L. TOLSTOÏ Texte online RÉCÏTS DÉ SÉBASTOPOL EN AOUT Partie2

 

Tolstoï – Livre online

Léon Tolstoï
Les Récits de Sébastopol

Tolstoï – Nouvelle de guerre

(1855 – 1856)

 

Histoire 3 partie B

Sébastopol en Aout 1855

Texte intégral traduit en français

Littérature russe

 

Les Récits de Sébastopol (1855-1856) est un recueil de trois nouvelles écrites par Léon Tolstoï pour raconter ses expériences lors du siège de Sébastopol (1854) pendant la guerre de Crimée.

Les 3 Récits de Sébastopol de Léon Tolstoï sont :

Sébastopol en décembre (que vous pouvez lire sur yeyebook ici)

Sébastopol en mai (que vous pouvez lire sur yeyebook ici)

Sébastopol en août 1855 (vous pouvez lire la partie 1 sur yeyebook, ici)

 

Dans le récit final du livre “Récits de Sébastopol”, un Conte intitulé : “Sébastopol en août 1855”, la transformation de Tolstoï en critique de guerre est particulièrement évidente.

Ci-dessous, vous pouvez lire le texte de la nouvelle de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en Aout 1855” partie B avec texte traduit en français.

Vous pouvez lire le texte de la nouvelle de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en Aout 1855” avec texte traduit en anglais ici.

Dans le menu ci-dessus ou sur le côté, vous pouvez lire le texte de l’histoire de guerre de Léon Tolstoï: “Sébastopol en Aout 1855” traduit dans d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et non à la guerre, paix !

 

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Léon Tolstoï

Sébastopol en Aout 1855

 

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Nouvelle de Guerre

Nouvelle 3 Partie B

Texte intégral traduit en Français

 

XV.

 

         Kozeltsov aîné, ayant rencontré dans la rue un soldat de son régiment, se dirigea directement en sa compagnie vers le cinquième bastion.
— Rasez le mur, Votre Noblesse ! lui dit le soldat.
— Pourquoi donc ?
— Il y a danger, Votre Noblesse. En voilà une qui passe par dessus, répondit-il, en prêtant l’oreille au sifflement d’un projectile qui alla frapper le sol durci de l’autre côté de la rue.

Kozeltsov, sans écouter le soldat, marchait bravement au milieu du chemin.

C’étaient toujours les mêmes rues, les mêmes lueurs même plus fréquentes encore, les mêmes bruits, les mêmes gémissements, les mêmes rencontres de blessés, les mêmes batteries, parapets et tranchées qu’il avait vus au printemps, alors qu’il était à Sébastopol ; mais actuellement tout cela revêtait un aspect plus triste et en même temps plus énergique : plus de maisons étaient éventrées, les lumières avaient totalement disparu des fenêtres, excepté à la maison Kouchtchine qui était l’hôpital ; on ne rencontrait plus aucune ‘femme ; les visages n’avaient plus leur air d’insouciance et d’habitude du danger comme avant ; ils portaient l’empreinte d’une anxieuse attente, de la lassitude et de la contention.

 

Voici enfin la dernière tranchée, voici qu’on entend la voix d’un soldat du régiment de P. qui reconnaît son ex-commandant de compagnie et voici le troisième bataillon qui est là debout dans l’obscurité, serré contre la muraille qu’éclairent un instant par intervalles les salves d’artillerie et l’on perçoit un bruit de voix et des cliquetis d’armes.

— Où est le commandant du régiment ? demanda Kozeltsov.
— Dans le blindage, chez ceux de la flotte, Votre Noblesse ! répondit un soldat de bonne volonté. Si vous voulez, je vais vous conduire.

De tranchée à tranchée, le soldat amena Kozeltsov à un fossé transversal. Là était posté un matelot fumant sa pipe ; derrière lui s’apercevait une porte qui laissait filtrer une lumière.
— On peut entrer ?
— Je vais vous annoncer. Et le matelot disparut par la porte.

On entendait deux voix qui parlaient.
— Si la Prusse continue à garder la neutralité, disait l’une d’elle, l’Autriche elle aussi…
— Qu’importe l’Autriche, disait l’autre voix, si les peuples slaves… Eh bien, dis d’entrer.

 

Kozeltsov ne s’était jamais trouvé auparavant dans ce blindage. Il l’impressionna par son élégance. Le sol était parqueté, des paravents masquaient la porte. Deux lits étaient dressés le long des murs ; dans le coin était suspendue une grande icône de la Mère de Dieu dans un entourage doré et devant brûlait une veilleuse en verre rose. Sur l’un des lit dormait tout habillé un marin ; sur l’autre, devant la table qui supportait deux bouteilles de vin déjà entamées, se tenaient assis ceux qui causaient, le nouveau commandant du régiment et son aide de camp.

Quoique Kozeltsov fût loin d’être un peureux et qu’il n’eût absolument aucune faute à se reprocher soit à l’égard du gouvernement, soit envers le commandant du régiment, il eut une certaine appréhension à la vue de ce dernier, qui était pourtant encore récemment son camarade, et il se sentit fléchir sur ses jarrets devant lui, tellement ce colonel mit de hauteur dans sa façon de se lever et de l’écouter. En outre l’aide de camp aussi, resté assis là, le troublait par sa pose et son regard qui semblaient lui dire : « Je ne suis ici que comme ami de votre colonel.

 

Ce n’est pas à moi que vous vous présentez, je n’ai ni le droit ni le désir d’exiger de vous la moindre marque de respect ». « C’est curieux, pensait de son côté Kozeltsov en examinant son chef, il n’y a que sept semaines qu’il a pris son régiment et déjà dans tout ce qui l’entoure, dans son vêtement, dans sa démarche, son regard, se montre l’autorité d’un chef, cette autorité que d’ailleurs il tient moins de son âge, de son ancienneté de services, de son mérite militaire que de la fortune qui s’attache aux fonctions de colonel.

Y a-t-il si longtemps, ruminait-il, que ce même Batrichtchev faisait la débauche avec nous, portait des semaines entières les mêmes chemises en indienne insalissable et mangeait, sans jamais inviter personne, ses éternelles côtelettes de hachis et ses croquettes au fromage ? Et maintenant ! Une chemise de toile de Hollande apparaît par dessous sa tunique de beau drap à larges manches, il fume des cigares de dix roubles, il a sur la table une bouteille de Château-Laffitte de six roubles ; tout cela a dû être acheté à Simféropol par le fourrier à des prix invraisemblables.

Et dans ses yeux, cette expression de froid orgueil d’un aristocrate de la fortune qui a l’air de vous dire : « Bien que je sois ton camarade en qualité de colonel de la nouvelle école, n’oublie pas que tu n’as que soixante roubles d’appointements par tiers d’année, tandis qu’il me passe par les mains des dizaines de milliers de roubles et sois bien persuadé que je sais que tu donnerais la moitié de ta vie pour être seulement à ma place. »

 

— Vous avez mis un peu longtemps à vous guérir, dit le colonel à Kozeltsov, avec un regard froid.
— J’étais malade, colonel, et encore maintenant ma blessure n’est pas très bien cicatrisée.
— Alors vous avez eu tort de revenir, fit le colonel avec un regard un peu incrédule à la solide carrure de l’officier.

Vous pouvez tout de même faire votre service ?
— Oui, parfaitement.
— Eh bien, tant mieux. Alors vous reprendrez à l’enseigne Zaïtsov la neuvième compagnie, celle que vous aviez ; vous allez recevoir l’ordre écrit.
— A vos ordres.
— Veuillez, en vous en allant, m’envoyer l’aide de camp du régiment, conclut le colonel, en indiquant par un léger salut que l’audience était terminée.

 

Tout en sortant du blindage, Kozeltsov grommela quelque chose à plusieurs reprises en haussant les épaules comme s’il éprouvait un déplaisir, une gêne ou un mouvement de mauvaise humeur et non pas précisément contre le commandant du régiment, il n’avait pas motif pour cela, mais contre lui-même ; il était comme mécontent de tout ce qui l’entourait-La discipline et sa condition, à savoir la subordination, n’est agréable, comme tous les rapports fixés par les règlements, que lorsqu’elle est fondée à la fois sur la reconnaissance réciproque de sa nécessité et sur l’aveu de la part du subordonné de la supériorité, de l’expérience, des mérites militaires, même simplement de la haute valeur morale du chef.

Par contre, dès l’instant que la discipline, comme cela se produit souvent chez nous, ne repose que sur le hasard des nominations ou des considérations de fortune, elle se transforme toujours d’une part en morgue et de l’autre en envie secrète et en animosité, si bien qu’au lieu de produire un effet utile de cohésion des masses en un tout, elle atteint un résultat absolument contraire. L’homme qui ne se sent pas capable, par ses mérites personnels, d’inspirer le respect, redoute instinctivement de se rapprocher de ses subordonnés et s’efforce par des manifestations extérieures d’autorité d’éloigner de lui la critique. Le subordonné, ne voyant que ces marques extérieures et offensantes pour lui du commandement, n’en conclut rien de bon pour son chef, la plupart du temps d’ailleurs injustement.

 

 

XVI.

 

Avant d’aller trouver ses officiers, Kozeltsov s’en fut souhaiter le bonjour à sa compagnie et examiner la position qu’elle occupait. Les parapets de gabions, la topographie des tranchées, les pièces de canon devant lesquelles il passait, même les obus et les éclats qu’il heurtait du pied, tout cela, illuminé continuellement par le feu des décharges, lui était bien connu ; tout cela s’était profondément gravé dans sa mémoire trois mois auparavant, au cours des quinze jours qu’il avait sans discontinuer passés au bastion même.

Malgré l’horreur de ces souvenirs, une sorte de charme se mêlait à ce passé et il reconnaissait avec plaisir les lieux et les objets comme si les jours vécus eu cet endroit lui avaient procuré beaucoup d’agrément. La compagnie était disposée le long du mur de défense menant au sixième bastion.

Kozeltsov pénétra dans un long abri blindé, complètement ouvert du côté de l’entrée, où on lui avait dit que se trouvait la neuvième compagnie. Littéralement on ne savait pas où y poser le pied, tellement, depuis l’entrée, le blindage était bondé de soldats.

 

En un endroit brûlait une chandelle de suif toute tortue, que tenait un soldat couché.
Un autre épelait dans un livre à la lueur de la chandelle. Dans la demi-obscurité et la puanteur de l’abri s’apercevaient des têtes dressées, prêtant une oreille avide au lecteur. Le livre était un abécédaire et, comme il entrait, l’officier entendit les mots suivants : « La crainte… de la mort est un sentiment inné chez l’homme »…

— Mouchez la chandelle ! dit une voix. C’est un très beau livre.

« Dieu… existe… » continuait le lecteur.

Lorsque Kozeltsov demanda le sergent-major, celui qui lisait se tut, les soldats remuèrent, toussèrent, se mouchèrent, comme il arrive toujours après un silence forcé. Le sergent-major, en se reboutonnant, se leva’ du groupe occupé à la lecture et au travers des jambes de ceux qui ne savaient où les caser et même en marchant dessus, s’approcha de l’officier.

— Bonjour, frère ! c’est là toute notre compagnie?
— Bonne santé et bons souhaits d’arrivée, Votre Noblesse ! répondit le sous-officier avec un gai et amical clin d’œil. Alors vous êtes rétabli, Votre Noblesse? Allons, Dieu soit loué. On commençait à s’ennuyer sans vous.
On voyait de suite que Kozeltsov était aimé à la compagnie.

 

Dans le fond du blindage on entendait des voix se répéter : « L’ancien capitaine est arrivé, celui qui était blessé, Kozeltsov, Mikhaïl Sémionytch » et autres propos semblables. Quelques-uns même s’avancèrent vers lui et le tambour vint le saluer.

— Bonjour, Obantchouk ! dit Kozeltsov. Ça va toujours ? Bonjour, les enfants ! ajouta-t-il en élevant la voix.
— Bonne santé ! entendit-on résonner dans tout l’abri.
— Comment vont les affaires, les enfants ?
— Mal, Votre Noblesse : le Français a le dessus. Ah ! il nous en envoie depuis ses retranchements et on en a assez, mais il ne sort pas à découvert.

— Peut-être que j’aurai la chance de le voir sortir, les enfants ! répondit l’officier. Ce ne sera pas la première fois que nous marcherons ensemble et on les rossera encore.
— Heureux de faire notre possible, Votre Noblesse ! dirent plusieurs voix.
— C’est qu’il est brave, Notre Noblesse, ah ! oui, bien brave ! dit le tambour à mivoix à un de ses compagnons, mais de façon qu’on l’entendît, comme s’il voulait justifier devant lui les paroles de son capitaine et le convaincre qu’il n’y entrait ni vantardise ni invraisemblance.

En quittant ses soldats, Kozeltsov se rendit à la caserne de la défense, pour faire visite à ses camarades les officiers.

 

 

XVII.

 

La grande salle de la caserne était pleine de monde : c’étaient des officiers de toutes les armes, marins, artilleurs et fantassins. Les uns dormaient d’autres bavardaient assis sur un caisson ou un affût de pièce de forteresse, d’autres encore, qui formaient le groupe le plus important et le plus bruyant derrière la voûte, étaient assis par terre sur des bourkas étendues, en train de boire du porter et de jouer aux cartes.

— Tiens ! Kozeltsov. Kozeltsov, tu as bien fait de venir, tu es un brave !.. Et ta blessure ? dirent des voix de divers côtés. On voyait que là aussi il était aimé et qu’on était content de le revoir.

Après avoir serré la main à ses amis, Kozeltsov se joignit au groupe bruyant des officiers qui jouaient aux cartes, parmi lesquels il y avait surtout de ses camarades.

 

Un beau brun, maigre et sec, au long nez, avec de grandes moustaches qui prenaient sur les joues, taillait une banque de ses doigts fins et blancs, dont l’un était orné d’un gros anneau d’or armorié. Il taillait vite et sans soin, visiblement ému, en se donnant un air indifférent. A sa droite, était étendu accoudé un major grisonnant, déjà passablement éméché qui, avec un sang-froid affecté, pontait à un demi-rouble la partie et réglait son compte immédiatement.

A sa gauche, se tenait accroupi un petit officier au teint coloré et au visage en sueur qui souriait et plaisantait d’un air contraint quand ses cartes étaient tuées. Il fouillait sans cesse dans la poche vide de son pantalon et jouait par grosses mises, mais évidemment non argent comptant, ce qui faisait faire la grimace au beau brun. Dans la pièce, tenant une grosse liasse d’assignats, allait et venait un officier chauve, maigre et pâle, au visage glabre, avec une bouche énorme et méchante, qui ne faisait que mettre au va-banque de l’argent liquide et gagnait à tout coup.

 

Kozeltsov avala un verre d’eau-de-vie et prit place auprès des joueurs.

— Pontez donc, Mikhaïl Sémionytch ! lui dit le banquier. Vous avez apporté des masses d’argent, je suppose.
— Où les aurais-je pêchés! Au contraire, j’ai dépensé en ville mon dernier argent.
— Que dites-vous ? Sûrement vous avez roulé quel qu’un à Simféropol.
— Ah ! de bien peu, dit Kozeltsov, mais ne se souciant pas d’être cru, il se déboutonna et prit de vieilles cartes.
— On peut toujours essayer. Quelles farces ne fait pas le diable ! Il y avait un moucheron qui, vous savez, a su faire des prodiges. Buvons seulement un peu pour nous donner du courage.

Peu de temps après, ayant absorbé encore trois petits verres et plusieurs gobelets de porter, il se trouva monté au diapason de la société, c’est-à-dire qu’il vit un peu les choses à travers un brouillard et qu’il perdit ses derniers trois roubles.

Le petit officier tout en sueur avait déjà à son compte une perte de cent cinquante roubles.
— Décidément, ça ne va pas, fit-il en préparant négligemment une nouvelle carte.
— Veuillez envoyer, lui dit le banquier, en s’arrêtant un instant de tailler et en le regardant.
— Permettez-moi d’attendre à demain, répondit l’officier en se levant et en fouillant vainement sa poche vide.

— Hum ! grogna le banquier et, distribuant rageusement les cartes à droite et à gauche, il acheva la taille. Tout de même, ça ne peut pas continuer comme ça, continua-t-il en posant les cartes. Je fais grève. Ça ue peut pas durer, Zakhar Ivanytch, nous jouons argent comptant et non sur l’ardoise.

— Quoi ? N’avez-vous donc pas confiance en moi ? C’est drôle, ma parole !
— Et qui va donc me payer ? grommela le major, déjà fortement pris de boisson et qui venait de gagner huit roubles. J’ai réglé déjà plus de vingt roubles et quand je gagne, je ne touche rien.
— Et moi, avec quoi paierai-je ? dit le banquier, s’il n’y a pas d’argent sur table.
— Ça m’est bien égal ! s’écria le major en se levant, je joue avec vous, avec d’honnêtes gens et non avec ceux-là.

 

L’officier se fâcha soudain.

— Je dis que je paierai demain ; comment osez-vous m’adresser des injures?
— Je dis ce qui me plaît ! Les honnêtes gens n’agissent pas ainsi, voilà tout.
— Allons, assez, Fédor Fédoryth ! firent tous les autres pour retenir le major. Cela suffit.
Mais ou eût dit que celui-ci n’attendait que cet appel au calme pour se livrer à toute sa fureur. Il bondit soudain et se dirigea en titubant vers son adversaire.

— Je vous dis des insolences? Et qui donc est votre aîné, qui donc sert le tsar depuis plus de vingt ans? Des injures? Gamin que tu es! cria-t-il soudain d’une voix perçante, excité de plus en plus par les éclats de sa propre voix. Misérable ! Tirons plutôt le rideau sur cette scène profondément affligeante. Demain, aujourd’hui même, peut-être, chacun de ces hommes ira avec joie et orgueil s’exposer à la mort et saura mourir avec calme et fermeté.

La seule consolation, dans ces circonstances qui glacent d’épouvante l’imagination la plus maîtresse d’elle-même, où disparait tout ce qui est humain, où toute espérance de salut s’évanouit, la seule consolation est dans l’oubli, dans l’abolition de la conscience. Au fond de l’âme de chacun de nous se cache la noble étincelle qui en fera un héros ; cette étincelle se lasse de toujours briller, mais vienne la minute fatale, elle éclatera en grande flamme et éclairera de grandes choses.

 

 

XVIII

 

Le lendemain, le bombardement continua toujours avec la même violence. A onze heures du matin, Volodia Koseltsov se trouvait parmi les officiers de la batterie et ayant pu déjà un peu s’accoutumer à eux, examinait ces nouveaux visages, observait, contait des anecdotes. Cette conversation modeste, avec quelque prétention à la science, des officiers d’artillerie, lui inspirait du respect et lui était agréable. La jolie mine d’ailleurs de Volodia, réservée et innocente, prédisposait en sa faveur.

Le plus ancien des officiers dans la batterie, le capitaine, un roux de petite taille, portant un toupet et les cheveux lissés sur les tempes, qui avait été nourri dans les anciennes traditions de l’artillerie, un chevalier servant des dames posant pour le savant, interrogeait le jeune homme sur ses connaissances dans son art, sur les nouvelles découvertes, le raillait gentiment sur sa jeunesse et sa jolie figure et le traitait en somme comme s’il était son fils, ce qui n’était pas sans plaire beaucoup à Volodia.

Le sous-lieutenant Diadenko, un jeune officier qui parlait par o et avait l’accent petit-russien, avec son manteau déchiré et ses cheveux ébouriffés, bien qu’il eût le verbe très haut et qu’il ne laissât échapper aucune occasion de discuter âprement sur tout sujet, malgré ses mouvements brusques, plut quand même à Volodia qui, sous cette rude écorce, eut vite fait d’apercevoir un excellent homme et un très bon cœur.

 

Diadenko offrait à tout moment ses services au jeune officier et lui démontrait qu’aucune des batteries de Sébastopol n’avait été établie suivant les règles. Il n’y eut que le lieutenant Tchernovitski, avec ses hauts sourcils, bien qu’il fût plus poli que tous les autres et qu’il portât une tunique assez propre, non pas neuve, il est vrai, mais soigneusement raccommodée, bien qu’il exhibât une chaîne d’or sur un gilet de satin, qui ne fut pas beaucoup du goût du jeune homme.

Il ne cessait de le questionner sur l’empereur et le ministre de la guerre, il lui racontait, avec un enthousiasme assez factice, les exploits de bravoure accomplis à Sébastopol, il se plaignait de la rareté du vrai patriotisme, de l’absurdité des dispositions prises, bref, il faisait étalage de beaucoup de connaissances, d’esprit et de nobles sentiments ; mais tout cela parut à Volodia être appris d’avance et peu naturel. Et surtout, il avait remarqué que les autres officiers évitaient presque de parler à Tchernovitski.

 

Le junker Vlang que, la veille, Volodia avait dérangé dans son sommeil, était présent également. Il ne disait rien. Assis modestement dans son coin, il riait quand il y avait de quoi rire, rappelait aux autres ce qu’ils oubliaient, faisait servir l’eau-de-vie et roulait les cigarettes de tous les officiers.

Etaient-ce les manières modestes et polies de Volodia, qui le traitait comme un officier et non pas comme un gamin dont on se faisait un jouet, était-ce son physique agréable qui avait séduit Vlanga, ainsi que l’appelaient les soldats, en donnant, ou ne sait pourquoi une terminaison féminine à ce nom, toujours est-il que le junker ne détachait pas ses grands yeux, bons mais assez sots, du visage du nouvel officier ; il devinait et prévenait ses moindres désirs, comme étant sans cesse en une sorte d’extase qui, bien entendu, n’échappa pas aux autres et provoqua leurs rires.

 

Avant le dîner, on releva de son poste au bastion le capitaine en second qui vint rejoindre la société. Cet officier, nommé Kraut, était blond, dégourdi et beau garçon, il avait de longues moustaches et des favoris roux ; il parlait très bien le russe, mais trop correctement et avec trop d’élégance pour un vrai Russe. Dans son service et sa manière de vivre, il se comportait comme quand il parlait.

Il remplissait parfaitement ses fonctions, était un excellent camarade et l’homme le plus sérieux dans les affaires d’argent ; mais comme homme, tout simplement, il lui manquait quelque chose, justement parce qu’il était vraiment trop parfait. Comme tous les Allemands devenus Russes, par un étrange contraste avec les Allemands d’Allemagne qui sont des idéalistes, il était pratique au plus haut degré.

— Le voilà, notre héros, qui arrive, dit le capitaine, tandis que Kraut avec de grands gestes et en faisant tinter ses éperons entrait gaîment. Que désirez-vous, Friedrich Krestianytch, du thé ou de l’eau de-vie?
— J’ai déjà commandé du thé, répondit l’officier interpellé, mais tout de même on peut prendre de l’eau-de-vie pour se réjouir un peu le cœur. Très heureux de faire votre connaissance, soyez le bienvenu ici, ajouta-t-il à l’adresse de Volodia qui se levait pour saluer. Capitaine en second Kraut. Un artificier m’avait dit au bastion que vous étiez arrivé nier au soir.

 

— Je vous remercie beaucoup de votre lit ; j’y ai couché cette nuit.
— Y avez-vous été bien ? Il a un pied de cassé et il n’y a personne pour le raccommoder par ce temps de siège. Il a fallu le caler.
— Eh bien, la faction s’est bien passée ? demanda Diadenko.
— Oui, pas mal. Il y a Skvortsov qui a été atteint et ils ont bien arrangé hier un affût : ils ont mis en miettes le flasque.

 

Il se leva et se mit à aller et venir. Il était visible qu’il jouissait du plaisir d’avoir échappé au danger.

— Eh bien ! Dmitri Gavrilytch, dit-il en tapant amicalement sur les genoux du capitaine, comment ça va-t-il, mon père ? Et les promotions proposées ? Il n’en est pas encore question ?

— Non, encore rien.
— Et il n’y en aura pas, affirma Diadenko, je vous l’avait prédit.
— Pourquoi donc ?
— Parce que le rapport a été mal fait.
— Ah ! le chicanier, le chiacanier ! dit Kraut avec un gai sourire. Une vraie caboche de Petit-Russien ! Eh bien, pour vous faire enrager, vous allez passer lieutenant.

— Pas le moins de monde.
— Vlang, apportez-moi donc ma pipe et bourrez-la, cria Kraut au junker qui tout de suite courut chercher la pipe.
Cet homme donnait de l’entrain à tout le monde ; il faisait des récits du bombardement, demandait ce qu’on avait fait en sou absence, interpellait chacun.

 

 

XIX

 

— Eh bien ! vous êtes déjà installé chez nous ? demanda Kraut à Volodia. Pardon, quel est votre prénom et votre patronyme? Vous connaissez les usages dans l’artillerie ? Avez-vous acquis un cheval de selle ?

— Non, répondit Volodia, je ne sais comment faire. J’en ai parlé au capitaine : « Je n’ai pas de cheval, lui ai-je dit, et d’argent pas davantage ; j’attends d’avoir touché mes frais de fourrage et de route. » Jusque là j’ai l’intention de demander son cheval au commandant de batterie, mais je crains qu’il ne me refuse.

— Apollon Serguiéitch ! dit Kraut en produisant un petit bruit des lèvres marquant le doute et il regarda le capitaine : Vous croyez !

— Et puis, s’il refuse, c’est un petit malheur, répondit le capitaine ; à vrai dire, ici on n’a pas beaucoup besoin d’un cheval. D’ailleurs, on peut toujours essayer ; je le lui demanderai aujourd’hui même.

— Ah ! vous ne le connaissez pas, intervint Diadenko. Il refuserait tout autre chose, mais pour cela, jamais de la vie… Voulez-vous parier ?

— C’est bien connu, vous êtes toujours là pour contredire.

 

— Si je contredis, c’est que je suis sûr. Pour tout autre chose il est avare, mais il donnera son cheval, parce que cela ne lui fera aucune économie.

— Comment ! aucune économie ! alors que l’avoine lui revient ici à huit roubles, dit Kraut. Il y a économie à ne pas entretenir inutilement un cheval.

— Demandez donc Skvorets , Vladimir Sémionytch ! proposa Vlang qui revenait avec la pipe de Kraut. C’est un excellent cheval.

— Celui qui vous a versé dans un fossé à Soroki , hein, Vlanga ? dit en riant le capitaine en second.

— Mais, qu’est-ce que vous parlez d’avoine à huit roubles, insista Diadenko, alors que le cours chez lui est à dix roubles et demi ; il va de soi qu’il n’a rien à gagner.

— Et croyez-vous qu’il ne lui reste rien entre les mains ! Si jamais vous êtes commandant de batterie, vous ne prêterez pas votre cheval, même pour une promenade en ville.

 

— Quand je serai commandant de batterie, mes chevaux, mon père, auront quatre garnets d’avoine à manger par jour et je ne m’en ferai pas des rentes, n’ayez crainte.

— Qui vivra verra, dit le capitaine en second, vous aussi, vous ferez des bénéfices et ceux-là également, quand ils commanderont une batterie, rempliront leurs poches avec ce qu’ils pourront ramasser, ajouta-t-il en désignant Volodia.

— Qu’est-ce qui vous fait supposer, Friedrich Krestianytch, que ceux-là aussi voudront faire des profits ? intervint Tchernovitski. Il a peut-être bien de la fortune : alors, pourquoi en ferait-il ?

— C’est qu’aussi… excusez, capitaine, dit Volodia en rougissant jusqu’aux oreilles…
c’est que je trouve cela malhonnête.

— Hé ! voyez donc cet homme à principes ! dit Kraut. Arrivez seulement au grade de capitaine et vous ne parlerez plus ainsi.

— Je m’en moque ; tout ce que je dis, c’est que je ne dois pas prendre l’argent qui ne m’appartient pas.

 

— Et moi je vous dirai ceci, jeune homme, commença le capitaine sur un ton plus sérieux. Savez-vous que lorsque vous commanderez une batterie, il vous restera sûrement entre les mains, si vous conduisez bien vos affaires, dans les cinq cents roubles en temps de paix et, en temps de guerre, dans les sept à huit mille roubles, rien que sur les chevaux. Le commandant de batterie n’a pas à se mêler des vivres des soldats : c’est là une tradition constante dans l’artillerie.

Si vous êtes un mauvais administrateur, il ne vous restera rien. Maintenant, vous avez à dépenser, en plus de ce qui est réglementaire, ajouta-t-il en comptant sur ses doigts ; pour la ferrure, primo ; pour la pharmacie, secundo ; pour les frais du bureau, tertio ; pour les chevaux de selle, on vous donne cinq cents roubles, par animal, mon père, tandis que le prix de la remonte est de cinquante, c’est ce qu’on exige, quarto.

Vous devez, contrairement aux règlements, renouveler les cols des soldats, avoir un boni pour le charbon ; vous tenez table ouverte pour les officiers. Si vous êtes commandant de batterie, il vous faut vivre convenablement : vous avez besoin d’un équipage, d’une pelisse, de toutes sortes d’objets, de ceci, de cela, de mille choses… que sais-je ?

 

— Et le principal, intervint le capitaine qui jusque là avait gardé le silence, le voici, Vladimir Sémionytch. Mettez-vous bien dans l’esprit qu’un homme comme moi, par exemple, qui a servi pendant vingt ans avec deux cents roubles d’appointement, est constamment dans le besoin : comment ne pas lui accorder le moyen de s’assurer, après son service, au moins un morceau de pain pour ses vieux jours, alors que les commissionnaires ramassent en une semaine des dizaines de mille de roubles !

— Hé ! que signifie tout cela ? reprit le capitaine en second, ne vous hâtez pas de juger les gens ; faites toujours votre service et vous verrez ensuite.

Volodia fut extrêmement confus et mortifié d’avoir ainsi parlé sans réfléchir ; et il murmura quelque chose entre ses dents et continua à écouter en silence Diadenko qui bataillait avec la plus grande ardeur pour contredire ses adversaires.

 

La dispute fut interrompue par l’arrivée du brosseur du colonel annonçant que le dîner était servi.

— Vous devriez dire à Apollon Serguiéévitch qu’il nous fasse donner aujourd’hui du vin, dit Tchernovitski au capitaine en se reboutonnant. Pourquoi donc tant lésiner ? Qu’il vienne à être tué et cela ne profitera à personne.

— Vous le lui direz vous-même, répondit le capitaine.

— Non, vous êtes le plus ancien : il faut observer la hiérarchie en tout.

 

 

XX

 

Une table avait été éloignée de la paroi et recouverte d’une serviette malpropre dans la pièce même où Volodia s’était présenté la veille au colonel. Le chef de la batterie lui tendit cette fois-ci la main et l’interrogea sur Pétersbourg et sur son voyage.

— Voyons, messieurs, que ceux qui boivent de l’eau-de-vie veuillent bien s’approcher. Les enseignes n’en boivent pas, ajouta-t-il en souriant pour Volodia.

Le chef n’avait plus du tout l’air sévère de la veille ; il avait au contraire la mine d’un maître de maison affable et hospitalier et d’un camarade supérieur en grade. Tous les officiers néanmoins, depuis le vieux capitaine jusqu’à ce disputeur de Diadenko, par leur façon de parler en fixant le colonel avec politesse, par leur manière de raser les murs en s’avançant l’un après l’autre pour boire leur eau-de-vie, montraient déjà suffisamment tout le respect qu’ils avaient pour lui.

Le repas consistait en une grosse soupière de chtchi où nageaient des morceaux de bœuf gras, assaisonné très fortement de poivre et de laurier, en tranches à la polonaise avec de la moutarde et en koldouny confectionnés avec un beurre pas très frais. Il n’y avait pas de serviettes, les cuillers étaient de fer-blanc ou de bois, les convives ne disposaient que de deux verres et sur la table n’apparut qu’une pauvre carafe d’eau ébréchée.

 

Pourtant le dîner fut gai ; les conversations ne tarirent pas. Il fut question d’abord de la bataille d’Inkermann à laquelle la batterie avait pris part: chacun donnait ses impressions ou formulait ses appréciations sur les causes de l’insuccès et se taisait aussitôt que le commandant de batterie voulait parler. Puis, tout naturellement on passa à l’insuffisance du calibre des pièces légères, aux perfectionnements nouveaux des canons, ce qui donna l’occasion à Volodia de faire preuve de ses connaissances en artillerie.

On ne s’arrêta pas à parler de la terrible situation actuelle de Sébastopol, comme si chacun y pensait déjà beaucoup trop pour s’en entretenir. Il ne fut nullement question non plus, à la grande surprise et à la mortification de Volodia, des obligations de service que celui-ci devait remplir, comme s’il n’était venu à Sébastopol que pour parler des moyens d’alléger les pièces de canon et pour dîner chez le chef de batterie. Au cours du repas une bombe tomba non loin de la maison qu’ils occupaient. Le plancher et les murailles furent ébranlés comme par un tremblement de terre et les vitres se ternirent sous l’effet de la fumée.

— C’est ce que vous n’avez pas vu, je pense, à Pétersbourg ; mais ici on a souvent de pareilles surprises, dit le commandant. Regardez donc, Vlang, où ça a éclaté.

 

Vlang regarda et dit que c’était sur la place et il ne fut plus question davantage de l’incident.

Vers la fin du dîner, un petit vieillard, le scribe de la batterie, entra avec trois enveloppes cachetées et les remit au chef : « Cette lettre-ci est extrêmement urgente, dit-il ; un cosaque vient de l’apporter de la part du commandant de l’artillerie ».

Chacun des officiers fixa avec une anxieuse attente les mains expertes en pareille matière de leur chef qui brisaient le cachet et tiraient de l’enveloppe ce papier « extrêmement urgent » .«Qu’est-ce que cela peut bien être ? », se demandaient-ils. Cela pouvait être un ordre de congé définitif pour quitter Sébastopol, cela pouvait être une désignation de toute la batterie pour les bastions.

— Encore ! dit le commandant de batterie, en rejetant avec colère le papier sur la table.

— De quoi s’agit-il, ApollonSerguiéitch ? demanda l’officier le plus élevé en grade.

— On réclame un officier avec des servants pour une batterie de mortiers là-bas. En tout, je n’ai que quatre officiers et mes servants ne sont pas même au complet, grommela le colonel et voilà encore qu’on m’en demande. Il faudra cependant que quelqu’un y aille, messieurs, ajouta-t-il, après un instant de silence. Il y a ordre d’être à sept heures au Cheval de frise…

 

Envoyez-moi le sergent-major ? Lequel d’entre vous ira ? Voyons, décidez, messieurs, répéta-t-il.

— II y en a qui n’y sont jamais allés, dit Tchernovitski, en faisant allusion à Volodia.

Le chef de batterie ne dit pas mot.

— Oui, je veux bien y aller, dit Volodia qui sentit une sueur froide lui baigner la nuque.

— Et pourquoi donc ? interrompit le capitaine. Bien entendu, personne ne refuserait, mais il ne convient pas de s’offrir soi-même. Puisque Apollon Serguiéitch nous laisse libres, tirons au sort comme nous avons fait l’autre fois.

Tous furent d’accord. Kraut prépara des bouts de papier, les roula et les plaça dans une casquette. Le capitaine se mit à plaisanter et même profita de l’occasion pour demander du vin au colonel, afin de se donner du courage, dit-il. Diadenko restait à sa place, taciturne ; Volodia souriait vaguement ; Tchernovitski assurait qu’il serait sûrement désigné par le sort ; Kraut restait très calme.

 

On fit tirer Volodia le premier. Il prit un billet qui était un peu plus long que les autres, mais tout de suite il eut envie de le changer, il en prit un autre moins long et plus gros et, après l’avoir déplié, il lut : « Aller. »

— C’est moi, dit-il en laissant échapper un soupir.

— Eh bien, alors, bonne chance ! Vous allez voir le feu du premier coup, dit le chef de batterie, en regardant, avec un bon sourire le visage troublé de l’enseigne, préparez-vous au plus vite. Et, pour que ce soit plus gai, Vlang ira avec vous comme artificier.

 

 

XXI

 

Vlang fut extrêmement satisfait d’avoir été désigné, il courut à la hâte se préparer et, une fois habillé, vint aider Volodia ; il ne cessait de l’engager à emporter avec lui et un lit de camp et une pelisse et de vieux fascicules des Annales de la Patrie et une cafetière à esprit de vin, et bien d’autres choses inutiles. Le capitaine lui conseilla d’étudier, d’après le Manuel , le tir des mortiers et d’en transcrire immédiatement la table des angles de tir. Volodia se mit tout de suite à l’ouvrage et, avec surprise et joie, constata que, s’il était encore quelque peu tourmenté par la crainte du danger et plus encore par l’idée qu’il pourrait se montrer lâche, ce n’était plus du tout au même point que la veille.

Gela était dû aux impressions et aux occupations de la journée et aussi surtout à ce que la peur, comme tout sentiment violent, ne saurait se maintenir longtemps avec la même intensité. En un mot, il en était arrivé à surmonter ses terreurs. A sept heures, au moment où le soleil commençait à se cacher derrière la caserne Nicolas, le sergent-major entra pour lui annoncer que les hommes étaient prêts et attendaient.

— J’ai remis la liste à Vlanga. Vous voudrez bien la lui demander, Votre Noblesse, ditil.

 

Une vingtaine de soldats d’artillerie, armés de sabres-baïonnettes, mais sans équipement, stationnaient au coin de la maison. Volodia s’avança vers eux en compagnie du junker. « Faut-il leur faire un Le Manuel à l’usage des officiers d’artillerie par Bézac. (Note de Tolstoï). petit discours, ne leur dire que : Bonjour, les enfants ! on ne rien dire du tout ? pensa-t-il. Mais pourquoi ne pas leur dire : Bonjour, les enfants ! C’est même obligatoire. » Et tout d’un coup il se mit à crier de sa petite voix sonore : « Bonjour, les enfants ! » Les soldats lui répondirent gaiement.

Cette voix jeune et fraîche résonnait agréablement aux oreilles de chacun. Volodia marcha gaillardement à leur tête et bien que son cœur battît comme s’il avait couru pendant plusieurs verstes à perdre haleine, sa démarche était légère et sa mine joyeuse.

Arrivé auprès du mamelon Malakhov , alors qu’il gravissait la pente, il remarqua que Vlang, qui ne le quittait pas d’une semelle et qui paraissait si brave entre quatre murs, ne faisait que se retourner et que baisser la tête, comme si les bombes et les boulets, qu’on entendait siffler très nombreux en cet endroit, se dirigeaient tous sur lui. Plusieurs des soldats faisaient de même et sur la plupart des visages se montrait sinon la peur, du moins l’inquiétude. Cette constatation rassura et aguerrit définitivement Volodia.

 

« Me voici donc, moi aussi, sur le mamelon Malakhov que j’avais bien tort de croire si effrayant. Et je peux avancer sans courber la tête devant les boulets et j’ai beaucoup moins peur que tous les autres ! Je ne suis donc pas un lâche », pensa-t-il avec satisfaction et même avec certain air de suffisance.

Pourtant cette intrépidité et ce mouvement de fatuité lurent bien vite mis à l’épreuve par le spectacle qui se présenta à lui inopinément dans les ténèbres, à la batterie Kornilov, alors qu’il était à la recherche du chef du bastion. Quatre matelots tenaient, près du parapet, par les bras et les jambes, un cadavre sanglant dépouillé de ses bottes et de sa capote et le balançaient pour le précipiter par dessus le parapet. Le lendemain d’un bombardement, en effet, on ne parvenait pas à ramasser tous les corps sur les bastions et on les amoncelait dans le fossé pour en débarrasser les batteries.

Volodia fut un instant frappé de stupeur, en voyant le corps heurter le sommet du parapet, puis rouler lentement dans la fosse. Par bonheur pour lui, au même moment, il se croisa avec le chef du bastion qui lui transmit les ordres et lui fournit un guide pour le mener à la batterie et au blindage désigné pour les servants.

Je me dispenserai de narrer toutes les horreurs, tous les dangers que notre héros rencontra et ses désillusions pendant cette soirée-là ; comment, au lieu d’un matériel de tir comme il en avait vu au champ de tir de Volkovo , dans toutes les conditions possibles de précision et d’ordre qu’il espérait rencontrer également à la batterie, il se trouva en présence de deux mortiers sans appareils de pointage, dont l’un avait été endommagé par un boulet à la gueule et l’autre reposait sur les débris d’une plateforme démolie ; comment aucun des projectiles n’avait le poids indiqué dans le Manuel ; comment deux de ses hommes furent blessés et comment lui-même enfin se trouva plus de vingt fois à deux doigts de la mort.

 

Par bonheur on lui avait assigné comme aide un chef de pièce d’une taille colossale, un marin qui, depuis le commencement du siège, maniait ces mortiers et l’avait persuadé qu’on pouvait se servir encore de ces engins : il l’avait conduit de nuit avec une lanterne dans tout le bastion aussi tranquille que s’il avait été dans son jardin et lui avait promis que pour le lendemain tout serait arrangé.

Le blindage dans lequel son guide l’avait conduit était creusé dans un sol rocailleux, profond de deux sagènes cubiques, en forme de fosse allongée recouverte par des poutres en chêne d’une archine d’épaisseur. II put s’y loger avec tous ses hommes. Aussitôt que Vlang eut aperçu la petite porte basse d’une archine environ de haut, du blindage, il s’y précipita le premier à corps perdu, avant tous les autres, si bien qu’il faillit se casser un membre sur le sol raboteux et se fourra dans un coin d’où il ne bougea plus.

Quant à Volodia, lorsque tous ses soldats se furent casés par terre le long des parois, quelques-uns fumant leur pipe, il cala son lit dans un coin, alluma une bougie et s’allongea, la cigarette aux lèvres. Au-dessus, des détonations continuelles se faisaient entendre, pas très violentes cependant, hormis un canon placé tout près qui ébranlait si fort le réduit que de la terre tombait du plafond. Dans le blindage même tout était calme.

 

Les hommes, encore quelque peu effarouchés en présence du nouvel officier, échangeaient de rares paroles, pour se dire l’un à l’autre de se ranger ou se demander du feu ; un rat grattait quelque part entre les pierres, tandis que Vlang, incomplètement remis de ses émotions et avec des regards égarés à droite et à gauche, poussait tout d’un coup de bruyants soupirs.

Volodia, étendu sur sa couchette, dans ce coin bondé de gens, à la lueur de sa seule bougie, éprouvait le même sentiment de bien-être que dans son enfance, lorsque, en jouant à cachecache, il se fourrait dans une armoire ou dans les jupes de sa mère et que, retenant sa respiration, il restait aux écoutes, terrorisé par l’obscurité et en même temps éprouvant de vraies délices. Il avait le coeur à la fois quelque peu serré et dilaté par la joie.

 

 

XXII

 

Dix minutes plus tard, les soldats s’étaient enhardis et s’étaient mis à causer entre eux. Tout près de la fenêtre et du lit de l’officier se trouvaient placés les plus gradés, deux artificiers : l’un, un vieux à cheveux blancs, décoré de toutes les croix et médailles, à l’exception de celle de Saint-Georges ; l’autre, un jeune, sorti des enfants de troupe, qui fumait des cigarettes roulées d’avance. Le tambour, comme toujours, s’était mis complaisamment au service de l’officier. Des bombardiers et les artilleurs montés étaient assis dans le voisinage, tandis que là-bas, dans l’ombre près de l’entrée s’étaient casés les «humbles». Ce fut parmi eux que la conservation s’engagea.

Elle eut pour prétexte le bruit que fit un homme en pénétrant brusquement dans l’abri.

— Eh bien ! frère, tu ne tiens pas à moisir dans la rue ? Les filles ne s’y amusent donc plus ? demanda une voix.

— On y chante de si belles chansons qu’au village on n’en a jamais entendu de pareilles, dit en riant celui qui avait fait irruption dans le blindage.

— Et Vassine n’aime pas les bombes, oh ! mais, pas du tout ! dit-on dans le coin aristocratique.

— Oui, mais quand il le faut, ça change de note ! répondit la voix lente de Vassine qui faisait taire tous les autres quand il parlait. Le 24 de ce mois, fallait voir comme on tirait jusqu’à la gauche ; mais quoi ? Si on nous tue dans la m…, le gouvernement ne nous dira pas même merci, à nous autres.

 

A ces paroles, ils partirent tous d’un éclat de rire.

— A propos, Melnikov, je crois bien qu’il est toujours dehors, dit quelqu’un.

— Ramenez-le donc par ici, ce Melnikov, dit le vieil artificier ; c’est vrai qu’on va le tuer comme ça, pour rien.

— Quel est ce Melnikov ? demanda Volodia.

— Ah ! Votre Noblesse, c’est une espèce d’imbécile de chez nous. Il n’a peur d’absolument rien et le voilà maintenant toujours dehors. Vous le verrez : il a tout à fait l’air d’un ours.

— Oui, mais il sait conjurer les sorts, dit dans l’autre coin la voix lente de Vassine.

Melnikov entra à ce moment. C’était un homme roux, le teint coloré, de forte corpulence, ce qui est extrêmement rare chez des soldats ; il avait un énorme front proéminent et des yeux d’un bleu clair à fleur de tête.

 

— Quoi ? Tu n’as pas peur des bombes ? demanda Volodia.

— Pourquoi en avoir peur ! répondit Melnikov, en se faisant petit et en se grattant.

Les bombes ne me tueront pas, je le sais bien.

— Alors, tu resterais volontiers par ici ?

— Oui, c’est sûr, que je voudrais. On s’y amuse, répliqua-t-il en éclatant de rire soudain.

— Oh ! alors il faudrait te prendre pour une sortie. Si tu veux, j’en parlerai au général ? fit Volodia qui cependant ne connaissait aucun général.

— Comment donc ! Mais oui, je veux bien ! Et Melnikov se cacha derrière les autres.

— Si on jouait à la bernique, les enfants ! Qui est-ce qui a des cartes? dit-il alors d’une voix précipitée.

Bientôt en effet une partie s’engagea dans le coin de derrière ; des tapes sur le nez, des rires, des cris pour annoncer les atouts retentirent. Volodia prit le thé avec le samovar que le tambour lui avait préparé, en offrit aux artificiers, plaisanta, bavarda avec eux, désireux de se faire une popularité et fort satisfait des égards qu’ils lui témoignaient.

 

Les soldats, de leur côté, voyant que le maître était « simple », se mêlèrent à la conversation. L’un racontait que l’état de siège à Sébastopol allait bientôt finir, que quelqu’un de la marine, en qui il avait confiance, lui avait dit que « Kistentine », le frère du tsar, allait arriver à leur secours avec une flotte « méricaine », qu’il y aurait sous peu un accord défendant de tirer le canon pendant quinze jours et leur permettant de respirer, disant aussi que si quelqu’un enfreignait la défense, il paierait une amende de soixante-quinze kopeks pour chaque coup de feù tiré.

Vassine, que Volodia avait pu déjà examiner, était de petite taille, avait de gros bons yeux et portait les favoris ; il raconta, d’abord au milieu du silence général puis des rires, comment, étant en permission, on avait été en premier lieu enchanté de le voir, mais qu’ensuite son père l’avait envoyé au travail, que le lieutenant forestier lui avait dépêché ses drojkis pour qu’il allât chercher sa femme. Toutes ces histoires divertirent beaucoup Volodia. Il ne ressentait plus aucune terreur ni n’était incommodé par l’étroitesse du réduit et la pesanteur de l’air ; bien au contraire, il se sentait léger et très à son aise.

 

Déjà beaucoup de soldats ronflaient. Vlang lui aussi s’allongea sur le sol et le vieil artificier, qui avait étendu à terre son manteau, marmottait en se signant ses prières du soir, quand Volodia voulut sortir du blindage pour voir ce qui se passait dehors.

— Enlève donc tes jambes ï se disaient les soldats l’un à l’autre, lorsqu’il se leva et ils lui ouvrirent un passage.
Vlang qui paraissait endormi, leva brusquement la tête et saisit Volodia par le pan de sa capote.

— Voyons, écoutez-moi, n’y allez pas. Est-ce possible ? dit-il avec insistance et les larmes aux yeux. C’est que vous ne savez sans doute pas ; là-bas les boulets pleuvent sans discontinuer ; il vaut mieux rester ici…
Malgré les supplications de Vlang, Volodia se glissa hors du blindage et alla s’asseoir sur le seuil où Melnikov était occupé à se rechausser.

 

L’air était frais et pur, surtout au sortir de l’abri, la nuit était claire et tranquille. Dans le fracas de la canonnade s’entendaient le grincement des chariots amenant des gabions et les voix d’hommes travaillant sur la poudrière.

Le ciel étoile s’élevait haut, parcouru sans cesse par les traits incandescents des obus ; à gauche, une faible ouverture d’une archine de diamètre conduisait dans un autre blindage où l’on apercevait des jambes et des dos de marins dont on entendait les voix avinées ; en avant se voyait la butte de la poudrière, auprès de laquelle passaient des silhouettes d’hommes courbés en deux, tandis que, juste au sommet, sous les balles et les projectiles qui ne cessaient d’y siffler, était dressée la haute figure en tunique noire d’un individu, les mains dans les poches, qui tassait avec les pieds la terre que d’autres versaient là par sacs. Souvent une bombe arrivait et éclatait très près de la poudrière.

Les soldats qui transportaient la terre se courbaient et se garaient ; mais la silhouette noire ne bougeait pas, continuant tranquillement à piétiner le sol et gardait toujours la même attitude.

— Quel est cet homme noir ? demanda Volodia’ à Melnikov.
— Je ne sais pas ; je vais aller voir.
— Non, inutile.

 

Mais Melnikov, sans écouter, se leva, s’approcha du personnage et resta de longs instants auprès de lui, impassible et immobile.

— C’est le préposé à la poudrière, Votre Noblesse ! dit-il en revenant. Elle a reçu une bombe, aussi il y a des fantassins qui y apportent de la terre.

De temps à autre il y avait des projectiles qui semblaient se diriger tout droit sur l’ouverture du blindage. Alors Volodia se cachait dans un angle, réapparaissait, regardant en l’air s’il n’en venait pas d’autres. Vlang eut beau à plusieurs reprises, depuis le fond de l’abri, supplier l’officier de revenir, celui-ci resta trois heures ainsi sur le seuil, trouvant une sorte de plaisir à tenter ainsi le sort et à regarder les bombes voler dans le ciel.

A la fin de la soirée, il s’était rendu compte du lieu d’où sortaient tous ces projectiles, du’ nombre des pièces et de la direction du tir.

 

 

XXIII

 

Le lendemain 27, après dix heures de sommeil, Volodia frais et dispos sortit de bon matin à l’entrée du blindage. Vlang l’avait accompagné, mais au premier crépitement de balles qu’il entendit, il se précipita tête en avant pour se frayer un passage et en faisant la culbute pour rentrer, à l’hilarité générale des soldats qui en grand nombre étaient également sortis prendre l’air.

A part Vassine, le vieil artificier et quelquesuns de leurs camarades qui rarement apparaissaient dans la tranchée, il n’y avait pas moyen de retenir les autres. Tous s’étaient échappés du blindage empesté pour respirer l’air frais du matin et malgré un bombardement tout aussi violent que la veille, ils s’étaient répartis les uns près de l’entrée, les autres sous le parapet. Melnikov, dès la pointe du jour, se promenait dans les batteries, le nez en l’air et indifférent.

Auprès de l’ouverture s’étaient assis deux vieux soldats et un jeune aux cheveux frisés, un juif d’après l’apparence. Ce dernier, qui avait ramassé par terre une balle, l’avait aplatie sur une pierre à l’aide d’un tesson et l’avait découpée avec son couteau en forme de croix de Saint-Georges : les autres le regardaient faire, tout en causant.

 

Effectivement il réussissait très bien son travail.

— Ah ! si on reste encore ici quelque peu, dit l’un, à la paix on aura tous fini son temps.
— Comment ! j’ai encore en tout quatre ans à faire et voilà à cette heure cinq mois que je suis à Sébastopol.
— Pour le congé, ça ne compte pas, tu sais, fit l’autre.

À cet instant un projectile passa en sifflant au dessus de leurs têtes et s’abattit à une archine de Melnikov qui s’approchait d’eux par la tranchée.
— Melnikov a failli être tué, dit un des soldats.

— Il n’y a pas de danger, répondit Melnikov.

— Tiens, voilà une croix d’honneur pour toi, dit le jeune soldat en donnant sa croix à Melnikov.

— Mais non, frère, ici au contraire un mois compte pour une année, il y a un décret pour ça, continuait le premier causeur.

— Quoi qu’il en soit, tout de suite à la paix, il y aura revue du tsar à « Archava » et si on n’est pas libéré, ce sera le congé illimité.

 

 

A ce moment, une balle par ricochet vint, avec un sifflement aigu, frapper une pierre juste au-dessus de la tête des soldats.

— Prends garde, tu pourrais bien avant ce soir être en congé définitif, fit l’un d’eux.

Tous partirent d’un éclat de rire. Ils n’attendirent pas jusqu’au soir, car, deux heures après, déjà deux d’entre eux avaient reçu solde entière et définitive et cinq autres avaient été blessés, ce qui n’empêcha pas les survivants de continuer leurs plaisanteries.

Les deux mortiers, effectivement, furent, dès le matin, réparés de façon qu’on pût s’en servir. A dix heures, sur un ordre du chef du bastion, Volodia réunit son détachement pour se rendre à la batterie.

 

Les hommes ne conservèrent plus trace de la terreur de la veille, aussitôt qu’ils se mirent à la besogne. Vlang seulement ne pouvait se maîtriser : il continuait à se cacher et à se baisser ; Vassine aussi avait perdu son calme, il ne faisait que s’agiter, que fléchir sur les jarrets.

Quant à Volodia, il était dans un grand enthousiasme : il ne lui venait même pas à la pensée qu’il y avait du danger. La joie de bien accomplir son devoir, de ne pas être un lâche, mais au contraire un brave, l’excitation du commandement et de la présence de ses vingt hommes qui, il le savait, étaient là à l’observer curieusement, le transformèrent en un véritable héros.

Même il faisait parade de son courage, faisait l’avantageux devant ses soldats, montait sur la banquette et déboutonnait sa capote exprès pour se faire remarquer. Le chef du bastion, qui, à ce moment, parcourait « son domaine » comme il disait, bien qu’il fût habitué depuis huit mois à tous les genres de bravoure, ne put s’empêcher d’admirer ce joli garçon avec sa capote déboutonnée qui laissait voir la chemise rouge embrassant le cou blanc et délicat, son visage et ses yeux tout bouillants d’ardeur, frappant dans ses mains et courant allègrement sur le parapet pour juger de l’effet de tir. A onze heures et demie, la canonnade cessa dans les deux camps et exactement à midi commença l’assaut de la tour Malakhov et des deuxième, troisième et cinquième bastions.

 

 

XXIV

 

De ce côté-ci de la rade, entre Inkermanu et les fortifications de la Siéviernaia, deux marins se trouvaient aux environs de midi postés sur l’éminence du télégraphe. L’un, un officier, regardait à la longue-vue vers Sébastopol, l’autre venait d’arriver, en compagnie d’un cosaque, au pied du grand poteau à signaux.

Le soleil haut dans le ciel éclairait la baie et sa lumière se jouait sur les navires immobiles, les voiliers et les barques en mouvement, illuminés de reflets joyeux et chauds. Une brise légère agitait à peine le feuillage des massifs desséchés de chênes aux environs du télégraphe, gonflait la voile des embarcations et soulevait les vagues.

Sébastopol, toujours le même avec son église inachevée, ses colonnes, ses quais, son boulevard en pente verdoyant, l’élégant bâtiment de sa bibliothèque, ses petites baies azurées, pleines de mâts, les arceaux pittoresques de ses aqueducs, couvert du nuage bleu de la fumée des canons qu’illumine parfois la flamme pourpre des décharges, ce beau et orgueilleux Sébastopol, qui semble toujours en fêles, entouré d’un côté de collines jaunes fumantes, de l’autre d’une mer d’un bleu violent qui se joue au soleil, Sébastopol s’étendait là sur la rive opposée de la rade.

 

A l’horizon de la mer, là où traînait la ligne de fumée noire de quelque vapeur, de longs nuages blancs glissaient, présage de vent. Sur toute la ligne des fortifications, surtout sur les hauteurs à gauche, en jets subits, à chaque instant, accompagnées parfois d’un éclair étincelant, même à l’heure de midi, naissaient des bouffées d’une fumée blanche, épaisse et compacte qui grandissaient en prenant diverses formes, s’élevaient et se coloraient de teintes plus sombres.

Ces fumées apparaissant tantôt à un endroit, tantôt à un autre, naissaient sur les collines, sur les batteries ennemies et dans la ville et dans les hauteurs du ciel. Le fracas des détonations ne cessaient pas et leur roulement ébranlait l’air…

A midi les fumées se firent de plus en plus rares et l’atmosphère fut moins ébranlée.

— Le deuxième bastion ne répond déjà plus, dit l’officier de hussards qui était à cheval. Il est tout démoli ! C’est affreux !

— Et Malakhov n’envoie plus qu’un coup sur trois tirés par l’ennemi, répondit celui qui regardait à la longue-vue, cela me met en rage qu’ils se taisent. Et voilà qu’ils attaquent directement la batterie de Kornilov, et elle aussi ne répond rien.

— Et vois donc, à midi, comme je l’ai dit, ils cessent toujours le bombardement. Et aujourd’hui il en est de même. Allons plutôt déjeuner… On nous attend… Il n’y a plus rien avoir.

— Attends, ne me dérange pas, répondit celui qui regardait dans la lunette en observant la ville avec une curiosité particulière.

 

— Qu’y at-il ? Qu’est-ce ?

— Un mouvement dans les tranchées, des colonnes serrées en marche.

— Oui, on peut voir même comme ça, dit le marin ; ils s’avancent en colonnes. Il faut faire un signal.

— Regarde, regarde ! Ils sont sortis des tranchées. On voyait effectivement à l’œil nu comme des taches sombres descendre des collines et traverser le ravin se dirigeant des batteries françaises vers nos bastions. En tête, on apercevait des bandes sombres qui étaient déjà sur notre ligne.

Sur les bastions, en divers endroits, comme pour prévenir l’attaque, éclataient les fumées blanches des coups de canon. Le vent apporta le crépitement d’un feu de mousqueterie, comme le bruit de la pluie tambourinant sur les vitres. Les bandes noires s’avançaient en pleine fumée plus près, toujours plus près. La fusillade augmentant sans cesse de violence se mêlait en un grondement prolongé de salves.

La fumée qui allait toujours en s’épaississant se répandait le long des lignes et se fondit enfin en un nuage violacé tourbillonnant et s’étalant, où apparaissait çà et là des feux furtifs et des points noirs ; tous les bruits devinrent un tintamarre ininterrompu.

— C’est l’assaut ! dit l’officier devenu tout pâle, en passant la longue-vue au marin.
Des cosaques galopaient sur la route, des officiers à cheval, le commandant en chef en calèche accompagné de sa suite passèrent. Chaque visage reflétait l’anxiété et l’attente d’un événement grave.

— Ce n’est pas possible qu’ils aient pris la forteresse, dit l’officier à cheval.

— Grand Dieu ! le drapeau ! Voyez, voyez ! reprit

l’autre en suffoquant d’émotion et en laissant là sa lunette. Le drapeau français sur Malakhov !

— Ce n’est pas possible !

 

 

XXV

 

Kozeltsov ainé qui avait réussi dans la nuit à regagner et à reperdre tout ce qu’il possédait, même les pièces d’or cousues dans son parement d’habit, vers le matin dormait encore d’un sommeil pénible et fiévreux, mais lourd, dans la caserne de défense du cinquième bastion, quand, répété par plusieurs voix, retentit le cri fatal :

— Alerte ! …

— Réveillez-vous donc, Mikhaïlo Sémionytch ! L’assaut ! cria une voix à ses oreilles.

— Sûrement, c’est un loustic, dit-il en ouvrant les yeux et encore incrédule.

Soudain il aperçut un officier qui courait de côté et d’autre sans but précis, le visage si pâle et si épouvante qu’il comprit tout ce qui se passait. La pensée qu’on pourrait le prendre pour un lâche refusant de rejoindre sa compagnie à un moment critique, le bouleversa. Il courut à perdre haleine retrouver ses hommes. La canonnade avait cessé ; mais les tirs de mousqueterie battaient leur plein. Ce n’étaient plus des coups de carabines isolés, mais maintenant c’était comme un essaim de balles qui sifflait dans l’air, comme à l’automne les volées d’oiseaux migrateurs passent au-dessus des têtes.

 

L’emplacement où se trouvait la veille le bataillon était tout rempli de fumée, on percevait des cris de haine et des imprécations. Il croisa des soldats, blessés ou non, qui fuyaient en foule. Au bout d’une trentaine de pas, il aperçut sa compagnie acculée-à une muraille et le visage d’un de ses soldats d’une pâleur extrême, plein d’épouvante. D’autres étaient également terrifiés.

Involontairement il se sentit lui aussi pris de panique. Un frisson lui parcourut tout le corps.

— La redoute Schwartz est prise, dit un jeune officier dont les dents claquaient. Tout est perdu !

— Bêtises! cria Kozeltsov furieux et, voulant par un geste se donner à lui-même du courage, il prit en mains son petit sabre ébréché et cria :

— En avant, les enfants ! Hourra ! Sa voix était sonore et tonnante : elle lui redonna une nouvelle ardeur. Il courut en tête par la traverse ; une cinquantaine de ses hommes le suivirent en criant.

 

Lorsqu’ils débouchèrent sur l’esplanade à découvert, les balles s’abattaient littéralement comme une grêle ; deux le frappèrent, mais il n’eut pas le temps de savoir où, s’il était blessé ou simplement contusionné. En avant, dans la fumée il voyait maintenant des uniformes bleus, des pantalons rouges, et entendait des clameurs qui n’étaient pas du russe.

Un Français était debout sur le parapet et agitait son épée en criant. Kozeltsov avait la certitude qu’il allait mourir et cela lui donnait plus de bravoure encore. Il fonçait devant lui, toujours plus loin. Plusieurs de ses soldats le rattrapèrent ; d’autres arrivaient également en courant sur les côtés, sortant on ne savait d’où. Les uniformes bleus gardaient toujours la même distance, reculant dans leurs tranchées pour l’éviter ; il trébuchait sur les blessés et les morts.

 

Au moment où il atteignait le fossé extérieur, tout se brouilla à ses yeux et il tentit une douleur à la poitrine; assis sur la banquette, il vit avec un vif plaisir par l’embrasure pas d’une semelle, sortit du blindage et accourut dans la batterie. L’artillerie, dans un camp comme dans l’autre, avait fait silence.

La poltronnerie lamentable et qui ne se cachait pas du junker réveilla son énergie plus encore que la vue du calme des soldats. « Serait-il possible que je fusse pareil à lui ? » pensait-il en accourant avec entrain au parapet où la foule des soldats en uniformes bleus refluer en désordre vers leurs tranchées, et, dans l’espace libre, le sol jonché de morts et des blessés se traîner, vêtus de pantalons rouges et de capotes bleues.

Une demi-heure plus tard, il était étendu sur une civière à la caserne Nicolas ; il désirait seulement boire quelque chose de frais et être couché plus commodément.

 

Un médecin petit et replet, porteur de grands favoris noirs, s’approcha et le déboutonna. Kozeltsov put voir, par dessous le menton du docteur, l’expression de son visage pendant qu’il examinait sa blessure ; il ne ressentait toujours aucune douleur. Le médecin rabattit la chemise sur la blessure, s’essuya les mains aux pans de sa capote sans rien dire et sans regarder le malade, passa à un autre. Kozeltsov suivait des yeux inconsciemment tout ce qui se passait autour de lui.

Se souvenant des événements survenus au cinquième bastion, il éprouva un très consolant sentiment d’orgueil à penser qu’il avait parfaitement rempli son devoir, que, pour la première fois depuis qu’il servait à l’armée, il avait agi aussi bien que possible et qu’il n’avait aucun reproche à se faire. Le médecin, qui était en train de panser un autre officier blessé, dit quelques mots, en désignant Kozeltsov, à un prêtre à grande barbe rousse qui se trouvait là, la croix à la main.

— Je vais donc mourir ? demanda Kozeltsov au prêtre qui s’avançait.

Le prêtre, sans répondre, récita une prière et présenta la croix au blessé.

 

La mort n’effrayait pas Kozeltsov. Il prit la croix dans ses mains affaiblies et la pressa contre ses lèvres avec des larmes dans les yeux.

— Les Français sont-ils repoussés partout ? demanda-il au prêtre.

— Partout la victoire nous est restée, répondit celui-ci avec son accent petit-russien, en cachant au mourant, pour ne pas lui faire de la peine, que le drapeau français flottait déjà sur la Tour Maiakhov.

— Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! dit Kozeltsov, sans s’apercevoir que les larmes lui coulaient le long des joues et pénétré d’un attendrissement ineffable pour l’action héroïque qu’il avait accomplie.

La pensée de son frère lui traversa le cerveau. « Que Dieu lui accorde un pareil bonheur », se dit-il.

 

 

XXVI

 

Mais un pareil sort n’était pas réservé à Volodia. Il était en train d’écouter un conte que lui faisait Vassine, quand on cria : « Voici les Français ! » Instantanément le sang lui afflua au cœur et il sentit son visage se glacer et blêmir. Une seconde il resta là immobile ; mais un regard circulaire lui fit voir que ses hommes boutonnaient leurs capotes avec sang-froid et sortaient de l’abri l’un après l’autre ; l’un d’eux même, sans doute Melnikov, dit pour plaisanter :

— Présentez-leur le pain et le sel, les enfants ! Volodia, en compagnie de Vlanga qui ne le quittait étaient braqués ses mortiers. Il vit alors distinctement les Français en rase campagne courir à l’assaut du bastion et leurs masses, dont les baïonnettes étince-laient au soleil, s’avancer dans les tranchées les plus voisines.

L’un d’eux, un petit, aux épaules carrées, en uniforme de zouave et l’épée à la main, courait en avant, franchissant çà et là des fossés. « Tirez à mitraille ! » cria Volodia, en sautant de la banquette ; mais ses hommes avaient déjà pris leurs dispositions et un fracas de mitraille passa par dessus sa tête, sorti de l’un, puis de l’autre mortier. « Le premier ! Le second!» commanda-t-il, courant d’une pièce à l’autre et complètement oublieux du danger. Sur le côté se firent entendre la fusillade proche de notre couverture et des clameurs.

 

Soudain un cri perçant de désespoir, répété par plusieurs voix retentit, à gauche : « Nous sommes tournés ! Nous sommes tournés ! » Volodia regarda du côté d’où venaient les cris. Une vingtaine de Français apparaissaient par derrière. L’un d’eux, un bel homme à barbe noire, coiffé d’un fez, qui était en tête, arrivé à dix pas de la batterie, s’arrêta, lâcha son coup de fusil et se remit à courir. Une seconde, Volodia resta sur place, comme frappé de stupeur et n’en croyant pas ses yeux. Lorsqu’il se fut ressaisi, il se retourna et vit devant lui le parapet occupé par des gens en uniformes bleus ; l’un d’eux même en était descendu et enclouait un canon.

Autour de lui il n’y avait plus personne, sinon Melnikov, tué raide par une balle et Vlang qui, armé d’un anspect, le visage plein de fureur et les yeux farouches, se jetait en avant.

« Suivez-moi, Vladimir Sémionytch ! Suivez-moi ! Nous sommes perdus ! » criait-il d’une voix désespérée, en brandissant son anspect sur les Français arrivés par derrière. L’air féroce du junker décontenança les assaillants. Il frappa à la tête celui qui venait devant, les autres instinctivement s’arrêtèrent et Vlang, se retournant sans cesse et criant toujours : « Suivez-moi, Vladimir Sémionytch ! Que faites-vous? Courez donc », arriva à la tranchée où notre infanterie fusillait les Français.

Il y sauta pour en ressortir aussitôt et regarder ce que faisait son enseigne adoré. Une chose en capote était étendue face contre terre, à l’endroit où se tenait debout Volodia et tout l’espace libre était déjà garni de Français qui tiraient sur les nôtres.

 

 

XXVII

 

Vlang retrouva sa batterie à la deuxième ligne de défense. Sur les vingt soldats qui composaient la batterie de mortiers, huit seulement étaient sains et saufs.

Vers les neuf heures du soir, Vlang et le restant de la batterie traversaient la rade pour se rendre à la Siéviernaia, sur un vapeur bondé de soldats, de canons, de chevaux et des blessés. On n’entendait plus nulle part de coups de feu. Les étoiles, comme la nuit précédente, luisaient dans le ciel d’un vif éclat ; mais un vent violent agitait la mer.

Au premier et au deuxième bastions des éclairs jaillissaient au ras de terre ; les explosions ébranlaient l’air et illuminaient tout autour des objets noirâtres et étranges et les pierres projetées dans l’espace. Un incendie s’était allumé aux docks, dont la flamme rouge se reflétait dans l’eau. Le pont, encombré de monde, était éclairé par les feux de la batterie Nicolas.

Une énorme lueur semblait planer sur la mer à la pointe lointaine de la batterie Alexandre et colorait le bas d’un nuage de fumée suspendu au-dessus d’elle, tandis que, comme la veille, les feux, tout aussi calmes et tout aussi insolents de la flotte ennemie, brillaient au large. Un vent frais faisait onduler la rade.

A la clarté rougeâtre des incendies s’apercevaient les mâts des vaisseaux coulés, qui peu à peu s’enfonçaient toujours plus profondément.

 

Sur le pont du vapeur, aucun bruit de voix ne s’entendait ; au milieu du clapotement régulier des vagues fendues par le bateau et de l’échappement de la vapeur, on ne percevait que l’ébrouement des chevaux et le bruit de leurs sabots frappant sur le bac, les brefs commandements du capitaine et les plaintes des blessés. Vlang, qui n’avait rien mangé de tout le jour, sortit un morceau de pain de sa poche et se mit à le mâcher, quand soudain, au souvenir de Volodia, il éclata en sanglots si bruyants que les soldats, qui étaient à ses côtés, s’en aperçurent.

— Tiens, il mange du pain et pleure en même temps, notre Vlanga, dit Vassine.

— C’est curieux ! fit un autre.

— Regarde, ils ont mis le feu à nos casernes, poursuivit le même en soupirant. Et combien il en est tombé de nos camarades et quand même le Français a eu le dessus !

— Au moins, nous en sommes sortis vivants grâce à toi, Seigneur ! répondit Vassine.

— Tout de même, c’est vexant !

— Et pourquoi donc, vexant ? Est-ce qu’ils sont si à la noce là-bas ? Tu verras ! On le leur reprendra bien. Ah ! quoique beaucoup des nôtres soient déjà tombés, que l’empereur ordonne et on le leur reprendra, aussi vrai que Dieu est saint. Est-ce que les nôtres vont lui laisser la ville comme ça? Allons donc! Tiens en voilà pour toi des murs nus ! Et les retranchements tous sautés… N’aie pas peur, il a planté son pavillon sur la butte, mais en ville il ne s’y frottera pas. Attends un peu, on te réglera ton compte proprement, laisse-nous faire, conclut-il en se tournant du côté de l’ennemi ! C’est certain, ça arrivera ! dit l’autre avec conviction.

 

Sur toute la ligne des bastions de Sébastopol, où, pendant tant de mois, avait bouillonné une vie d’une extraordinaire énergie, qui avaient vu pendant tant de mois des héros se succéder dans la mort les uns après les autres, inspirer pendant tant de mois aux ennemis la terreur, la haine et finalement l’admiration, sur ces bastions, plus personne maintenant nulle part. Tout y était maintenant mort, farouche, terrible, mais non silencieux : tout s’y écroulait encore.

Sur le sol creusé, mis en miettes par les récentes explosions gisaient partout des affûts mutilés écrasant des cadavres russes ou ennemis, de lourds canons de fonte réduits au silence pour toujours, projetés par une force épouvantable dans des fosses et à demi recouverts de terre, des obus, des boulets, puis encore des cadavres, des trous, des morceaux de poutres, de blindages, et encore et toujours des cadavres à jamais silencieux en capotes grises et bleues. Tout cela semblait frémir encore à la lueur des flammes écarlates des explosions qui continuaient à ébranler l’air.

 

Les ennemis voyaient bien qu’il se passait quelque chose d’incompréhensible dans cet effrayant Sébastopol. Ces explosions et le silence de mort régnant sur les bastions les faisaient frissonner ; ils n’osaient pas croire encore, après la résistance violente et calme de la journée, que leur inébranlable ennemi avait disparu et, muets, sans bouger, attendaient avec anxiété la fin de cette sombre nuit.

Les troupes de Sébastopol, pareilles à une mer houleuse par nuit ténébreuse s’écoulaient, refluaient, ébranlées dans toute leur masse, déferlant à la rade sur le pont et dans la Siéviernaia, lentement poussées dans l’obscurité impénétrable loin du lieu où elles avaient laissé tant de braves, de ce lieu tout inondé de leur sang, de ce lieu d’où fut écarté pendant onze mois un ennemi deux fois supérieur en nombre et qu’on leur ordonnait maintenant d’abandonner sans combat.

Cet ordre incompréhensible avait été, de prime abord, très pénible pour chacun de nous. Plus tard, on eut la crainte d’être poursuivi. On se sentait sans défense, dès l’instant qu’on avait quitté ces lieux où l’on était habitué à se battre et tous se massaient avec inquiétude dans les ténèbres, à l’entrée du pont que balançait un vent violent.

 

Au milieu du cliquetis des baïonnettes, dans l’encombrement des régiments, des équipages et des miliciens, se pressaient les fantassins, se heurtaient les officiers à cheval porteurs d’ordres, pleuraient et suppliaient civils et brosseurs chargés de bagages qu’on ne voulait pas laisser passer ; dans un fracas de roues, l’artillerie traversait la rade, dans sa hâte de s’éloigner. Bien qu’on fût distrait par mille soucis et occupations diverses, chacun n’avait au cœur que l’instinct de la conservation et le désir d’échapper le plus vite possible à cet endroit d’épouvante et de mort.

On découvrait ce sentiment même chez le soldat mortellement blessé, étendu parmi les quelque cinq cents de ses camarades frappés comme lui, sur le pavé du quai Paul et qui demandait à Dieu de mourir, chez le milicien qui usait ses dernières forces à faire une trouée dans la foule compacte pour livrer passage au général à cheval, chez le général qui organisait avec fermeté le transport des troupes et devait refréner la hâte du soldat, chez ce matelot égaré dans un bataillon en marche et qui perdait le souffle au milieu de cette masse mouvante, chez cet officier blessé porté sur une civière par quatre soldats qui, arrêtés par la presse, l’avaient déposé par terre à la batterie Nicolas, chez cet artilleur qui depuis plus de seize ans servait la même pièce et avait dû sur un ordre toujours incompréhensible des autorités, la culbuter, avec l’aide de ses camarades, depuis la rive escarpée dans la baie, chez ces marins qui, après avoir rasé les gréements de leurs bateaux, s’éloignaient sur des chaloupes, en faisant force de rames.

Arrivé de l’autre côté du pont, chaque soldat presque se découvrait et se signait. Et à ces premières impressions succédait un autre sentiment pénible, cuisant, plus profond encore ; c’était quelque chose qui ressemblait à du remords, à de la honte et à de la colère. Chaque soldat presque, contemplant, depuis la Siéviernaia, Sébastopol abandonné, soupirait avec une amertume indicible au cœur et proférait des menaces à l’adresse de l’ennemi.

 

Pétersbourg, 27 décembre.

 

 < ici, vous pouvez lire , Sébastopol en Aout , partie A 

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Léon Tolstoï – Sébastopol en Aout 1855

Livre: Les Récits de Sébastopol

Histoire de guerre – Nouvelle

Texte intégral traduit en français

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