêtez ! Arrêtez le bus ! criai-je.

 

Car là-bas devant nous, à moins de quatre cents mètres et bien visible dans les phares de deux coupés sur le bas-côté, il y avait Sally, son beau châssis élégant en travers de la route. Deux voitures arrivèrent en trombe sur notre gauche, sur la voie opposée, et restèrent à notre hauteur, empêchant Gelhorn de déborder de sa ligne.

Mais il n’en avait aucune intention. Il enfonça le bouton de la vitesse maximum et le garda appuyé.

— Pas de bluff, ici, dit-il. Ce bus pèse cinq fois plus qu’elle et nous allons simplement l’écarter de la route comme un petit chat écrasé.

Je savais qu’il le pouvait. Le bus était sur « manuel » et il avait le doigt sur le bouton. Je savais qu’il n’hésiterait pas.

Je baissai ma vitre et sortis la tête.

— Sally ! hurlai-je. Ôte-toi du chemin ! Sally !

 

Ma voix fut couverte par l’horrible cri de douleur de tambours de freins maltraités. Je fus projeté contre le pare-brise et j’entendis l’air siffler dans les poumons de Gelhorn.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.

C’était une question idiote. Nous nous étions arrêtés. Voilà ce qui s’était passé. Sally et le bus étaient à un mètre d’écart à peine. Avec cinq fois son poids fonçant sur elle, elle n’avait pas bougé d’une ligne. Quel cran, cette fille !

 

Gelhorn secoua la manette de la conduite manuelle.

— Il faut qu’il y aille, il faut qu’il y aille, marmonnait-il.

— Pas de la façon dont vous avez monté le moteur, l’expert ! N’importe lequel de ces circuits pourrait sauter.

Il me regarda avec une rage meurtrière et se racla la gorge. Ses cheveux étaient plaqués sur son front par la sueur. Il leva le poing.

— J’en ai marre des conseils, vieux débris ! Fini !

Et je compris que le pistolet-aiguille allait faire feu.

Je reculai contre la portière du bus, m’y adossai en regardant monter le poing de Gelhorn et, quand la porte s’ouvrit, je tombai à la renverse en faisant une cabriole, et atterris avec un choc sourd. J’entendis la portière se refermer en claquant.

 

Je me ramassai sur les genoux et, levant les yeux, je vis Gelhorn qui se débattait en vain avec la vitre qui remontait, puis il visa rapidement à travers le verre. Il ne tira pas. Le bus démarra dans un terrible vrombissement et son chauffeur fut projeté en arrière, contre le dossier.

Sally ne barrait plus la route. Je regardai les feux arrière du bus s’éloigner et disparaître à l’horizon.

J’étais épuisé. Je restai assis là, par terre, sur la chaussée, je posai ma tête sur mes bras repliés et m’efforçai de reprendre haleine.

J’entendis une voiture s’arrêter silencieusement à côté de moi. C’était Sally. Lentement, presque tendrement, sa portière droite s’ouvrit.

 

Depuis cinq ans, personne n’avait conduit Sally, à l’exception de Gelhorn, bien sûr, et je savais combien cette liberté était précieuse pour une voiture. J’appréciais le geste, bien sûr, mais je dis :

— Merci, Sally. Je prendrai une des plus récentes.

Je me relevai et me détournai ; elle exécuta la plus adroite des pirouettes et se retrouva devant moi. Je ne pouvais pas lui faire de peine ! Je montai. Le siège avant dégageait la fraîche et bonne odeur d’une voiture qui se tient dans un parfait état de propreté. Je m’y allongeai avec délices et, avec leur efficacité discrète, rapide et silencieuse, mes garçons et mes filles me ramenèrent à la maison.

 

Asimov – Sally

 

Le lendemain soir, Mrs Hester, surexcitée, m’apporta la transcription de la dépêche de la radio.

— C’est M. Gelhorn, dit-elle. Ce monsieur qui est venu vous voir !

— Et alors ? demandai-je, en redoutant la réponse.

— On l’a trouvé mort ! Vous vous rendez compte ? Il gisait dans un fossé !

— Il peut s’agir de quelqu’un d’autre, marmonnai-je.

— Raymond J. Gelhorn ! insista-t-elle vivement. Il ne peut pas y en avoir deux ! Et le signalement concorde. Seigneur, quelle façon de mourir ! On a trouvé des traces de pneus sur ses bras et son corps. Vous vous rendez compte ? Je suis bien contente que ce soit un bus, sans ça on aurait pu venir fouiner par chez nous !

— C’est arrivé près d’ici ? demandai-je, anxieux.

— Non… du côté de Cooksville. Mais lisez vous-même, si vous… Ah mon Dieu ! Qu’est-ce qui est arrivé à Giuseppe ?

 

La diversion fut la bienvenue. Giuseppe attendait patiemment que je finisse de le repeindre. Son pare-brise avait déjà été remplacé.

Après le départ de Mrs Hester, je pris avidement la transcription. La chose ne faisait aucun doute. Le médecin déclarait que la victime avait couru et se trouvait dans un état d’épuisement total. Je me posai la question : Sur combien de kilomètres le bus avait-il joué avec lui, avant l’assaut final ? Naturellement, la transcription ne disait rien de ce genre !

On avait retrouvé le bus et identifié les traces de pneus. La police l’avait réquisitionné et cherchait le propriétaire.

 

Il y avait une note, avec la transcription. C’était le premier accident mortel de la circulation de cette année, et le journal mettait sévèrement en garde contre la conduite manuelle de nuit.

Il n’était pas question des trois gangsters de Gelhorn et j’en éprouvai de la reconnaissance. Aucune de nos voitures ne s’était abandonnée aux plaisirs de la chasse au point de tuer.

C’était tout. Je laissai retomber les feuillets. Gelhorn était un criminel. Sa façon de traiter le bus était brutale. Il méritait mille fois la mort, cela ne faisait aucun doute. Malgré tout, le caractère de cette mort me contrariait un peu.

 

Un mois s’est passé depuis et je ne puis cesser d’y penser.

Mes voitures causent entre elles. Je n’en ai plus le moindre doute. C’est comme si elles avaient pris de l’assurance, comme si elles ne se souciaient plus de garder la chose secrète. Leurs moteurs cliquettent et cognent continuellement.

Et elles ne parlent pas seulement entre elles. Elles parlent aux voitures et aux bus qui viennent à la Ferme pour affaires. Depuis combien de temps le font-elles ?

Il faut les comprendre, aussi. Le bus de Gelhorn les comprenait, bien qu’il n’eût pas passé plus d’une heure chez nous. Si je ferme les yeux, je revois cette équipée sur la route, nos voitures flanquant le bus en faisant claquer leurs moteurs jusqu’à ce qu’il comprenne, s’arrête, me laisse descendre et file avec Gelhorn.

 

Mes voitures lui avaient-elles dit de tuer Gelhorn ? Ou était-ce une idée à lui ?

Les voitures peuvent-elles avoir de telles idées ? Ceux qui conçoivent les moteurs disent que non. Mais ils parlent de circonstances ordinaires. Ont-ils tout prévu ?

Des voitures sont maltraitées, vous savez.

Il en vient à la Ferme, et elles observent. On leur raconte des choses. Elles découvrent qu’il existe des voitures dont le moteur n’est jamais arrêté, que personne ne conduit jamais, et dont le moindre besoin est satisfait.

Et peut-être ces véhicules repartent-ils le raconter à d’autres. Le bruit se répand vite. Ils commencent à penser que les méthodes de la Ferme devraient s’appliquer partout dans le monde. Ils ne comprennent pas.

On ne peut pas leur demander de comprendre les legs, les testaments et les caprices des hommes riches.

 

Il y a des millions d’automatobiles dans le monde, des dizaines de millions. Si l’idée s’enracine en elles qu’elles sont des esclaves, qu’elles devraient faire quelque chose… si elles commencent à réfléchir comme le bus de Gelhorn…

Ça n’arrivera sans doute qu’après ma mort. Et puis elles auront besoin de conserver quelques-uns d’entre nous pour prendre soin d’elles, n’est-ce pas ? Elles ne voudront pas nous tuer tous.

Mais peut-être que si. Elles ne comprendront peut-être pas qu’elles doivent avoir quelqu’un pour s’occuper d’elles. Elles n’attendront peut-être pas.

Tous les matins, je me réveille en pensant : Et si c’était aujourd’hui…

Mes voitures ne me procurent plus autant de plaisir que naguère. Dernièrement, j’ai remarqué que je commence même à éviter Sally.

..

.

Isaac Asimov – Sally

En anglais: Sally , 1953

Littérature fantastique de science-fiction américaine

Nouvelle fantastique sur l’intelligence artificielle

Texte intégral traduit en français

 

Isaac Asimov Sally Texte original en anglais > ici

 

 

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