ISAAC ASIMOV Texte Nouvelle LA DERNIÈRE QUESTION en Français

 

Nouvelles de science-fiction

  Isaac Asimov
 La Dernière Question 

Texte intégral en français

(en anglais: The Last Question )

(1956)

 

– Isaac Asimov –

Nouvelle de science-fiction

Texte complet traduit en français

Littérature de science-fiction américaine

 

” La Dernière Question ” (titre original : The Last Question) est une nouvelle de science-fiction de Isaac Asimov. ” La Dernière Question ” est considérée comme l’une des histoires les plus connues et appréciées d’Asimov. Isaac Asimov considérait “La Dernière Question” comme la meilleure histoire qu’il ait jamais écrite.

La nouvelle “La Dernière Question” d’Isaac Asimov a été publiée pour la première fois en novembre 1956 dans le magazine Science Fiction Quarterly. La Dernière Question (titre original : The Last Question) est publiée entre autres dans les recueils Le Robot qui rêvait et L’avenir commence demain, où elle porte le titre L’Ultime Question.

“La Dernière Question” d’Isaac Asimov fait partie d’une série d’histoires vaguement liées entre elles, qui racontent les évolutions d’un ordinateur imaginaire appelé Multivac au fil des siècles.

 

Vous pouvez lire ci-dessous le texte intégral de la nouvelle de science fiction ” La Dernière Question ” de Isaac Asimov traduite en français.

La version anglaise originale de l’histoire ” La Dernière Question ” (en anglais: The Last Question ) d’Isaac Asimov est disponible sur yeyebook.com en cliquant ici.

Dans le menu en haut ou à côté, vous trouverez l’histoire de science-fiction d’Isaac Asimov “ La Dernière Question ” traduit en d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et de bonne question.

 

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– Isaac Asimov –

La Dernière Question

( The Last Question )

 

Littérature fantastique

Texte intégral traduit en français

 

         La dernière question fut posée pour la première fois, presque en manière de plaisanterie, le 21 mai 2061, à une époque où l’humanité faisait ses premiers pas dans la lumière.

La question fut posée à la suite d’un pari de cinq dollars devant quelques verres de whisky, et la chose se passa ainsi :

Alexander Adell et Bertram Lupov étaient deux des fidèles serviteurs de Multivac. Ils savaient, autant que pouvait le savoir un être humain, ce qui se cachait derrière la froide façade cliquetante et clignotante – des kilomètres et des kilomètres de façade – de cet ordinateur géant.

Ils avaient au moins une vague idée du schéma général des relais et des circuits qui avaient dépassé depuis longtemps le stade où un être humain était capable de saisir la portée de l’ensemble.

 

Multivac était auto-régleur et auto-correcteur. Il devait l’être car rien d’humain ne pouvait le régler et le corriger assez vite ni même assez précisément. Adell et Lupov ne s’occupaient donc que superficiellement du monstre, mais aussi bien que le pouvaient des hommes.

Ils l’alimentaient en informations, ils adaptaient les questions à ses besoins et traduisaient les réponses données. Ils avaient parfaitement le droit, et tous les autres avec eux, de partager la gloire de Multivac.

Depuis des décennies, Multivac aidait à concevoir les vaisseaux et les trajectoires qui permettaient à l’homme d’atteindre la Lune, Mars et Vénus mais, au-delà, les maigres ressources de la Terre ne suffisaient pas aux vaisseaux. Il fallait trop d’énergie pour les longs voyages. La Terre exploitait avec une efficacité constamment accrue son charbon et son uranium, mais ses réserves étaient limitées.

 

Petit à petit, cependant, Multivac en apprit assez pour répondre à des questions plus profondes, de façon plus fondamentale et, le 14 mai 2061, ce qui n’avait été jusque-là que pure théorie devint une réalité.

L’énergie du Soleil était captée, emmagasinée, convertie et utilisée directement, à l’échelle planétaire. La Terre entière cessa de brûler du charbon, de fissionner l’uranium et enclencha le mécanisme qui la connectait à une petite station, de quinze cents mètres de diamètre, tournant autour de la Terre, à mi-distance de la Lune. Et la Terre entière se mit à fonctionner grâce aux rayons invisibles de l’énergie solaire.

 

Sept jours n’avaient pas suffi à ternir la gloire de cette réussite, et Adell et Lupov parvinrent enfin à s’évader de leur poste, pour se retrouver discrètement là où personne ne songerait à les chercher dans les salles souterraines abandonnées où étaient construites plusieurs parties du gigantesque corps enfoui de Multivac.

Livré à lui-même, marchant au ralenti, triant des informations à petits cliquetis paresseux et satisfaits, Multivac aussi avait mérité des vacances, les deux garçons le comprenaient bien.

Ils n’avaient pas la moindre intention, initialement, de le déranger.
Ils avaient apporté une bouteille et leur seul souci, pour le moment, était de se détendre en compagnie l’un de l’autre et du whisky.

 

— C’est quand même inouï, quand on y pense, dit Adell. (Sa large figure était marquée par la fatigue, il regardait les cubes de glace danser dans son verre.) Toute l’énergie que nous pouvons utiliser, gratuitement. Assez d’énergie, si nous voulions, pour fondre la Terre en une grosse goutte de fer liquide impur, sans que l’énergie utilisée vienne à manquer. Toute l’énergie que nous pourrons jamais utiliser, pour l’éternité.

Lupov pencha la tête de côté. Il avait le chic de faire ce geste quand il voulait vous contrarier, et il le voulait maintenant, en partie parce qu’il avait dû porter la glace et les verres.

— Pas éternellement, dit-il.

— Oh, quoi, presque éternellement. Jusqu’à ce que le Soleil s’éteigne.

— Ça n’est donc pas éternellement.

— Bon, d’accord. Pour des milliards et des milliards d’années, alors. Vingt milliards,
peut-être. T’es content ?

 

Lupov passa les doigts dans ses cheveux clairsemés, comme pour s’assurer qu’il lui en restait encore quelques-uns, et but une gorgée.

— Vingt milliards d’années, ça n’est pas éternellement.

— Ça durera au moins tout notre temps à nous.

— Le charbon et l’uranium aussi.

— D’accord, mais à présent, nous pouvons brancher chaque vaisseau sur la station solaire et il sera capable d’aller jusqu’à Pluton un million de fois, sans avoir à se soucier de faire le plein. On ne peut pas faire ça avec le charbon et l’uranium. Demande à Multivac, si tu ne me crois pas.

— Je n’ai pas besoin de demander à Multivac. Je le sais.

— Alors arrête de débiner ce que Multivac a fait pour nous, dit Adell en s’emportant. Il
a été très bien.

— Qui dit le contraire ? Ce que je dis, c’est qu’un soleil ne dure pas éternellement. C’est tout ce que je dis. Nous sommes tranquilles pour vingt milliards d’années, mais ensuite ? dit Lupov en pointant vers son camarade un doigt légèrement tremblant. Et ne va pas me raconter qu’on se branchera sur un autre soleil !

Un silence tomba, qui dura un moment. Adell ne portait qu’occasionnellement son verre à ses lèvres et les yeux de Lupov se fermaient lentement. Ils se reposaient. Enfin, Lupov ouvrit brusquement les yeux.

 

— Tu penses que nous nous brancherons sur un autre soleil quand le nôtre sera fini, hein ?

— Je ne pense rien.

— Bien sûr que si. Tu es faible côté logique, c’est ça ton drame. T’es comme le type dans l’histoire qui est surpris par une brusque averse et qui court sous un bouquet d’arbres.

Il ne se fait pas de souci, tu comprends, parce qu’il se dit qu’une fois que la pluie aura traversé son arbre il se mettra sous un autre !

— J’ai pigé, dit Adell. Ne crie pas. Quand le Soleil sera fichu, les autres étoiles disparaîtront aussi.

— Je te crois de bois, marmonna Lupov. Tout a eu un commencement dans l’explosion cosmique originelle, et faudra que ça finisse quand les étoiles s’éteindront. Y en a qui s’usent plus vite que d’autres. Les géantes, tiens, elles ne vont pas durer cent millions d’années.

Le Soleil durera vingt milliards d’années, et les naines peut-être cent milliards, pour ce qu’elles valent. Mais donne-nous juste un trillion d’années et tout deviendra noir. L’entropie doit croître au maximum, c’est tout.

— Je sais tout ce qu’il y a à savoir de l’entropie, déclara Adell en se drapant dans sa
dignité.

— Ne me fais pas rigoler.

— J’en sais autant que toi.

— Alors tu sais que tout doit s’user un jour.

— D’accord. Qui a dit que ça ne s’userait pas ?

— Toi, pauvre imbécile. Tu as dit que nous avions toute l’énergie dont nous avions besoin pour l’éternité. Tu as dit l’éternité.

 

Ce fut au tour d’Adell de devenir contrariant.

— Nous pourrons peut-être reconstruire les choses, un jour, dit-il.

— Jamais !

— Pourquoi pas ? Un jour ?

— Demande à Multivac.

— Jamais !

— Allez, demande à Multivac. Chiche ! Cinq dollars que ça n’est pas possible !
Adell était juste assez ivre pour essayer, juste assez lucide pour composer les symboles et les opérations nécessaires en une question qui, avec des mots, aurait pu correspondre à ceci : « Est-ce que l’humanité sera capable un jour, sans dépense d’énergie, de rendre au Soleil sa jeunesse, même après qu’il sera mort de vieillesse ? »

 

Ou peut-être, plus simplement : « Comment l’entropie de l’univers peut-elle être amenée à décroître massivement ? »

Multivac devint aussitôt inerte et silencieux. Le lent clignotement des voyants cessa, les sons lointains des relais se turent.

Enfin, au moment où les deux hommes effrayés ne pouvaient plus retenir leur espiration, le téléscripteur fixé à cette partie de Multivac s’anima brusquement. Cinq mots y étaient imprimés : INFORMATION INSUFFISANTE POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

— Pas encore, chuchota Lupov, et ils partirent précipitamment.
Le lendemain, accablés par de violents maux de tête, et la bouche pâteuse, ils avaient oublié l’incident.

 

Jerrodd, Jerrodine et Jerrodette I et II regardèrent changer l’image étoilée dans le visipanneau, alors que le passage dans l’hyperespace se terminait dans son hiatus de non-temps. Tout à coup, le poudroiement régulier des étoiles fit place à la prédominance d’un seul disque éblouissant, en plein centre.

— Voilà X-23, annonça Jerrodd avec assurance.

Il serrait ses mains maigres dans son dos, si fort que les articulations étaient blanches.
Les petites Jerrodette, deux filles, venaient de passer pour la première fois dans l’hyperespace et elles étaient intimidées par la sensation momentanée de retournement total de leur corps.

 

Elles étouffèrent leurs rires nerveux et se mirent à courir comme des folles autour de leur mère en glapissant :

— Nous avons atteint X-23 ! Nous avons atteint X-23 ! Nous…

— Silence, les enfants, dit sèchement Jerrodine. Tu en es sûr, Jerrodd ?

— Comment est-ce que je n’en serais pas sûr ?
Il leva les yeux vers la moulure de métal lisse, juste au-dessous du plafond. Elle s’étirait sur toute la longueur de la cabine et disparaissait dans la paroi, à chaque extrémité.

Elle était aussi longue que le vaisseau.

 

Jerrodd ne savait pratiquement rien de cette épaisse tige métallique, sinon qu’on l’appelait Microvac, qu’on lui posait des questions si on voulait, que c’était chargé de guider le vaisseau vers une destination pré-ordonnée, de s’alimenter en énergie aux diverses sous-stations-service galactiques et de calculer l’équation pour les bonds dans l’hyperespace.

Jerrodd et sa famille n’avaient qu’à attendre et se laisser vivre, dans les confortables aménagements résidentiels du vaisseau.

Quelqu’un avait dit une fois à Jerrodd que la terminaison « ac », de Microvac, signifiait analog computer en ancien anglais, mais il était sur le point d’oublier jusqu’à ce détail. Jerrodine contemplait le visipanneau avec des yeux humides.

— Je n’y peux rien. Ça me fait tout drôle de quitter la Terre.

— Grands dieux, pourquoi ? s’écria Jerrodd. Nous n’avions rien, là-bas. Nous aurons tout sur X-23. Tu ne seras pas toute seule. Tu ne seras pas une pionnière. Il y a déjà plus d’un million d’habitants sur la planète. Bon Dieu, nos arrière-petits-enfants chercheront de nouveaux mondes parce que X-23 sera surpeuplé !… Moi je te le dis, ajouta-t-il après réflexion, c’est un coup de chance que les ordinateurs aient permis le voyage interstellaire, au train où l’espèce se multiplie.

 

— Je sais, je sais, gémit Jerrodine.

— Notre Microvac est le meilleur Microvac du monde, pépia Jerrodette I.

— Je le pense aussi, répliqua Jerrodd en lui ébouriffant les cheveux.

C’était quand même bien agréable d’avoir un Microvac à soi et Jerrodd était heureux de faire partie de sa génération. Au temps de la jeunesse de son père, les ordinateurs étaient des monstres gigantesques occupant des centaines de kilomètres carrés de terrain. Il n’y en avait qu’un par planète.

On les appelait les AC Planétaires. Depuis mille ans, ils ne cessaient de grandir avec régularité, et puis, tout à coup, le raffinement était venu. A la place des transistors, il y avait eu les capsules moléculaires qui faisaient que le plus énorme AC Planétaire pouvait être introduit dans un espace pas plus grand que la moitié d’un vaisseau spatial.

 

Jerrodd débordait d’exaltation, comme toujours quand il pensait que son Microvac personnel était infiniment plus complexe que l’ancien et primitif Multivac qui, le premier, avait domestiqué le Soleil, et presque aussi compliqué que l’AC Planétaire de la Terre (le plus grand) qui avait résolu le problème du voyage hyperspatial, et rendu possibles les voyages vers les étoiles.

— Tant d’étoiles, tant de planètes, soupira Jerrodine, plongée dans ses pensées. Je suppose que des familles vont émigrer éternellement vers de nouvelles planètes, comme nous aujourd’hui.

— Pas éternellement, dit Jerrodd avec un sourire. Tout s’arrêtera un jour, mais pas avant des milliards d’années. Même les étoiles s’usent, tu sais. L’entropie doit augmenter.

— Qu’est-ce que c’est, l’entropie, papa ? dit Jerrodette II.

— L’entropie, mon petit lapin, ce n’est qu’un mot qui signifie la dégradation de l’univers. Tout se dégrade, tu sais, comme ton petit robot walkie-talkie, tu te souviens ?

— Tu ne peux pas mettre une unité d’énergie neuve, comme pour mon robot, papa ?

— Les étoiles sont elles-mêmes les unités d’énergie, ma chérie. Une fois qu’elles disparaîtront, il n’y aura plus d’unités d’énergie.

 

Jerrodette I se mit aussitôt à hurler :

— Ne les laisse pas faire, papa, ne les laisse pas s’user !

— Ah, regarde ce que tu as fait ! grommela Jerrodine, exaspérée.

— Comment pouvais-je deviner que ça leur ferait peur ? chuchota Jerrodd.

— Demande à Microvac, sanglota Jerrodette I. Demande-lui comment rallumer les étoiles !

— Vas-y, conseilla Jerrodine. Ça les calmera.
(Jerrodette II commençait à sangloter à son tour.)

Jerrodd haussa les épaules.

— D’accord, d’accord, je vais le demander à Microvac. Ne vous inquiétez pas. Il nous le dira.

 

Il posa la question à Microvac en ajoutant vivement : « Imprime la réponse. » Jerrodd cacha dans sa main l’étroite bande de cellufilm et annonça gaiement :

— Vous voyez, le Microvac dit qu’il s’occupera de tout le moment venu, alors ne vous
faites pas de souci.

— Et maintenant, les enfants, c’est l’heure de dormir. Nous serons bientôt dans notre
nouveau foyer.

Jerrodd regarda les mots imprimés sur le cellufilm, avant de le détruire :

INFORMATION INSUFFISANTE POUR RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

Il haussa les épaules et regarda le visipanneau. X-23 était juste devant lui.

 

VJ-23X de Lameth regarda dans les profondeurs noires de la carte tri-dimensionnelle à petite échelle de la Galaxie et dit :

— Nous sommes ridicules, peut-être, de tant nous inquiéter de ça.
MQ-17J de Nicron secoua la tête.

— Je ne crois pas. Tu sais qu’à l’allure actuelle de l’expansion la Galaxie sera bondée
d’ici à cinq ans.

Tous deux paraissaient avoir une vingtaine d’années, ils étaient tous deux grands et parfaitement formés.

— Quand même, dit VJ-23X, j’hésite à présenter un rapport pessimiste au Conseil galactique.

— Je ne puis en envisager aucun autre. Il faut les secouer. Nous devons les secouer.
VJ-23X soupira.

— L’espace est infini. Cent milliards de Galaxies sont là, à conquérir. Plus que ça.

— Cent milliards, ce n’est pas l’infini et ça devient de moins en moins infini. Réfléchis !
Il y a vingt mille ans, l’humanité a enfin résolu le problème de l’utilisation de l’énergie stellaire et, quelques siècles plus tard, le voyage interstellaire est devenu possible. Il a fallu à l’homme un million d’années pour remplir un petit monde et ensuite seulement quinze mille ans pour occuper le reste de la Galaxie. Or, la population double tous les dix ans…

 

— Nous pouvons remercier l’immortalité pour ça, interrompit VJ-23x.

— Eh oui. L’immortalité existe et nous devons en tenir compte. Je reconnais qu’elle a ses inconvénients, l’immortalité. L’AC Galactique a résolu pour nous beaucoup de problèmes mais, en trouvant comment vaincre la vieillesse et la mort, il a détruit toutes ses autres solutions.

— Pourtant, tu ne voudrais pas abandonner la vie, je pense.

— Pas du tout, répondit sèchement MQ-17J, mais il se radoucit aussitôt. Pas encore. Je ne suis pas assez vieux. Quel âge as-tu ?

— Deux cent vingt-trois ans. Et toi ?

— Pas encore deux cents. Mais pour en revenir à ce que je disais, la population double tous les dix ans. Une fois cette Galaxie saturée, il nous faudra encore dix ans pour en remplir une autre. Et dix ans plus tard, nous en aurons entièrement peuplé deux de plus. Et après une nouvelle décennie, quatre de plus… Dans cent ans, nous occuperons mille Galaxies. Et dans mille ans, un million de Galaxies. Et dans dix mille ans, tout l’univers connu. Et ensuite, quoi ?

 

— Il y a un problème annexe, dit VJ-23x, celui des transports. Je me demande combien d’unités d’énergie solaire seront nécessaires pour déplacer des Galaxies d’individus d’une Galaxie à la suivante.

— Très juste. Déjà, l’humanité consomme deux unités d’énergie solaire par an.

— Dont la majorité est gaspillée. Après tout, notre propre Galaxie à elle seule produit mille unités d’énergie par an et nous n’en utilisons que deux.

— Accordé, mais même avec une efficacité à cent pour cent, nous ne faisons que conjurer la fin. Nos besoins énergétiques augmentent suivant une progression géométrique, encore plus vite que notre population. Nous serons à court d’énergie avant même d’être à court de Galaxies. Une bonne question. Une très bonne question.

— Il nous faudra simplement construire de nouvelles étoiles à partir des gaz interstellaires.

— Ou à partir de la chaleur dissipée ? suggéra ironiquement MQ/17J.

— Il doit y avoir un moyen d’inverser l’entropie. Nous devrions le demander à l’AC Galactique.

 

VJ-23x ne parlait pas sérieusement mais MQ-17J tira de sa poche son contact AC et le posa devant lui sur la table.

— J’ai bien envie de faire ça, dit-il. C’est une chose que la race humaine devra affronter un jour.

Il contempla sombrement son petit contact AC. Il ne mesurait que cinq centimètres cubes et n’était rien en soi, mais il était relié à travers l’hyperespace au grand AC Galactique qui servait à toute l’humanité. Compte tenu de l’hyperespace, c’était une partie intégrante de l’AC Galactique.

MQ-17J se demanda si un jour, dans sa vie immortelle, il aurait l’occasion de voir l’AC Galactique. C’était un petit monde en soi, une toile d’araignée de rayons de force, maintenant la matière au sein de laquelle les sous-mésons remplaçaient les vieilles capsules moléculaires imprécises. Cependant, malgré ses câblages subéthériques, l’AC Galactique mesurait plus de trois cents mètres de large.

 

MQ-17J demanda brusquement à son contact AC :

— Est-ce que l’entropie peut être inversée ?

VJ-23x sursauta et protesta :

— Oh, dis ! Je ne voulais pas sérieusement te faire demander ça !

— Pourquoi pas ?

— Nous savons tous les deux que l’entropie ne peut pas être inversée. On ne peut pas retransformer la fumée et la cendre en arbre.

— Est-ce que tu as des arbres, dans ton monde ? demanda MQ-17J.

 

Le bruit de l’AC Galactique les réduisit au silence.

Sa voix s’éleva, belle et ténue, du petit contact AC sur la table et elle dit :

L’INFORMATION EST INSUFFISANTE POUR UNE RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

— Tu vois ! s’exclama VJ-23x.

Sur quoi les deux hommes retournèrent à l’affaire du rapport qu’ils devaient présenter au Conseil galactique.

L’esprit de Zee Prime contempla la nouvelle Galaxie avec un vague intérêt pour les innombrables bouquets d’étoiles qui la poudraient. Il n’avait encore jamais vu celle-ci.

Les verrait-il jamais toutes ? Il y en avait tant, chacune avec son fardeau d’humanité.

Mais un fardeau qui était presque un poids mort. La véritable essence des hommes se trouvait de plus en plus là où il était, dans l’espace.

 

Les esprits, pas les corps ! Les corps immortels restaient sur les planètes, en suspension au-dessus des âges. Parfois, ils se levaient pour une activité matérielle, mais de plus en plus rarement. Peu de nouveaux individus arrivaient à l’existence pour se joindre à l’incroyable foule, mais quelle importance ? Il y avait peu de place dans l’univers pour les nouveaux individus.

Zee Prime fut arraché à ses réflexions en croisant les vrilles impalpables d’un autre esprit.

— Je suis Zee Prime, dit-il. Et toi ?

— Je suis Dee Sub Wun. Ta Galaxie ?

— Nous l’appelons simplement la Galaxie. Et toi ?

— C’est comme ça aussi que nous appelons la nôtre. Tous les hommes appellent leur galaxie Galaxie et rien de plus. Pourquoi pas ?

— Bien sûr. Puisque toutes les Galaxies sont pareilles.

— Pas toutes. La race humaine doit être originaire d’une Galaxie particulière. Ça la rend différente.

— Laquelle est-ce ? demanda Zee Prime.

— Je ne sais pas. L’AC Universel doit le savoir.

— Si nous le lui demandions ? Je suis curieux, tout à coup.

Les perceptions de Zee Prime s’élargirent jusqu’à ce que les Galaxies se rétrécissent et deviennent un nouveau poudroiement plus diffus, sur un fond beaucoup plus vaste.

 

Il y en avait des centaines de millions, toutes avec leurs êtres immortels, portant toutes leur cargaison d’intelligence, avec des esprits qui voyageaient librement à travers l’espace.

Et pourtant, chacune était unique parmi elles toutes, en étant la Galaxie originelle. L’une d’elles avait été pendant un temps, dans son vague et lointain passé, la seule à être peuplée par l’homme.

Zee Prime mourait de curiosité de voir cette Galaxie, et il lança :

— AC Universel ! De quelle Galaxie l’Homme est-il originaire ?

L’AC Universel entendit car, sur chaque monde et dans l’espace, il avait ses récepteurs en préparation, et chaque récepteur conduisait à travers l’hyperespace à un point inconnu où l’AC Universel se tenait au-dessus de tout.

 

Zee Prime n’avait entendu parler que d’un seul homme dont les pensées avaient pu pénétrer à distance de sensation dans l’AC Universel et il n’avait décrit qu’un petit globe étincelant, de soixante centimètres de large, difficile à distinguer.

— Mais comment est-ce que cela peut être tout l’AC Universel ? avait demandé Zee Prime.

Et la réponse avait été :

— Sa plus grande partie est dans l’hyperespace. Sous quelle forme ? Je ne puis l’imaginer.

Personne ne le pouvait car le temps était passé depuis longtemps, Zee Prime le savait, où l’homme participait si peu que ce fût à la fabrication d’un AC Universel. Chaque AC Universel concevait et construisait son successeur.

 

Chacun d’eux, au cours de son existence d’un million d’années ou plus, avait accumulé les renseignements nécessaires pour construire un meilleur successeur, plus complexe, plus puissant, dans lequel sa propre réserve de science et son individualité seraient englouties.

L’AC Universel interrompit le cours des pensées vagabondes de Zee Prime non par des mots mais par un guidage. L’esprit de Zee Prime fut guidé dans la mer diffuse des Galaxies vers une en particulier, qui se développa en un groupe d’étoiles distinctes.

Une pensée vint, infiniment distante mais infiniment nette : « VOICI LA GALAXIE ORIGINELLE DE L’HOMME. »

Elle était cependant en tout point pareille aux autres, après tout, et Zee Prime refréna sa déception.

 

Dee Sub Wun, dont l’esprit l’avait accompagné, demanda soudain :

— Et est-ce qu’une de ces étoiles est l’étoile originelle de l’Homme ?
L’AC Universel répondit :

— L’ÉTOILE ORIGINELLE DE L’HOMME S’EST TRANSFORMÉE EN NOVA. C’EST UNE PETITE NAINE BLANCHE.

— Est-ce que les hommes qui l’habitaient sont morts ? demanda Zee Prime sans réfléchir.

— COMME TOUJOURS DANS CES CAS-LÀ, UN NOUVEAU MONDE A ÉTÉ CONSTRUIT À TEMPS POUR LEURS CORPS PHYSIQUES.

— Oui, naturellement, dit Zee Prime, mais il fut, malgré tout, accablé de chagrin.

Son esprit relâcha son emprise sur la Galaxie originelle de l’Homme et recula pour se perdre parmi les myriades de points lumineux confus. Il ne voulait plus jamais la revoir.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Dee Sub Wun.

— Les étoiles meurent. L’étoile originelle est morte.

— Elles doivent toutes mourir. Pourquoi pas ?

— Mais quand toute l’énergie aura disparu, nos corps finiront par mourir, et toi et moi avec eux.

 

— Ce ne sera pas avant un milliard d’années.

— Je ne veux pas que ça arrive, même après des milliards d’années. AC Universel !

Comment peut-on empêcher les étoiles de mourir ?

— Tu demandes maintenant comment la direction de L’entropie peut être inversée ! dit Dee Sub Wun, amusé.

Et l’AC Universel répondit :

— LES INFORMATIONS SONT ENCORE INSUFFISANTES POUR UNE RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

Les pensées de Zee Prime retournèrent en hâte vers sa propre Galaxie. Il ne transmit plus de pensées à Dee Sub Wun dont le corps attendait peut-être dans une Galaxie, à un trillion d’année-lumière, ou sur l’étoile voisine de celle de Zee Prime. Cela n’avait pas d’importance.

Tristement, Zee Prime commença à rassembler de l’hydrogène interstellaire pour se fabriquer une petite étoile à lui. Si les étoiles devaient un jour mourir, on pouvait au moins en créer encore autant qu’on voulait.

 

L’Homme se mit à se considérer lui-même car, dans un sens, l’Homme, mentalement, était un. Il était formé d’un trillion de trillions de trillions de corps sans âge, chacun à sa place, chacun paisible et incorruptible, chacun soigné par de parfaits automates, également incorruptibles, tandis que les esprits de tous ces corps se fondaient librement les uns dans les autres, indistincts.

— L’univers se meurt, dit l’Homme.

L’Homme contempla les Galaxies assombries. Les étoiles géantes, prodigues, avaient disparu depuis longtemps, dans l’obscurité du plus obscur des lointains passés.

Presque toutes les étoiles étaient des naines blanches, perdant leur éclat, déclinantes.

De nouvelles étoiles avaient été construites avec la poussière entre les étoiles, certaines par des processus naturels, d’autres par l’Homme lui-même, et celles-là s’en allaient aussi. Il arrivait que des naines blanches entrent en collision ; les forces énormes ainsi libérées créaient des étoiles neuves, suivant un taux d’une seule pour mille naines détruites, et celles-là aussi finiraient.

 

L’Homme dit :

— Soigneusement économisée, sous la direction de l’AC Cosmique, l’énergie qui reste encore dans tout l’univers durera des milliards d’années. Mais malgré cela, elle finira par disparaître. De quelque manière qu’on l’épargne, de quelque manière qu’on la fasse durer, l’énergie une fois dépensée n’existe plus et ne peut être reconstituée. L’entropie doit augmenter éternellement vers le maximum.

L’Homme dit :

— L’entropie peut-elle être inversée ? Demandons à l’AC Cosmique.

L’AC Cosmique les entourait, mais pas dans l’espace. Pas un de ses fragments n’était dans l’espace. Il se trouvait dans l’hyperespace et il était fait d’autre chose que de matière ou d’énergie. La question de sa taille et de sa nature n’avait plus aucune signification, sinon en des termes incompréhensibles pour l’Homme.

 

— AC Cosmique, demanda l’Homme, comment l’entropie peut-elle être inversée ?

L’AC Cosmique répondit :

— IL N’Y A PAS ENCORE DE DONNÉES SUFFISANTES POUR UNE RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

— Rassemble des données supplémentaires, dit l’Homme.

L’AC Cosmique répliqua :

— JE VAIS LE FAIRE. JE LE FAIS DEPUIS CENT MILLIARDS D’ANNÉES. MES PRÉDÉCESSEURS ONT SOUVENT EU À REPONDRE À CETTE QUESTION.

TOUTES LES DONNÉES QUE J’AI DEMEURENT INSUFFISANTES.

 

— Est-ce qu’un temps viendra, demanda l’Homme, où les données seront suffisantes, ou le problème est-il insoluble dans tous les cas concevables ?

— AUCUN PROBLÈME N’EST INSOLUBLE DANS TOUS LES CAS CONCEVABLES.

— Quand auras-tu suffisamment de données pour répondre à la question ?

— IL N’Y A PAS ENCORE DE DONNÉES SUFFISANTES POUR UNE RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

— Est-ce que tu vas continuer à y travailler ? demanda l’Homme.

— JE CONTINUERAI, répliqua l’AC Cosmique.

— Nous attendrons, dit l’Homme.

 

Les étoiles et les Galaxies moururent et s’éteignirent, et l’espace devint noir, après dix trillions d’années de dégradation.

Un par un, l’Homme fusionna avec l’AC, chaque corps physique perdant son identité mentale, de telle façon que ce n’était pas une perte mais un gain.

Le dernier esprit de l’Homme hésita avant la fusion, en contemplant un espace qui ne contenait rien que les restes d’une dernière étoile obscure, et une masse de matière incroyablement mince, agitée au hasard par les extrémités d’une vague de chaleur baissant, asymptotiquement, vers le zéro absolu.

 

L’Homme demanda :

— AC, est-ce la fin ? Ce chaos ne peut-il être inversé une fois de plus en un univers ?

Est-ce que cela ne peut être fait ?

L’AC répondit :

— IL N’Y A PAS ENCORE DE DONNÉES SUFFISANTES POUR UNE RÉPONSE SIGNIFICATIVE.

 

Le dernier esprit de l’Homme fusionna et seul l’AC exista… et cela dans l’hyperespace. La matière et l’énergie avaient pris fin et, avec elles, l’espace et le temps. Même l’AC n’existait plus que pour la toute dernière question qui n’avait pas obtenu de réponse depuis qu’un technicien à moitié ivre l’avait posée, dix trillions d’années plus tôt, à un ordinateur qui était à l’AC infiniment moins que ce qu’était un homme pour l’Homme.

Toutes les autres questions avaient obtenu des réponses et, tant qu’il n’y en aurait pas à cette dernière question, l’AC ne pourrait libérer son conscient.

Toutes les données avaient été récoltées. Il ne restait rien à être absorbé.

 

Mais toutes les données récoltées avaient encore à être collationnées et complètement rassemblées, selon tous les rapports possibles.

Un intervalle hors du temps y fut consacré.

Et il advint que l’AC apprit comment inverser la direction de l’entropie. Mais il n’y avait plus d’homme à qui l’AC pouvait donner la réponse à la dernière question. Peu importait. La réponse y pourvoirait, par démonstration.

Pendant une autre période hors du temps, l’AC réfléchit au meilleur moyen de s’y prendre. Avec soin, l’AC organisa le programme.

Le conscient de l’AC embrassa tout ce qui avait été un univers et réfléchit sombrement à ce qui était maintenant le Chaos. Pas à pas, cela devait être fait.

Et l’AC dit :

— QUE LA LUMIERE SOIT !

Et la lumière fut…

..

.

 Isaac Asimov – La Dernière Question 

En anglais: The Last Question , 1956

Littérature fantastique – Conte courte

Littérature de science-fiction américaine

Nouvelle fantastique

Texte intégral traduit en français

 

Isaac Asimov The Last Question  Texte original en anglais > ici

 

 

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