LÉON TOLSTOÏ Texte Livre RÉCÏTS DÉ SÉBASTOPOL – en Décembre

 

Histoires de guerre – Tolstoï

Léon Tolstoï
Les Récits de Sébastopol

(1855 – 1856)

 

Nouvelle 1

Sébastopol en décembre

Texte intégral traduit en français

Littérature russe

 

” Les Récits de Sébastopol “ (en russe : Sevastopolskie rasskazy) (1855-1856) est un recueil de trois nouvelles de guerre écrites par Léon Tolstoï pour raconter ses expériences lors du siège de Sébastopol (1854) pendant la guerre de Crimée (Le nom vient de Sébastopol, une ville de Crimée).

Les 3 Récits de Sébastopol de Léon Tolstoï sont :

Sébastopol en décembre (présenté ci-dessous)

Sébastopol en mai (que vous pouvez lire ici)

Sébastopol en août 1855 (que vous pouvez lire ici) 

 

Dans les 3 Histoires de Sébastopol, Léon Tolstoï confronte radicalement les idéaux patriotiques des défenseurs de la ville de Crimée à la dure réalité de la guerre.

Dans le premier récit « Sébastopol en décembre » que je présente ci-dessous, Tolstoï a utilisé la deuxième personne du pluriel pour insérer la vie dans la ville de Sébastoboli. La visite détaillée qui vient est probablement similaire à celle que Léon Tolstoï a faite à son arrivée en novembre 1854.

Ci-dessous, vous pouvez lire le texte de la nouvelle de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en décembre” avec texte traduit en français.

Vous pouvez lire le texte de la nouvelle de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en décembre” avec texte traduit en anglais ici.

Dans le menu ci-dessus ou sur le côté, vous pouvez lire le texte de l’histoire de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en décembre” traduit dans d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et non à la guerre, paix !

 

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Lev Tolstoj

Sébastopol en décembre

 

Nouvelle de Guerre

Texte intégral traduit en Français

 

            Les lueurs de l’aube commencent à peine à colorer l’horizon au-dessus du Sapoun. La surface d’un bleu sombre delà mer s’est déjà débarrassée des ombres de la nuit et attend le premier rayon du soleil pour reluire d’un éclat joyeux. De la rade arrivent une brume et le froid. Il n’y a pas de neige, le sol est noir partout, mais la gelée matinale vous coupe le visage et craque sous les pas, et le murmure incessant et lointain de la mer, interrompu de temps à autre par les volées du canon à Sébastopol, rompt seul le silence du matin. A bord des vaisseaux, le sablier de huit heures sonne sourdement.

Dans le quartier Siéviernaia les occupations du jour remplacent peu à peu la tranquillité de la nuit. A tel endroit passe la relève des sentinelles dans un cliquetis d’armes ; en tel autre un médecin se hâte déjà vers l’hôpital ; en un autre, un pauvre soldat sort de sa hutte de terre, lave dans une eau glacée son visage hâlé et, se tournant vers l’orient rougissant, fait sa prière avec de rapides signes de croix ; en un autre encore, un haut et lourd chariot, attelé de chameaux, traîne en grinçant vers le cimetière des cadavres ensanglantés dont il est chargé presque jusquau bord…

 

Vous vous approchez du port : une odeur particulière de charbon de terre, de fumier, d’humidité et de viande fraîche vous saisit. Mille objets de toutes sortes, bois, victuailles, gabions, ferrailles, sont entassés au voisinage. Des soldats de divers régiments, avec ou sans armes et bagages, forment des groupes, fument, s’invectivent, transportent des fardeaux sur un vapeur qui, tout fumant, stationne au débarcadère. De petites embarcations particulières, bondées de gens de toutes races, soldats, marins, commerçants, femmes, viennent s’amarrer ou s’éloignent.

— A la Grafskaia, Voire Noblesse, si vous le voulez ? proposent deux ou trois marins retraités, qui se tiennent debout dans les canots.

 

Vous choisissez celui qui est le plus à votre portée, vous enjambez la carcasse à demi-pourrie d’un cheval bai, qui est là dans la boue à côté d’une barque et vous vous mettez au gouvernail. Vous quittez l’amarre. Tout autour de vous, la mer déjà étincelante au soleil matinal ; devant vous, un vieux matelot en suroît de poil de chameau et un jeune garçon à tête blonde, qui manœuvrent en silence et activement les rames.

Vous contemplez les masses de ces vaisseaux aux coques rayées, disséminés, près ou loin, dans la rade et les petits points noirs des chaloupes qui évoluent dans l’azur radieux ; les belles et claires constructions de la ville, que décorent les rayons roses du matin et qui s’aperçoivent sur la rive opposée ; la ligne blanche d’écume de la jetée et des vaisseaux coulés qui laissent apparaître çà et là de tristes bouts de mâts; au loin la flotte ennemie qui semble barboter à l’horizon cristallin de la mer ; les vagues écumantes dans lesquelles bondissent les globules salins que soulèvent les rames. Vous prêtez l’oreille au bruit cadencé des avirons, aux voix qui parviennent jusqu’à vous à travers les flots, au fracas majestueux du canon qui, semble-t-il, grandit à Sébastopol…

 

Il n’est pas possible qu’à la pensée que vous êtes, vous aussi à Sébastopol, vous ne vous sentiez pas l’âme envahie d’un certain sentiment de vaillance et d’orgueil et que le sang ne coure pas plus vite dans vos veines…

— Votre Noblesse ! la barre directement sur le Kistentine, vous dit le vieux marin, qui se penche en arrière pour juger de la direction que vous donnez à l’embarcation.
Le gouvernail à droite !

— Tiens, il a encore tous ses canons, remarque le garçon aux cheveux blonds, au moment où l’on longe le navire.

— Mais, pourquoi pas ? Il est tout neuf; Kornilov y a habité, dit le vieux en examinant lui aussi le bâtiment.

 

— Eh ! Quel fracas ! observe le gamin qui depuis longtemps déjà contemple en silence un nuage blanc de fumée qui se dissipait, apparu soudain haut sur la Rade du Sud, et qu’accompagne le bruit déchirant d’une bombe qui éclate.

— C’est lui qui tire maintenant avec sa nouvelle batterie, répond le vieillard en crachant dans ses mains avec indifférence. Allons, Michka, du nerf ; dépassons la chaloupe. Et votre canot fend plus rapidement la large houle de la rade, dépasse effectivement la lourde embarcation où sont entassés des sacs et sur laquelle rament inégalement des soldats inhabiles, puis aborde parmi une multitude de barques de toutes sortes à l’amarre, au débarcadère Grafskaia.

Sur le quai une foule bruyante s’agite : des soldats en gris, des matelots en noir, des femmes aux vêtements bigarrés. Des paysannes vendent des petits pains, des paysans russes porteurs de samovars crient :

 

« Sbitène tout chaud ! » et ici même, sur les premiers degrés, s’amoncellent obus chargés, bombes, boîtes à mitraille, canons de fonte de divers calibres. Un peu plus loin, il y a une grande place où gisent pêle-mêle d’énormes poutres, des affûts de canons, des soldats endormis. Il y a là des chevaux, des chariots, des pièces et des caissons peints en vert, des fusils en faisceaux.

Des soldats, des marins, des officiers, des femmes, des enfants, des marchands vont et viennent. Des télègues défilent, chargées de foin, de sacs, de tonneaux ; de temps à autre, passent un officier et son cosaque à cheval, un général en drojkis. A droite, une rue est barrée par une barricade, garnie aux embrasures de petits canons et auprès un matelot est assis, en train de fumer sa pipe. A gauche, s’élève une belle maison portant des chiffres romains à son fronton, qui abrite des soldats et des civières ensanglantées, car partout se voient les traces pénibles d’un camp retranché.

 

Votre première impression est assurément des plus désagréables : c’est un étrange mélange de l’existence des camps et de la vie urbaine : une superbe ville et un bivouac infect, un ensemble qui non seulement n’a rien de beau, mais donne l’idée d’un affreux désordre. Même vous pourriez croire que tous ces gens sont affolés, s’agitent vainement sans savoir ce qu’ils font. Examinez pourtant de plus près la mine de ces personnes qui vous côtoient et vous en conclurez tout autre chose.

Regardez seulement ce petit soldat du train : il mène à l’abreuvoir cette troïka de chevaux bais et fredonne dans sa barbe si tranquillement qu’on voit bien qu’il ne va pas s’égarer dans cette foule si diverse, qui pour lui n’existe même pas ; il remplit son office quel qu’il soit, aller à l’abreuvoir ou tirer des pièces de canon, avec autant de calme, d’assurance et d’indifférence que s’il accomplissait ces fonctions à Toula ou à Saranska.

Vous pouvez lire la même expression sur le visage de cet officier aux gants d’une blancheur irréprochable qui vous croise, sur celui de ce matelot qui fume là assis sur la barricade, de ces soldats ouvriers qui attendent avec leur civière sur le perron de l’ancienne Assemblée de la noblesse, de cette jeune fille qui, pour ne pas mouiller sa robe rose, franchit la rue en sautant d’un pavé à l’autre.

 

Oui, vous êtes certainement désappointé la première fois que vous arrivez à Sébastopol. Vous cherchez vainement sur les visages des traces d’agitation, d’effarement, même de cet enthousiasme, de cette résolution de gens décidés à mourir ; vous ne voyez rien de pareil, mais des gens comme on en voit tous les jours, occupés tranquillement de leur besogne quotidienne, si bien que peut-être alors vous vous accusez d’être trop exalté, vous en arrivez à douter de la justesse de ce que vous pensiez de l’héroïsme des défenseurs de la ville, d’après les récits, les descriptions, les spectacles et les bruits recueillis dans le quartier Siéviernaia.

Avant pourtant d’en douter, rendez-vous aux bastions, regardez les défenseurs au lieu même de la défense ou, plutôt, entrez directement dans la maison d’en face, qui fut l’ancien local de l’Assemblée de la noblesse et sur le perron de laquelle se tiennent des soldats avec des civières, vous y verrez les vrais défenseurs de Sébastopol, vous y verrez des spectacles terribles et affligeants, grandioses et comiques, mais dignes d’étonnement et qui élèvent l’âme.

 

Entrez dans la grande salle. A peine avez-vous ouvert la porte que vous êtes saisi par le spectacle de quarante à cinquante amputés ou blessés graves, les uns sur des lits de camp, les autres, pour la plupart, étendus sur le plancher. L’odeur vous prend à la gorge.

Surmontez l’impression pénible qui vous arrête sur le seuil, avancez, n’ayez pas honte d’être venu voir des malheureux qui souffrent, n’ayez pas honte de vous approcher et de leur parler ; les malheureux aiment voir des visages sympathiques, aiment raconter leurs souffrances et entendre des paroles d’amitié et de pitié. Vous passez au milieu des lits et cherchez une physionomie moins revêche et moins empreinte de souffrance que les autres, pour vous résoudre à vous approcher et engager la conversation.

 

— Où as-tu été blessé ? demandez-vous avec hésitation et timidité à un vieux soldat d’une extrême maigreur qui, depuis sa couche, vous suit de son bon regard et semble vous inviter à venir près de lui. Je dis qu’on le questionne avec timidité, parce que les souffrances inspirent, en plus d’une profonde sympathie, un certain effroi d’offenser celui qui les supporte et un très grand respect.

— A la jambe, répond le soldat ; mais, au même instant, vous vous apercevez, d’après les plis que l’orme la couverture, que la jambe est absente jusqu’au-dessus du genou. Dieu merci maintenant, ajoute-t-il, je vais demander mon billet de sortie.

— Et y a-t-il longtemps que tu as été blessé ?

— Il y a déjà six semaines passées, Votre Noblesse.

— Et maintenant, as-tu encore mal ?

— Non, maintenant, ça ne me fait plus mal ; j’ai seulement comme des élancements au mollet, suivant le temps, mais ce n’est rien.

— Et comment ça t’est-il arrivé ?

 

— Au cinquième baxion, Votre Noblesse, au premier bardement. J’avais amené le canon, je me retirais, vous voyez ça, dans la seconde embrasure et voilà qu’il me tape à la jambe, on aurait dit que je tombais dans uue fosse. En un clin d’oeil, plus de jambe.

– Est-ce que tu n’as pas souffert au premier moment ?

— Pas du tout ; c’était comme si seulement on m’appliquait sur la jambe quelque chose de chaud.

— Oui, mais après?

— Après, rien du tout. Seulement quand on m’a tendu la peau, c’était comme si on m’écorchait. La première chose à faire, Votre Noblesse, voyez-vous, c’est de n’y pas penser tant ; quand on n’y pense pas, ce n’est rien du tout. Tout le mal vient de ce que le monde pense trop.

 

A ce moment, une femme vêtue d’une robe grise rayée, la tête enveloppée d’un fichu noir, s’approche de vous. Elle intervient dans votre conversation avec le marin et se met à vous parler de cet homme, de ses souffrances, de l’état désespéré dans lequel il s’est trouvé pendant tout un mois, à vous dire comment, étant blessé, il a arrêté les brancardiers pour suivre le feu de notre batterie, comment les grands-ducs lui ont adressé la parole et fait un cadeau de vingt-cinq roubles, comment il leur a dit qu’il voulait retourner au bastion pour instruire les jeunes, si lui-même ne pouvait plus travailler.

Tout en faisant ce récit tout d’une traite, cette femme jette les yeux tantôt sur vous, tantôt sur le blessé qui détourne la tête, semble ne Pas l’écouter et fait de la charpie sur son oreiller, et elle-même a le regard tout brillant d’enthousiasme.

 

C’est ma ménagère, Votre Noblesse ! fait le marin comme pour excuser la femme et semblant dire : « Ne faites pas attention. C’est connu, l’affaire des femmes, c’est de dire des bêtises. » Peu à peu vous arrivez à comprendre les défenseurs de Sébastopol. Vous avez comme honte de vous-même devant cet homme. Vous voudriez lui dire trop de choses pour lui exprimer votre sympathie et votre admiration.

Les mots vous manquent ou vous n’êtes pas satisfait de ceux qui vous viennent à l’esprit : vous vous inclinez silencieusement devant cette grandeur qui ne parle pas et qui s’ignore, devant cette fermeté d’âme, cette pudeur à l’égard de ses propres mérites.

 

— Allons, Dieu veuille que tu te rétablisses bien vite, dites-vous et vous vous arrêtez devant un autre malade qui est étendu sur le plancher et qui, semble-t-il, attend la mort dans d’intolérables souffrances.

Il est blond, a le visage pâle et enflé. Il est couché sur le dos, le bras gauche rejeté en arrière, dans une attitude qui témoigne d’une atroce douleur. Sa bouche ouverte et desséchée laisse échapper avec peine une respiration rauque ; ses yeux bleus vitreux se sont révulsés et de la couverture chiffonnée sort un moignon de main droite enveloppé de bandages.

 

Une lourde odeur de cadavre vous oppresse et la fièvre intérieure qui dévore tous les membres du patient semble vous pénétrer également.

— Et celui-ci, il est sans connaissance? demandez-vous à la femme qui vous suit et qui vous regarde amicalement comme si vous étiez son parent.

— Non, il a encore son sentiment, mais il est très mal, dit-elle tout bas. Je lui ai donné du thé tout à l’heure. Eh ! quoi ! il a beau vous être étranger, il faut tout de même avoir pitié. Il n’a presque pas bu.

— Comment te sens-tu ? lui demandez-vous.

Le blessé, entendant votre voix, roule ses prunelles, mais sans vous voir ni vous comprendre.

— Au cœur ça me brûle.

 

Un peu plus loin vous voyez un vieux soldat qui change de linge. Il a la face et le corps comme couleur de cannelle et il est maigre comme un squelette. Il a un bras entièrement absent : il a été désarticulé à l’épaule. Il a une bonne attitude, il revient à la santé ; mais son regard mort et terne, son affreuse maigreur, les rides qui sillonnent sa figure montrent que c’est un être qui a déjà passé à souffrir la meilleure partie de sa vie.

De l’autre côté, vous apercevez sur un lit de camp le visage douloureux, doux et très pâle d’une femme que le feu de la fièvre colore jusque dans ses moindres plis.

 

— C’est la femme d’un de nos marins qu’une bombe a atteinte à la jambe le 5 de ce mois, vous dira votre conductrice. Elle avait apporté au bastion le dîner de son mari.

— Et on la lui a coupée?

— Oui, au-dessus du genou…

 

Maintenant, si vous avez les nerfs solides, vous passez la porte à gauche : c’est là que l’on fait les pansements et les opérations. Vous y verrez des médecins, les bras sanglants jusqu’au coude, aux physionomies pâles et sévères, penchés sur un lit de camp où, les yeux grands ouverts et prononçant comme dans le délire des mots sans suite, parfois simples et touchants, un blessé est étendu, sous le chloroforme.

Les docteurs sont occupés à la besogne horrible, mnis bienfaisante, de l’amputation d’un membre. Vous verrez le couteau recourbé et tranchant pénétrer dans ‘a chair saine et blanche ; vous verrez le patient reprendre soudain connaissance en poussant un cri affreux et déchirant, la bouche pleine d’imprécations.

 

Vous verrez l’officier de santé jeter dans un coin le bras coupé, vous verrez dans la même chambre, étendu sur une civière, un autre blessé qui, assistant à l’opération que subit son camarade, a la figure crispée, pousse des gémissements moins sous l’empire de la douleur physique que des affres morales de l’attente ; vous verrez des spectacles épouvantables et qui vous remueront jusqu’au fond du cœur.

Ce ne sera pas la guerre sous ses dehors réguliers, séduisants et brillants, avec accompagnement de musique et de tambours, avec drapeaux déployés et généraux qui caracolent, que vous aurez sous les yeux, mais la guerre sous sa forme réelle, le sang, les souffrances, la mort…

 

En sortant de cette maison de la douleur, vous éprouvez certainement une impression de joie, vous aspirez plus profondément l’air frais du dehors, vous éprouvez le bonheur de vous sentir eu pleine santé, mais en même temps vous puisez dans la contemplation de toutes ces souffrances la conscience du peu que vous valez et tranquillement, sans hésitation, vous vous rendez aux bastions…

« De quelle importance sont la mort et les douleurs d’un misérable vermisseau tel que moi, à côté de tant de morts et de tant de douleurs ? » Mais la vue du ciel pur, du soleil qui brille, d’une belle cité, d’une église entr’ouverte, de troupes en marche dans diverses directions, ramène votre esprit à son état naturel d’insouciance, préoccupé de ses petits intérêts, soucieux seulement de l’heure présente.

 

Vous croisez peut-être le convoi sortant de l’église de quelque officier, son cercueil rose qu’accompagnent une musique et des étendards ; peut-être parvient à vos oreilles le bruit de la canonnade qui arrive des bastions ; vous ne retrouvez pas cependant vos premières réflexions. Les obsèques de l’officier vous paraissent un fort beau spectacle militaire, ces coups lointains une superbe rumeur guerrière ; mais ni cette vue, ni ce fracas n’auront h vos yeux rien de commun avec les impressions si nettes de souffrance et de mort, vécues par vous lors de votre visite à l’ambulance.

Après avoir dépassé l’église et la barricade, vous pénétrez dans la partie de la ville la plus vivante et la plus centrale. De part et d’autre ce sont des enseignes de boutiques et d’auberges. Les commerçants, les femmes en chapeaux ou la tête couverte d’un simple mouchoir, les officiers pleins d’élégance, tous ces gens vous parlent de fermeté, de confiance, disent la sécurité des habitants.

 

Pénétrez dans cette auberge adroite, si vous voulez entendre ce que disent les marins et les officiers. Sûrement on y parlera de la nuit dernière, de Fenka, de l’affaire du 24, de la cherté et de la mauvaise qualité des côtelettes qu’on vous sert, de la mort de tel ou tel camarade.

— Le diable m’emporte, comme ça va mal chez nous à cette heure ! dit avec une voix de basse un petit officier de marine blond et imberbe, porteur d’un cache-nez vert tricoté.

— Où donc, chez vous ? interroge un autre.

Au quatrième bastion, répond le jeune officier. Et sans aucun doute alors, entendant ce blondin prononcer ces paroles, vous le considérerez avec grande attention et même avec un certain respect. Son air tout à fait détaché, son geste d’indifférence, son rire bruyant et son ton de voix qui vous semble un peu effronté, vous ont ce genre bretteur qu’affectent certains tout jeunes gens quand ils ont affronté le danger.

 

Vous vous imaginez qu’il va vous raconter la terrible situation où se trouvait le quatrième bastion au milieu des bombes et des balles. Rien de semblable ! On y était mal parce qu’il y avait de la boue. « Il n’y avait pas moyen de passer sur la batterie », vous dira-t-il, en montrant ses bottes couvertes de fange jusqu’au-dessus des mollets. « Aujourd’hui, on m’a tué mon meilleur chef de pièce, dira un autre. On lui a collé une balle en plein front ». — « Qui donc ? Mitioukhine ?»

— « Non… Ah ça! va-t-on me servir du veau ? En voilà, des canailles ! continue-t-il à l’adresse du garçon de l’auberge.— Non, pas Mitioukhine, mais Abrosimov. C’était un brave ; il a pris part à six sorties ».
A l’autre bout de la table, en face d’une assiettée de côtelettes aux pois et d’une bouteille de vin aigre de Crimée décoré du nom de bordeaux, sont assis deux officiers d’infanterie. L’un, un jeune, à collet rouge, porteur de deux petites étoiles sur sa capote, raconte l’affaire de l’Aima à l’autre, plus âgé, en collet noir et sans décoration.

 

Le premier est déjà quelque peu ému, et à en juger par les pauses qu’il met dans son récit, l’hésitation de son regard, son air de se demander si réellement il sera cru, surtout s’il n’exagère pas le rôle qu’il a joué et s’il ne débite pas trop d’horreurs, on voit bien qu’il s’écarte beaucoup de la stricte vérité. Mais en réalité vous vous préoccupez fort peu de pareils récits que vous entendrez répéter longtemps encore dans tous les coins de la Russie : vous préférez aller aux bastions mêmes, surtout à ce quatrième dont on vous a fait tant de récits et si divers.

Quand quelqu’un vous dit qu’il était au quatrième bastion, il a un accent spécial de satisfaction et de fierté. Quand un tel déclare : « Je vais au quatrième bastion », on observe immanquablement chez lui une légère émotion ou une indifférence vraiment trop grande. Si on veut plaisanter quelqu’un, on lui dit : « Il faudrait te mettre au quatrième bastion ». Quand on rencontre des brancardiers et qu’on leur demande d’où ils viennent, ils vous répondent généralement: « Du quatrième bastion ».

 

En somme deux opinions complètement différentes s’expriment au sujet de ce terrible bastion. Il y a ceux qui n’y ont jamais été et qui sont convaincus que tout individu qui y met les pieds y trouve sûrement son tombeau et ceux qui y vivent, comme le blond petit enseigne, et qui vous diront qu’il y fait sec ou qu’on y trouve de la boue, que dans les tranchées il y fait chaud ou froid…

Pendant la demi-heure que vous avez passée à l’auberge, le temps a déjà changé. Le brouillard, qui s’était étendu sur la mer, s’est condensé en des nuages gris, moroses et humides qui ont caché le soleil ; une sorte de triste grésil tombe du ciel et mouille les toits, les trottoirs, les manteaux des soldats…

 

Après avoir franchi encore une barricade, vous sortez par une porte à droite et montez la grande rue. Derrière la barricade, sur les deux côtés, les maisons sont inhabitées, les enseignes enlevées, les entrées fermées par des planches, les fenêtres arrachées ; ici un coin de mur est démoli, là un toit effondré. Les constructions ont l’air de vieux vétérans qui ont subi mille souffrances et privations ; elles semblent vous regarder avec fierté et quelque dédain.

En chemin vous trébuchez contre des boulets qui traînent, dans des trous d’eau creusés dans la chaussée de pierre par les bombes. Vous croisez et dépassez des partis de soldats, de tirailleurs, d’officiers ; de temps à autre on fait la rencontre d’une femme ou d’un enfant, mais la femme ne porte plus alors de chapeau, c’est la compagne de quelque matelot ; elle a une vieille pelisse et des bottes de soldat.

 

Vous continuez votre route et dévalez une pente douce ; vous remarquez que vous n’êtes déjà plus entouré de maisons, mais d’un amoncellement étrange de ruines, pierrailles, planches, terre, poutres. Devant vous, sur une éminence arrondie, vous apercevez un espace vide, noir et bourbeux, creusé de fossés et vous êtes précisément en face du quatrième bastion…

Là, il y a moins de monde encore ; on n’y voit plus du tout de femmes. Des soldats passent rapidement, on remarque en chemin des flaques de sang et l’on ne manque pas de se trouver en présence de quatre soldats porteurs d’une civière, sur laquelle apparaissent un visage jaunâtre et pâle et un manteau ensanglanté.

Si vous vous informez du lieu où a été blessé le patient, ils vous répondront d’un air furieux, sans se tourner vers vous, que c’est à la jambe ou au bras, s’il s’agit d’un blessé léger ; ils se tairont d’un air farouche, si aucune tête n’apparaît sur la civière, s’il s’agit d’un mort ou d’un blessé grave.

 

Le sifflement proche d’un boulet ou d’un obus vous impressionne désagréablement pendant que vous gravissez la pente. Soudain vous appréciez et tout à fait autrement que précédemment, le bruit de canonnade que vous avez entendu dans la ville. On ne sait quel souvenir consolant et doux traverse alors votre imagination ; votre propre personnalité vous intéresse plus que tout autre objet ; vous faites moins attention à tout ce qui vous entoure et vous vous sentez envahi tout à coup par une impression pénible d’irrésolution.

En dépit de ces conseils de lâcheté à la vue du danger, qui se formulent alors au dedans de vous, vous apercevez ce soldat qui, en faisant force gestes et en patinant dans la boue liquide sur la pente, passe devant vous au pas gymnastique avec un gros rire et vous faites taire cette voix : involontairement vous redressez votre taille, relevez la tête et escaladez la colline glissante et argileuse.

 

A peine vous êtes-vous un peu avancé vers le sommet qu’à droite et à gauche commencent à bourdonner les balles des carabines et peut-être songez-vous à prendre la tranchée qui court parallèlement au chemin ; mais elle est remplie d’une telle boue puante, liquide et jaune où l’on entre jusqu’aux genoux que vous choisissez régulièrement la route ordinaire, d’autant plus que vous voyez que tout le monde la suit.

Après environ deux cents pas, vous pénétrez dans un espace libre, creusé de trous et boueux, environné de tous les côtés de gabions, de remblais, de souterrains, de plates-formes, de casemates où se dressent de gros canons de fonte et des boulets en piles régulières. Tout cela vous paraîtra former un amas sans but, sans suite et sans ordre.

 

Ici, sur la batterie, est un groupe de matelots ; là, au milieu d’une petite esplanade, se trouve une pièce démolie à demi enfouie dans la vase ; plus loin, un soldat d’infanterie en armes va et vient dans la batterie et a peine à dépêtrer ses pieds de la boue gluante ; partout de toutes parts et en tout lieu on voit des tessons, des bombes non éclatées, des boulets, des traces de bivouac, tout cela noyé dans cette fange liquide et visqueuse.

Il vous semble entendre tout près de vous la chute d’un projectile ; vous croyez, tout autour de vous, percevoir les bruits divers des balles, des bourdonnements comme ceux des abeilles, des sifflements, des grincements brefs comme ceux d’une corde qui vibre, le grondement terrible enfin de la canonnade qui vous bouleverse et vous paraît la chose la plus terrifiante qui soit.

 

« Le voici donc, ce quatrième bastion, ce lieu effrayant, véritablement effrayant ! » vous dites-vous avec un petit sentiment de fierté et beaucoup de peur réfrénée. Mais détrompez-vous : ce n’est pas encore le quatrième bastion. C’est la redoute Iazonov, une position relativement très tranquille et nullement effrayante.

Pour vous rendre au quatrième bastion, prenez à droite, par celte étroite tranchée que suit, en se courbant, ce petit fantassin. Sans doute, vous y croiserez encore des civières, des matelots, des soldats armés de pelles ; vous y verrez des amorces de mines, des abris enfoncés dans la boue, où ne peuvent se glisser en se tenant accroupies, que deux personnes; vous y verrez des tirailleurs des bataillons de la Mer Noire qui changent de chaussures, mangent, fument leur pipe, en un mot, y vivent ; vous y rencontrerez encore partout la même l’ange puante, des traces de bivouac, des ferrailles de toutes (ormes possibles. Après avoir fait encore environ trois cents pas, vous débouchez à nouveau dans une batterie, sur une esplanade creusée de fosses et entourée de gabions recouverts de terre, de pièces de canon sur des plate-formes, de remblais.

 

Vous y apercevrez, sans doute, quatre à cinq marins qui jouent aux cartes à l’abri du parapet et un officier qui, voyant que vous êtes un nouveau-venu, un curieux, vous montrera avec grand plaisir son installation et tout ce qui peut vous intéresser. Cet homme roule si tranquillement une cigarette de papier iaune, adossé à un canon, il se promène avec tant de quiétude d’une embrasure à l’autre, il s’entretient avec vous avec tant de calme et sans la moindre affectation que, malgré les balles qui maintenant plus fréquemment bourdonnent au-dessus de vos tètes, vous gardez vous-même votre sang-froid, vous l’interrogez et écoutez ses récits attentivement.

L’officier, mais seulement si vous lui posez des questions, vous racontera le bombardement du 5, vous expliquera comment, à sa batterie, une pièce seule pouvait tirer, comment il ne lui restait que huit servants et comme il put quand même, au matin du 6, faire feu de toutes les pièces; il vous dira comment le 5 une bombe était tombée sur un abri de terre et avait couché à terre onze matelots ; il vous montrera par une embrasure les batteries et les tranchées de l’ennemi qui ne sont pas éloignées de plus de trente à quarante sagènes.

 

J’ai bien peur pourtant que si, attiré par le bourdonnement des balles, vous voulez passer la tête par l’embrasure pour apercevoir l’adversaire, vous ne voyiez rien du tout, ou que, si vous distinguez quelque chose, vous soyez très étonné que ce rempart de pierres blanches, si proche de vous, où éclatent de petites fumées également blanches, soit justement celui où se trouve l’ennemi, lui, comme disent marins et soldats.

Il est même très possible que l’officier en question par vanité ou simplement, afin de se procurer à lui-même ce plaisir voudra faire tirer en votre présence : « Allez chercher le chef de pièce et les servants », et quatorze marins, vivement et allègrement, l’un en bourrant sa pipe dans sa poche, l’autre en achevant son biscuit, dans un bruit de bottes ferrées sur la plate-forme, s’avancent vers le canon et le chargent. Jetez un regard sur les mines, l’attitude, les gestes de ces gens.

 

Dans les moindres rides de ces visages hâlés, aux pommettes saillantes, dans chacun de ces muscles, dans ces larges épaules et ces larges pieds chaussés d’énormes bottes, dans ces mouvements calmes, sûrs et lents, vous reconnaîtrez ces traits principaux qui font la force du Russe, la simplicité et l’obstination. Ici, sur toutes ces faces, vous verrez en outre que le danger,la colère ou les misères de la guerre ont ajouté’ à ces traits généraux les signes de la conscience de la dignité individuelle et d’une grande hauteur de pensées et de sentiments.

Soudain un grondement terrible, qui bouleverse non seulement votre ouïe, mais votre être tout entier, vous fait trembler de tous vos membres. Tout de suite après, vous percevez le sifflement du projectile qui s’éloigne et une épaisse fumée vous enveloppe, ainsi que la plate-forme et les noires silhouettes des mate-lots qui s’y agitent.

 

Vous entendrez divers propos qu’échangent les soldats à propos du coup qu’ils viennent de tirer, vous assisterez à leur enthousiasme et à l’explosion de sentiments auxquels vous ne vous attendrez peut-être pas, de la colère, du désir de vengeance qui se cachent au plus profond de chacun : « Il est tombé juste dans l’abrasure ; probable que ça en a tué deux… Voilà qu’on les emporte », entendezvous dire au milieu d’exclamations de joie.

« Mais ça va le mettre en colère : il va nous en envoyer ! », ajoutera quelqu’un. Et effectivement peu de temps après vous verrez un éclair briller en face de vous, une fumée. La sentinelle postée sur le parapet, crie : « Gare ! le canon !» et à l’instant même le boulet passe en sifflant devant vous, s’enfonce dans la terre molle et y creuse un entonnoir en rejetant tout à l’entour de la boue et des pierres.

 

Le commandant de la batterie se fâche, fait charger une seconde pièce, puis une troisième ; l’ennemi lui aussi prépare sa réponse, vous éprouvez de curieuses impressions, vous allez voir et entendre d’intéressantes choses. La sentinelle crie à nouveau : « Canon !» et ce sont les mêmes bruits et le même choc, avec les mêmes rejaillissements.

Ou bien elle crie : Un mortier ! » et vous entendez un sifflement de bombe, régulier, assez agréable, qu’on associerait difficilement à une idée d’horreur; vous l’entendez qui s’approche et qui s’accélère, puis c’est une boule noire, un choc sur la terre, une explosion, toute proche, dans un tintement métallique. Des éclats s’éparpillent en sifflant et grinçant, des pierres se heurtent en l’air et vous êtes tout éclaboussé de boue. Ce fracas vous fait éprouver un étrange sentiment de plaisir mêlé de crainte.

 

Pendant l’instant que met le projectile à arriver sur vous, comme vous vous en rendez compte, il vous vient immanquablement à l’esprit qu’il va vous tuer ; cependant l’amour-propre vous soutient et personne ne se doute du coup de poignard qui vous transperce alors le cœur. Peu après, voyant que l’obus a passé sans vous atteindre, vous revenez à la vie et vous vous sentez envahi par un sentiment de jouissance d’un inexprimable agrément, mais pour un moment seulement, si bien que vous trouvez une sorte de charme spécial à être en danger, à ce jeu de la vie et de la mort.

Vous en venez à désirer qu’un boulet ou un obus vienne toujours plus souvent et plus près tomber dans votre voisinage. Voici qu’une fois encore le factionnaire crie de sa forte et rude voix : « Mortier !» ; le même sifflement, le même choc et la même explosion se produisent, mais cette fois-ci un gémissement frappe votre oreille. Vous approchez du blessé qui, couvert de sang et de boue, a un air étrange et qui n’a rien d’humain, en même temps qu’arrivent les brancardiers.

 

L’homme a une partie de la poitrine enlevée. Aux premiers instants son visage tout éclaboussé ne reflète que l’épouvante et un air d’appréhension un peu feint de la douleur, qui est naturel à quelqu’un dans sa situation ; mais pendant qu’on apporte la civière, qu’il s’y étend sur son flanc non atteint, on s’aperçoit que son expression change, qu’il prend un air d’exaltation qui dénote la sublimité de ses pensées.

Ses yeux brillent d’un éclat plus vif, ses lèvres se serrent, il relève la tête avec effort. Et à l’instant où on l’emporte, il arrête les porteurs et dit à ses camarades avec difficulté et d’une voix tremblante : « Adieu, frères ! » Il veut ajouter quelques mots ; on voit qu’il voudrait bien avoir pour eux quelques paroles touchantes, mais il se contente de répéter encore une fois : « Adieu, frères ! » Alors un de ses camarades s’approche, il couvre d’une casquette la tête que lui tend le blessé et, tranquillement et avec un geste d’indifférence, retourne à ses pièces…

 

« Il y en a tous les jours sept ou huit comme ça », vous dit un officier de marine en réponse à l’interrogation horrifiée qui se lit sur votre visage, tout en bâillant et en roulant une cigarette de papier jaune.

C’est ainsi que vous avez surpris les défenseurs de Sébastopol au lieu même où se fait la défense et vous vous en retournez, sans plus sembler faire attention aux boulets et aux balles qui continuent à siffler tout le long du chemin jusqu’au théâtre en ruines. Vous avez l’âme calme et haute.

Surtout la consolante conviction que vous emportez, c’est que la forteresse est imprenable et non seulement qu’elle est imprenable, mais qu’il est impossible d’ébranler en quelque circonstance que ce soit la force du peuple russe et ce qui vous a convaincu, c’est moins cette multitude de parallèles, de parapets, de tranchées adroitement combinées, de mines et de canons, entassés les uns sur les autres et auxquels vous n’avez rien compris, que les regards, les discours, les actes, en un mot l’esprit qui anime les défenseurs.

 

Ce qu’ils font, ils le font si simplement, avec si peu de contention et d’effort que vous êtes convaincu qu’ils pourraient en faire cent fois plus encore… qu’ils pourraient tout faire.” Vous comprenez que le sentiment qui les pousse, n’a rien de mesquin, de vaniteux, d’oublieux comme celui qui vous anime, mais qu’il est quelque chose d’autre, de plus puissant et qui a fait d’eux des gens si calmes sous les boulets, exposés à mille morts bien différentes de celles qui menacent le commun des mortels, vivant dans de pareilles conditions au milieu de travaux ininterrompus, dans les veilles et la boue.

Les décorations, les honneurs, les menaces ne sauraient les obliger à accepter une pareille existence ; il y faut un autre mobile, plus élevé. Ce motif, c’est un sentiment qui se manifeste rarement, dont le Russe a la pudeur, mais qui est profondément enraciné dans son cœur, c’est l’amour de la patrie !

C’est maintenant seulement que les récits des premiers temps du siège, alors qu’il n’y avait à Sébastopol ni fortifications, ni troupes, ni moyens physiques de résistance et que cependant on avait l’assurance complète que la ville ne se rendrait jamais, de cette époque où ce héros digne de la Grèce antique, Kornilov, disait, en passant sur le front des troupes : « Nous mourrons, mes enfants, mais nous ne livrerons pas Sébastopol », où nos soldats, qui étaient loin d’être des phraseurs, répondaient: « Nous mourrons ! Hourra !», c’est maintenant seulement que ces récits ont cessé d’être à vos yeux de belles légendes, pour devenir une réalité, des faits.

 

Vous comprendrez clairement alors, vous vous représenterez ces gens que vous venez de voir, ces héros qui, au milieu de pareilles épreuves, n’ont pas perdu courage, mais ont gardé l’âme haute et se sont préparés avec joie à mourir, non pour une ville seulement, mais pour la patrie. Longtemps la Russie conservera un souvenir sublime de cette époque dont son peuple fut le héros…

Voici le soir qui vient. Le soleil, avant de disparaître, a surgi des grises nuées qui couvrent le ciel ; soudain, il a inondé d’une lumière de pourpre les brumes lilas, la mer verdâtre, garnie de vaisseaux et de barques, à la houle puissante et régulière, les édifices blancs de la ville, le peuple qui se presse dans les rues.

Sur les flots s’égrènent les sons de quelque valse vieillotte que joue sur le boulevard une musique de régiment, dominés par la canonnade des bastions qui leur fait un accompagnement étrange.

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Lev Tolstoj – Sébastopol en décembre

Livre: Les Récits de Sébastopol

Histoire de guerre – Nouvelle

Texte intégral traduit en français

Littérature russe

 

Léon Tolstoï Histoire 2 Sébastopol en mai > ici

 

Léon Tolstoï Les Récits de Sébastopol Texte traduit en anglais > ici 

 

 

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