JAMES JOYCE Livre GENS DE DUBLIN Texte intégral DEUX GALANTS

 

James Joyce
Gens de Dublin
Texte intégral

(eng: Dubliners, 1914)

 

Joyce – Nouvelle – Conte

Deux Galants

(En anglais: Two Gallants)

 

Texte intégral de l’histoire

Traduit en français

Littérature irlandaise

 

Deux galants (original en anglais : Two Galants) est une nouvelle écrite par James Joyce et publiée en 1914. C’est la sixième histoire de la collection de contes du livre Gens de Dublin (en anglais : Dubliners). James Joyce considère la nouvelle “Deux galants” (Two Galants) comme l’une des plus importantes du livre “Gens de Dublin”.

Deux amis, Lenehan et Corley, arpentent les rues de Dublin et échangent leurs points de vue sur la conquête des femmes et la manière de les exploiter économiquement. Corley parle à son ami Lenehan de la dernière femme qu’il a séduite. À un moment donné, Corley quitte son ami pour pouvoir passer la soirée avec la femme, et les deux se retrouvent plus tard.

Pour passer la soirée, Lenehan erre dans les rues et réfléchit à sa vie sans règles et sans amour, noyée dans l’alcool ; il rêve de s’installer avec une femme “simple” qui peut lui assurer une tranquillité d’esprit économique. Plus tard, les deux amis se retrouvent, et Corley montre le gage d’amour laissé par la jeune fille… La lune se couvre lentement de nuages ​​de pluie, comme l’idéal romantique qui disparaît…

Ci-dessous, vous pouvez lire la version française de la nouvelle “Deux galants” (en anglais: Two Galants) de James Joyce.

Vous pouvez lire la version originale anglaise de la nouvelle de James Joyce “Deux galants” (Two Galants) sur yeyebook en cliquant ici.

Vous pouvez lire la nouvelle de James Joyce “Deux galants” traduite dans d’autres langues: italien, espagnol, allemande, chinois, etc. en sélectionnant la langue dans le menu supérieur ou latéral.

Index de la collection d’histoires courtes

du livre de James Joyce “Gens de Dublin

(Avec des links vers où vous pouvez les lire sur yeyebook)

 

Les sœurs (The sisters)

Une rencontre (An Encounter)

Arabie (Araby)

Éveline (Eveline)

Après la course (After the Race)

Deux galants (Two Galants)

La Pension de famille (The Boarding House)

Un petit nuage (A Little Cloud)

Contreparties / Correspondances (Counterparts)

Cendres / Argile (Clay)

Pénible Incident / Un cas douloureux

On se réunira le 6 octobre / Ivy Day dans la salle des Commissions (Ivy Day in the Committee Room)

Une mère (A Mother)

La Grâce / De par la grâce (Grace)

Les morts (The dead)

Bonne lecture.

 

James Joyce Toutes les histoires > ici

 

James Joyce

Gens de Dublin

Nouvelle

Deux galants

(Two Gallants)

 

Texte intégral de l’histoire

Traduction du texte en français

 

            Le crépuscule d’août gris et tiède était descendu sur la ville et un air doux et tiède, comme un rappel de l’été, soufflait dans les rues. Les rues aux volets clos pour le repos du dimanche s’emplissaient d’une foule gaiement bigarrée. Pareilles à des perles éclairées du dedans, du haut de leurs longs poteaux, les lampes à arc illuminaient le tissu mouvant des humains qui, sans cesse changeant de forme et de couleur, envoyait dans l’air gris et tiède du soir une rumeur incessante, monotone.

Deux jeunes gens descendaient la pente de Rutland Square. L’un d’eux venait de terminer un long monologue. L’autre, qui marchait sur le bord du trottoir devait parfois sauter sur la chaussée à cause de l’impolitesse de son compagnon, l’écoutait, amusé. Il était râblé et rougeaud d’aspect. Une casquette de yacht était repoussée loin, derrière le front, et le récit qu’il écoutait provoquait constamment des vagues d’expression qui partant des coins du nez, des yeux et de la bouche s’étalaient sur tout son visage.

Des fusées de rire s’échappaient de son corps, convulsé. Ses yeux, scintillant d’une joie maligne, se dirigeaient à tous moments sur le visage de son compagnon. Une ou deux fois, il réajusta l’imperméable léger qu’il avait jeté sur son épaule à la façon d’un toréador. Ses culottes, ses souliers blancs à semelles caoutchoutées et son imperméable flottant exprimaient la jeunesse. Par contre, ses hanches prenaient de la rondeur, ses cheveux étaient gris et clairsemés, et son visage, les ondes d’expression une fois passées, avait un air ravagé.

 

Quand il fut certain que le récit était terminé, il rit silencieusement durant une bonne demi-minute. Puis il dit :

– Ça, par exemple… c’est le bouquet !

La voix paraissait exempte de toute vigueur et, pour renforcer ses paroles, il ajouta avec humour :

– Ça, c’est le bouquet, et si j’ose m’exprimer ainsi, le bouquet du bouquet.

Il devint sérieux et se tut. Il se sentait fatigué d’avoir parlé tout l’après-midi dans un bar de Dorset Street. La plupart des gens considéraient Lenehan comme un souteneur ; mais en dépit de cette réputation, sa diplomatie et son éloquence avaient toujours empêché ses amis de se liguer contre lui.

 

Il avait une façon dégagée de s’approcher d’un de leurs groupes dans un cabaret, de se maintenir habilement sur la lisière jusqu’à ce qu’on fît cercle autour de lui. C’était un joyeux drôle pourvu de tout un stock d’histoires, de bons mots et de devinettes, insensible à tous les genres d’impolitesse. Personne ne savait comment il résolvait le dur problème de la vie, cependant son nom se trouvait vaguement associé à des ragots de courses.

– Où l’as-tu levée, Corley ? demanda-t-il.

Corley passa rapidement la langue sur sa lèvre supérieure.

 

– Une nuit, vieux, dit-il, je descendais Dame Street lorsque j’aperçois une chic poule postée sous l’horloge de Waterhouse ; je lui dis bonne nuit, tu sais comment. Alors on est allé promener du côté du canal et elle me dit qu’elle était domestique dans une maison de Baggot Street. Ce soir-là, je lui ai serré un brin la taille. Alors, le dimanche suivant, je la rencontre sur rendez-vous. On se trimbale à Donybrook où je la mène dans un champ. Elle me dit qu’elle est avec un laitier…

» Épatant, mon vieux. Cigarettes tous les soirs qu’elle m’apportait et mon tram payé aller et retour, et une nuit voilà-t-il pas qu’elle me donne deux fameux cigares. Oh ! de la bonne marque, tu sais, de ceux que le vieux bonze avait l’habitude de fumer. J’ai eu peur, mon vieux, qu’elle ne devienne enceinte. Mais elle connaît son affaire.

– C’est peut-être qu’elle croit que tu vas l’épouser, dit Lenehan.

– Je lui ai dit que je chômais, dit Corley, je lui ai dit que j’étais chez Pim. Elle ne sait pas mon nom. Je suis trop bien dégourdi pour le lui sortir ; mais elle me croit un peu un Monsieur, tu sais.

De nouveau Lenehan rit sans bruit.

– De toutes les bonnes histoires que j’ai entendues, celle-là est la meilleure.

 

Corley se trémoussa de plaisir à la louange. Le dandinement de son gros corps força son ami à sautiller à plusieurs reprises du trottoir à la chaussée. Fils d’un inspecteur de police, il avait hérité de la stature et de la démarche de son père. Il marchait les mains sur les hanches, droit et balançant la tête de droite à gauche.

Sa tête était large, sphérique, graisseuse ; elle suintait par tous les temps, et son chapeau à larges bords posé de côté ressemblait à un oignon qui aurait germé d’un autre. Il regardait toujours devant lui comme s’il était à la parade ; et lorsqu’il voulait suivre quelqu’un du regard, il fallait qu’il se déhanchât. Pour l’instant il chômait. Chaque fois qu’il y avait de l’ouvrage, un ami se trouvait toujours là pour lui donner le mot de passe.

On le voyait souvent marcher en compagnie d’agents de police en civil et parler avec animation. Il connaissait l’envers de toutes choses et aimait à prononcer des jugements définitifs. Il parlait sans écouter les propos de ses compagnons. Sa conversation roulait principalement sur lui-même. Ce qu’il avait dit à telle personne, ce que telle personne lui avait répondu et ce qu’il avait dit pour régler l’affaire. Quand il répétait ces dialogues, il aspirait la première lettre de son nom à la façon des Florentins.

 

Lenehan offrit une cigarette à son ami. Comme les deux jeunes gens avançaient à travers la foule, Corley de temps à autre se retournait pour sourire à quelques-unes des jeunes filles qui passaient ; quant à Lenehan, son regard fixait la grosse lune pâle, cerclée d’un double halo. Il suivait attentivement le passage du voile gris, le crépuscule sur la face lunaire. Finalement il dit :

– Alors… dis-moi, Corley, tu vas pouvoir t’en sortir, hein ?

Pour toute réponse, Corley eut un clignement d’œil expressif.

S’y laissera-t-elle prendre ? demanda Lenehan incrédule. Avec les femmes, on ne sait jamais.

– Elle marchera, dit Corley ; je sais comment l’embobiner, vieux. Elle en pince un peu pour moi.

– Tu es ce que j’appelle un gai Lothario, dit Lenehan, et un Lothario de la bonne espèce.

 

Une nuance de moquerie atténua ce qu’il y avait d’un peu servile dans sa manière. Pour se relever à ses propres yeux, ses flatteries étaient toujours dites de telle sorte que l’on aurait pu les prendre pour des railleries. Mais Corley n’avait pas l’esprit subtil.

– Rien ne vaut une bonne servante, affirma-t-il ; ça, je te le garantis.

– La garantie de celui qui les a essayées toutes, dit Lenehan.

– J’ai commencé par aller avec les filles, tu sais, dit Corley se confiant, les filles du South Circular ; je les sortais, vieux, en tram, et je payais, je les menais écouter l’orchestre ou à quelque pièce de théâtre, ou bien je leur achetais du chocolat, des bonbons ou un rien de ce genre.

J’ai dépensé assez d’argent pour elles, tu peux m’en croire – ajouta-t-il d’un ton persuasif, comme s’il avait conscience de n’être point pris au mot. Mais Lenehan le croyait volontiers ; il hocha la tête gravement :

– Je connais le truc, dit-il, et c’est un jeu de dupes.
– Que le diable m’emporte si j’en ai jamais retiré un liard, dit Corley.

– Moi pas davantage, dit Lenehan.

– Une seule exceptée, dit Corley.

 

D’un coup de langue, il humecta sa lèvre supérieure. Le souvenir rendit ses yeux brillants. Lui aussi contempla le disque pâle de la lune, à présent presque cachée, et parut réfléchir.

– C’était un beau morceau, dit-il avec une nuance de regret.
Il se tut de nouveau. Puis il ajouta :

– Elle est pourvue maintenant. Je l’ai vue l’autre soir qui roulait en voiture avec deux types.
– C’est à toi qu’elle le doit, je suppose, dit Lenehan.

– Il y en a eu d’autres avant moi, dit Corley avec philosophie.

Cette fois Lenehan fut tenté d’être incrédule. Il secoua la tête et sourit.

– Tu ne m’auras pas, tu sais, Corley.

– Parole d’honneur, c’est elle qui me l’a dit.

Lenehan eut un geste tragique.

– Sale cafard ! dit-il.

 

Comme ils passaient devant la grille de Trinity Collège, Lenehan sautilla sur la chaussée et leva les yeux vers l’horloge.

– Il est vingt, dit-il.

– Il y a le temps, dit Corley : elle sera là ; je la laisse toujours poireauter un peu.

Lenehan rit doucement.

– Pardieu, Corley, tu t’y connais, dit-il.

– Je connais tous leurs petits tours, avoua Corley.

– Mais, dis-moi, reprit Lenehan, es-tu sûr de pouvoir bien mener l’affaire ? Tu sais, c’est délicat, elles sont diablement serrées sur ce chapitre. Hein, quoi ?

Des petits yeux brillants il scruta la figure de son compagnon pour se rassurer. Corley balança la tête comme pour chasser un insecte tenace et fronça les sourcils.

– Je m’en charge, dit-il, laisse-moi faire, c’pas ?

Lenehan se tut. Il ne tenait pas à offenser son ami ni à être envoyé à tous les diables et s’entendre dire qu’on ne lui demandait pas son avis. Il fallait un peu de tact. Mais Corley ne tarda pas à se rasséréner. Ses pensées avaient pris un autre cours.

– Pour une chic et jolie poule, dit-il sur un ton de connaisseur, c’en est une.

 

Ils longèrent Nassau Street et tournèrent dans Kildare Street. Non loin de l’entrée du cercle, un harpiste jouait sur la chaussée à un petit cercle d’auditeurs. Il pinçait les cordes négligemment, de temps à autre, dévisageant un nouvel arrivant, de temps à autre regardant aussi, mais avec lassitude, le ciel.

Sa harpe, comme indifférente à sa housse qui ne la recouvrait qu’à mi-corps, semblait lasse elle aussi des regards étrangers et du toucher de son maître. Une des mains jouait à la basse la chanson Silent O Moyle, tandis que l’autre cavalcadait dans l’aigu entre chaque groupe de notes. La mélodie résonnait grave et pleine.

Les deux jeunes gens marchèrent sans rien dire, le son mélancolique les accompagnait. Quand ils eurent atteint Stephen Green, ils traversèrent la rue.

Ici le bruit des trams, les lumières, la foule, leur firent rompre le silence.

– La voilà, dit Corley.

 

Au coin de Hume Street, une jeune femme attendait. Elle portait une robe bleue et un canotier blanc. Debout sur le trottoir, elle balançait son parapluie. Lenehan se ranima.

– Allons lui jeter un coup d’œil, Corley, dit-il.

Corley regarda son ami de côté et une grimace mauvaise passa sur son visage.

– Tu veux me la faire ? demanda-t-il.

– Nom de Dieu, dit Lenehan hardiment, je ne tiens pas à être présenté, je veux seulement la regarder. Je ne te la mangerai pas.

– Oh !… si c’est seulement pour la regarder, dit Corley plus aimablement, alors voilà ce que nous allons faire. Je vais traverser pour lui parler et tu pourras passer devant nous.

– Bon, dit Lenehan.

Corley commençait à enjamber les chaînes lorsque Lenehan cria :

– Et après ? où se retrouve-t-on ?

– Dix heures et demie, répondit Corley, ramenant l’autre jambe.

– Où ?

– Au coin de Merrion Street. Nous reviendrons par là.

– Travaille bien, dit Lenehan en signe d’adieu.

 

Corley ne répondit pas. Il déambula à travers la chaussée, balançant la tête de droite à gauche. L’importance de sa personne, sa démarche dégagée et le craquement sonore de ses bottines lui donnaient quelque chose d’un conquérant. Il aborda la jeune fille et, sans la saluer, se mit aussitôt à lui parler. Elle accéléra les oscillations de son parapluie et pivota à plusieurs reprises sur ses talons. Une ou deux fois, il lui parla à l’oreille ; elle rit et baissa la tête.

Lenehan les observa pendant quelques minutes, puis vivement il longea les chaînes et traversa la route en biais. Comme il approchait, il huma dans l’air un lourd parfum et à la dérobée jeta sur la jeune fille un regard anxieux.

Elle portait sa toilette des dimanches : une jupe de serge bleue retenue à la taille par une ceinture de cuir noir ; une grande boucle d’argent qui lui creusait le milieu du corps, mordant l’étoffe légère de la blouse blanche ; une veste noire et courte garnie de boutons de nacre et un boa fripé. Les bords de sa collerette de tulle avaient été soigneusement ébouriffés et, sur sa poitrine, les queues en l’air, un gros bouquet de fleurs rouges était piqué.

Lenehan jugea en connaisseur son corps musclé qu’elle avait court et replet. Tout en elle révélait la santé, depuis ses joues rondes et rouges jusqu’à ses yeux bleus effrontés. Ses traits étaient grossiers, les narines bien découpées, la bouche irrégulière découvrait un sourire satisfait et deux dents de devant qui saillaient légèrement. En passant, Lenehan ôta sa casquette, dix secondes après environ Corley répondit au salut d’un air absent en portant deux doigts à son chapeau, le déplaçant ainsi de sa position primitive.

 

Lenehan poursuivit jusqu’au Shelbourne Hôtel. Là il fit halte et attendit. Au bout d’un instant, il les vit qui avançaient dans sa direction et lorsqu’ils tournèrent à droite, il les suivit au pas feutré de ses souliers blancs, du côté de Merrion Square.

Comme il marchait lentement, se réglant sur leur allure, il observait la tête de Corley qui se tournait à tout moment vers le visage de la jeune femme, comme un gros bilboquet sur son pivot. Il ne perdit pas le couple de vue jusqu’à ce qu’il le vît prendre le tram de Donnybrook ; alors il fit volte-face et reprit le chemin par lequel il était venu.

Maintenant qu’il était seul, son visage semblait vieilli. Sa gaieté l’abandonna, et comme il arrivait devant les grilles de Duke’s Lawn, il fit courir sa main le long des barreaux. Un rappel de la mélodie jouée par le harpiste commandait ses mouvements ; de ses pas amortis par les semelles de caoutchouc il marquait la mesure, tandis qu’indolemment ses doigts exécutaient traits et variantes sur les barreaux entre chaque groupe de notes.

 

Il marcha à l’aventure le long de Stephen Green, s’engagea dans Grafton Street. Bien que ses yeux distinguaient quantité de détails dans la foule, c’était de façon morose. Il trouvait vulgaire tout ce qui aurait dû le séduire et ne répondait pas aux œillades qui l’invitaient à être hardi.

Il savait qu’il aurait à parler beaucoup, à se mettre en frais, à divertir, et son cerveau et son gosier étaient trop à sec pour ce genre de travail. Le moyen de tuer le temps jusqu’à l’heure de rejoindre Corley le tourmentait un peu. Il ne pouvait rien imaginer d’autre que de poursuivre sa promenade.

Arrivé au coin de Rutland Square, il prit à gauche et se sentit plus à l’aise dans la rue obscure et tranquille dont l’aspect sombre convenait mieux à son humeur. Il s’arrêta finalement devant le carreau vitré d’une misérable boutique au-dessus de laquelle les mots boissons et liqueurs étaient inscrits en caractères blancs. Devant la vitre se balançaient deux petits écriteaux : ginger beer et ginger ale.

Un jambon était exposé sur un grand plat bleu et à côté, sur un autre plat, se trouvait un morceau de plum-pudding d’assez piètre apparence. Il jeta un long regard avide sur ces victuailles, puis, après avoir inspecté la rue dans toute sa longueur d’un œil circonspect, il entra précipitamment dans le magasin.

 

Il avait faim ; car, à l’exception de quelques biscuits quémandés à deux garçons de café récalcitrants, il n’avait rien mangé depuis le matin. Il s’assit devant une petite table de bois sans nappe, en face de deux ouvrières et d’un mécanicien. Une servante malpropre le servait.

– Combien une assiettée de petit pois ? demanda-t-il.

– Trois demi-pence, monsieur, dit la fille.

– Apportez-moi une assiette de petit pois, dit-il, et une bouteille de bière.

 

Il parlait sur un ton bourru afin de démentir la distinction de ses manières, car son entrée fut suivie d’un silence. Il se sentit rougir. Pour paraître naturel, il repoussa sa casquette et planta ses coudes sur la table. Le mécanicien et les deux ouvrières l’examinèrent en détail, puis reprirent leurs discours à demi-voix. La servante lui apporta un plat de pois cassés chauds assaisonnés de poivre et de vinaigre, une fourchette et de la bière.

Il mangea gloutonnement et trouva le plat si bon qu’il ne manqua pas de retenir le nom de la boutique. Lorsqu’il eut mangé tous les pois, il dégusta sa bière et songea quelque temps à l’aventure de Corley. Il vit en imagination la paire d’amants marcher le long de quelque chemin obscur, il entendit la voix de Corley émettre des galanteries énergiques et revit le sourire de la jeune femme.

 

Cette vision lui fit sentir avec acuité la pauvreté de sa bourse et de son esprit. Il était las d’errer à l’aventure, de tirer le diable par la queue, de vivre d’intrigues et d’expédients. Il aurait trente et un ans en novembre. Ne trouverait-il jamais un métier ? Aurait-il jamais un foyer ? Il pensa combien ce lui serait agréable d’avoir un bon feu près duquel s’asseoir, un bon dîner devant lequel s’attabler.

Il en avait assez de faire les rues avec les amis et les filles. Il savait ce qu’ils valaient et les uns et les autres. L’expérience lui avait aigri le cœur. Mais tout espoir ne l’avait pas abandonné. Il se sentit mieux après avoir mangé, moins las de la vie, moins abattu. Peut-être il pourrait encore s’installer dans quelque coin douillet et vivre heureux, si seulement il rencontrait quelque bonne fille simple avec un peu du nécessaire.

 

Il paya deux pence en sortant, à la servante débraillée, et reprit ses pérégrinations. Il s’engagea dans Capel Street et se dirigea vers le City Hall. Puis il tourna dans Dame Street. Au coin de George Street, il rencontra deux de ses amis avec lesquels il s’arrêta pour causer. Il était heureux d’un répit dans ses allées et venues. Ses amis lui demandèrent s’il avait vu Corley et quelles étaient les dernières nouvelles. Il répondit qu’il avait passé la journée avec Corley. Ses amis parlaient peu.

Ils suivaient d’un œil morne des silhouettes dans la foule, faisant de temps à autre quelque observation. L’un d’eux dit qu’il avait vu Mac dans Westmoreland Street. À quoi Lenehan répondit qu’il avait passé la nuit avec Mac, chez Egan. Le même jeune homme demanda si c’était vrai que Mac avait fait un bon coup en pariant à un match de billard. Lenehan n’en savait rien : il dit que Holohan leur avait payé une tournée à tous chez Egan.

 

Il quitta ses amis à dix heures moins le quart, et monta George Street. Arrivé au City Market, il longea Grafton Street. La foule des jeunes filles et des jeunes gens avait diminué et il entendait sur son chemin bien des couples et des groupes qui se souhaitaient une bonne nuit. Il alla jusqu’à l’horloge du Collège des chirurgiens : dix heures allaient sonner.

Il repartit d’un pas alerte du côté nord de Green, se hâtant dans la crainte que Corley ne fût déjà revenu. Au coin de Merrion Street, il se posta à l’ombre d’un réverbère, sortit une des cigarettes qu’il avait réservées et l’alluma. Il s’appuya contre le poteau, son regard fixé dans la direction où il pensait voir revenir Corley et la jeune femme.

 

Son esprit alors reprit son activité. Il se demanda si Corley s’en tirait avec succès. Il se demanda s’il lui avait déjà demandé ou s’il attendrait au dernier moment pour le faire. Il passa par toutes les angoisses, tous les frissons que comportait aussi bien la situation de son ami, que la sienne propre. Mais le souvenir de la tête de Corley dans son lent mouvement de rotation lui apporta un peu de calme : il ne doutait pas que Corley saurait manœuvrer.

Soudain, il eut l’idée que peut-être Corley avait pris par un autre chemin pour lui donner le change. Ses yeux fouillèrent la rue : pas de trace du couple. Pourtant une demi-heure au moins s’était écoulée depuis qu’il avait regardé l’horloge du Collège des chirurgiens. Corley serait capable de ça ? Il alluma sa dernière cigarette, la fuma avec nervosité. Il regardait de tous ses yeux à chaque tram qui s’arrêtait au coin du square. Ils avaient dû rentrer chez eux par un autre côté. Le papier de sa cigarette se déchira et il la lança sur la chaussée avec un juron.

 

Tout à coup il les aperçut qui venaient dans sa direction. Il eut un sursaut de joie et, se serrant contre le réverbère, tâcha de déchiffrer le résultat à leur démarche. Ils avançaient vite. La femme à petits pas pressés, Corley réglant sur elle ses longues enjambées. Ils ne semblaient pas se parler. Un pressentiment sur l’issue de l’affaire le traversa à la manière d’un instrument pointu.

Il savait que Corley échouerait, qu’il n’y avait rien de fait. Le couple tourna au coin de Baggot Street et aussitôt Lenehan se mit à leur suite mais sur le trottoir opposé. Ils s’arrêtaient, lui s’arrêtait aussi. Ils échangèrent quelques paroles avant que la jeune femme ne descendît dans un sous-sol.

Corley, debout sur le rebord du trottoir, attendait à quelques mètres du perron. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Alors la porte d’entrée s’ouvrit lentement, avec précaution. Une femme en sortit, descendit les marches en courant et toussa. Corley se retourna et s’avança à sa rencontre. Pendant quelques secondes, elle sembla disparaître, cachée qu’elle était par la large carrure de Corley ; mais elle reparut gravissant les marches en courant. La porte se referma sur elle et Corley d’un pas rapide se dirigea vers Stephen Green.

 

Lenehan se mit à sa poursuite. Quelques gouttes de pluie tombaient. Il les prit pour un avertissement et, après un coup d’œil vers la maison où la jeune femme était entrée, voyant qu’il n’était pas observé, il traversa la rue d’un pas pressé. L’anxiété et sa course rapide le faisaient haleter. Il cria :

– Hé, Corley !

Corley tourna la tête pour voir qui l’appelait mais n’interrompit pas sa marche. Lenehan lui courut après, tout en réajustant d’une main son imperméable sur les épaules.

– Hé, Corley ! répéta-t-il.

Il rejoignit son ami, le dévisagea avec attention mais sans rien pouvoir déchiffrer.

– Alors, dit-il, ça y est ?

 

Ils avaient atteint le coin d’Ely Place. Toujours sans répondre, Corley pivota sur la gauche et prit une rue latérale. Ses traits exprimaient un calme sévère. Lenehan emboîta le pas de son ami, reprenant péniblement son souffle. Il se sentit joué et une pointe de menace perça dans sa voix…

– Alors, dégoise donc ? Tu ne l’as pas tâtée ?

Corley s’arrêta au premier réverbère et d’un air renfrogné regarda droit devant lui. Alors d’un geste grave, il tendit une main sous la lumière et lentement, en souriant, l’ouvrit sous les yeux de son disciple.

Une petite pièce d’or brillait dans la paume.

..

.

James Joyce

Conte: Deux galants

En anglais: Two Gallants

Livre: Gens de Dublin (Dubliners, 1914)

Nouvelle – Littérature irlandaise

Texte intégral traduit en français

 

James Joyce Deux galants (Two Galants) Version originale anglaise > ici

 

 

James Joyce Toutes les histoires > ici

 

 

James Joyce

James Joyce (2 février 1882 à Dublin – 13 janvier 1941 à Zurich) est un romancier et poète irlandais expatrié. James Joyce est considéré comme l’un des écrivains les plus influents du xxe siècle, bien que sa production littéraire ne soit pas très poussée.

 

 

www.yeyebook.com

 

Vous aimerez aussi...