JAMES JOYCE Livre GENS DE DUBLIN Nouvelle PÉNIBLE INCIDENT

 

James Joyce
Gens de Dublin

(Dubliners, 1914)

 

Joyce – Nouvelle

Un Pénible Incident

(Un cas douloureux)

(A Painful Case)

 

Texte intégral de l’histoire

Traduit en français

Littérature irlandaise

 

Un Pénible Incident (original anglais: A Painful Case), publié dans certaines éditions sous le titre “Un cas douloureux” est une nouvelle écrite par James Joyce et publiée en 1914. Un Pénible Incident est la onzième histoire du livre ( recueil de Contes courtes) Gens de Dublin (Dubliners) par James Joyce.

Ci-dessous, vous pouvez lire la version française de la nouvelle “Un Pénible Incident” de James Joyce.

Vous pouvez lire la version originale anglaise de la nouvelle de James Joyce “Un Pénible Incident (A Painful Case) sur yeyebook en cliquant ici.

Vous pouvez lire la nouvelle de James Joyce “Un Pénible Incident” traduite dans d’autres langues: italien, espagnol, allemande, chinois, etc. en sélectionnant la langue dans le menu supérieur ou latéral.

Index de la collection d’histoires courtes

du livre de James Joyce “Gens de Dublin

(Avec des links vers où vous pouvez les lire sur yeyebook)

 

Les sœurs (The sisters)

Une rencontre (An Encounter) 

Arabie (Araby)

Éveline (Eveline)

Après la course (After the Race)

Deux galants (Two Galants)

La Pension de famille (The Boarding House)

Un petit nuage (A Little Cloud)

Contreparties / Correspondances (Counterparts)

Cendres / Argile (Clay)

Pénible Incident / Un cas douloureux

On se réunira le 6 octobre / Ivy Day dans la salle des Commissions (Ivy Day in the Committee Room)

Une mère (A Mother)

La Grâce / De par la grâce (Grace)

Les morts (The dead)

Bonne lecture.

 

James Joyce Toutes les histoires > ici

 

James Joyce

Gens de Dublin

Nouvelle

Un Pénible Incident

(Un cas douloureux)

 

Traduction du texte en français

 

             M. James Duffy habitait Chapelizod, parce qu’il désirait demeurer le plus loin possible de la ville dont il était citoyen et parce qu’il trouvait les autres faubourgs de Dublin misérables, modernes et prétentieux.

Il vivait dans une vieille maison obscure, et de ses fenêtres son regard plongeait sur une distillerie désaffectée ou remontait le long de la rivière peu profonde sur les bords de laquelle s’élève Dublin.

Il n’y avait pas de tapis dans sa chambre dont les murs très hauts étaient dépourvus de tableaux. Il avait acheté lui-même tous les meubles qui garnissaient la pièce : un lit de fer peint en noir, une toilette en fer, quatre chaises cannées, un séchoir, un seau à charbon, un garde-feu et des chenets, et les cases d’un double pupitre posées sur une table carrée.

 

Une bibliothèque avait été aménagée dans une alcôve au moyen d’étagères en bois blanc. Le lit avait du linge blanc avec aux pieds une couverture noire et rouge. Une petite glace à main était suspendue au-dessus du lavabo et dans la journée une lampe avec son abat-jour blanc formait l’unique ornement de la cheminée. Les livres, sur les étagères de bois blanc, étaient rangés de bas en haut suivant leur format.

Un Wordsworth complet s’alignait sur le rayon le plus bas et un exemplaire du Maynooth Catechism, cousu dans la reliure de toile d’un carnet de notes, était posé à une extrémité du rayon le plus élevé.

Il y avait toujours sur le pupitre ce qu’il fallait pour écrire. À l’intérieur du pupitre se trouvait le manuscrit d’une traduction du Michel Kramer de Hauptmann, dont les indications de scène étaient marquées à l’encre rouge ; et une mince liasse de feuillets retenus par une attache de cuivre.

Sur ces feuillets, une phrase venait s’inscrire de temps à autre et, dans un moment d’ironie, l’en-tête d’une réclame de pilules pour la bile avait été collé sur la première page. Lorsqu’on soulevait le couvercle du pupitre, une faible émanation s’échappait, tantôt la vague odeur d’un crayon en bois de cèdre, tantôt d’une bouteille de colle, tantôt encore d’une pomme trop mûre qu’on avait laissée là et oubliée.

 

M. Duffy abhorrait tout indice extérieur de désordre mental ou physique. Un docteur du moyen âge l’aurait qualifié de saturnien. Son visage, sur lequel se lisait la somme des années qu’il avait vécues, était de la coloration brune des rues de Dublin. Sur sa tête longue et plutôt forte poussaient des cheveux noirs et secs et une moustache fauve dissimulait mal une bouche sans aménité.

Ses pommettes donnaient également à son visage un air dur ; mais il n’y avait pas de dureté dans ses yeux qui, regardant le monde de dessous leurs sourcils fauves, dégageaient l’impression d’un homme toujours à l’affût chez les autres des qualités qui pouvaient compenser leurs défauts, mais souvent déçu à cet égard.

Il vivait un peu à distance de son propre corps, et les regards qu’il jetait sur ses propres actes étaient furtifs et soupçonneux. Il avait une bizarre manie autobiographique qui l’amenait de temps à autre à composer mentalement sur lui-même quelques brèves phrases renfermant un sujet à la troisième personne et un verbe toujours d’un temps passé. Il ne faisait jamais l’aumône et marchait d’un pas ferme, une grosse canne de coudrier à la main.

 

Pendant de longues années, il avait été le caissier d’une banque privée dans Baggot Street. Tous les matins, il partait de Chapelizod en tramway. À midi, il allait prendre son déjeuner chez Dan Burke : une bouteille de bière et une petite assiette de biscuits à l’avoine. À quatre heures, il était libéré. Il dînait dans un restaurant de George’s Street où il se tenait à l’abri de la jeunesse dorée de Dublin et dont le menu lui agréait par sa frugalité de bon aloi.

Ses soirées se passaient soit devant le piano de sa propriétaire, soit à errer dans les faubourgs de la ville. Son goût pour la musique de Mozart l’entraînait parfois à l’Opéra ou dans un concert : telles étaient les seules dissipations de sa vie.

Il n’avait ni compagnons, ni amis, ni église, ni foi. Il vivait sa vie spirituelle sans communion aucune avec autrui, rendant visite aux membres de sa famille à la Noël et les escortant au cimetière quand ils mouraient.

Il accomplissait ces devoirs sociaux pour la sauvegarde de la traditionnelle dignité, mais n’accordait rien de plus aux conventions qui régissent la vie du citoyen. Il se permettait la pensée qu’en certaines circonstances il volerait sa banque, mais comme ces circonstances ne se présentaient jamais, sa vie s’écoulait uniforme, un récit sans aventures.

 

Un soir, il se trouva assis à côté de deux dames dans la « Rotunda ». La salle silencieuse et presque vide présageait lamentablement un insuccès. La dame assise à côté de lui jeta un ou deux coups d’œil sur la salle déserte, puis dit :

– Quel dommage que la salle soit si peu remplie ce soir ! C’est si pénible pour les artistes de chanter devant des places vides.

Il prit cette remarque comme un encouragement à la conversation. Il fut surpris de ce que cette dame parût si peu embarrassée. Tandis qu’ils causaient, il tâchait de graver pour toujours son image dans son esprit. Quand il apprit que la jeune fille assise à côté d’elle était sa fille, il lui donna au jugé un ou deux ans de moins que lui.

Son visage qui avait dû être beau restait intelligent. C’était un visage ovale aux traits fortement accusés. Les yeux d’un bleu très foncé étaient fixes. Leur regard au premier abord avait un air de défi qui paraissait se perdre en une fusion de l’iris et de la pupille, révélant, l’espace d’un instant, un tempérament d’une extrême sensibilité.

Mais la pupille reprenait tout de suite sa forme première, cette nature entr’aperçue retombait sous le joug de la prudence et sa jaquette d’astrakan qui moulait une poitrine d’une certaine ampleur accentuait le ton de défi d’une façon encore plus nette.

 

Il la rencontra de nouveau quelques semaines plus tard dans un concert à Earlsfort Terrace et il saisit le moment où l’attention de la jeune fille était engagée ailleurs pour devenir plus intime. Elle fit une ou deux fois allusion à son mari, mais le ton de ses paroles n’avait rien d’alarmant. Elle s’appelait Mme Sinico. Le bisaïeul de son mari était originaire de Livourne. Son mari était capitaine d’un bateau marchand faisant le service entre Dublin et la Hollande ; ils n’avaient qu’un enfant.

Dans une troisième rencontre due au hasard, il eut le courage de lui fixer un rendez-vous. Elle s’y rendit. Ce fut le premier de beaucoup d’autres. Ils se retrouvaient toujours le soir et choisissaient les quartiers les plus tranquilles pour s’y promener. Toutefois, ces façons clandestines répugnaient à M. Duffy, et voyant qu’ils étaient contraints de se rencontrer en cachette, il obligea Mme Sinico à l’inviter chez elle.

Le capitaine Sinico encouragea ses visites, voyant en lui un prétendant à la main de sa fille. Il avait pour son compte si sincèrement banni sa femme de la galerie de ses plaisirs qu’il ne pouvait soupçonner qu’un autre pût lui porter un intérêt quelconque.

 

Comme le mari s’absentait souvent et que la jeune fille sortait pour donner des leçons de musique, M. Duffy eut maintes fois occasion d’apprécier la compagnie de Mme Sinico. Pas plus que lui, elle n’avait encore eu semblable aventure et aucun des deux n’y voyait rien d’inconvenant. Petit à petit, il mêla ses pensées aux siennes. Il lui prêta des livres, lui fournit des idées, lui fit partager sa vie intellectuelle. Elle prêtait oreille à tout.

Parfois, en échange de ses théories, elle lui citait quelque fait de sa propre expérience. Avec une sollicitude quasi maternelle, elle l’exhortait à laisser sa nature s’ouvrir complètement : elle devint son confesseur.

Il lui raconta que, pendant un certain temps, il avait assisté à des réunions d’un parti socialiste irlandais où il s’était senti seul de son espèce parmi une vingtaine de sobres ouvriers, réunis dans un grenier sous la lumière douteuse d’une lampe à huile.

Quand la bande fut divisée en trois fractions, chacune sous son propre chef et dans son propre grenier, il cessa d’en faire partie. Les discussions des ouvriers, disait-il, étaient trop timorées : l’intérêt qu’ils portaient à la question des salaires démesuré. Il sentait qu’ils étaient des réalistes endurcis et qu’ils lui en voulaient d’une précision d’esprit qui demeurait le fruit d’un loisir hors de leur portée. Selon toute apparence, aucune révolution sociale n’était susceptible d’ébranler Dublin avant des siècles.

 

Elle lui demanda pourquoi il n’écrivait pas ses pensées. Pour quoi faire ? répondait-il avec un dédain étudié. Pour rivaliser avec des débiteurs de phrases incapables de penser soixante secondes d’une façon suivie ? Pour essuyer les critiques d’une bourgeoisie obtuse qui confiait sa moralité aux sergents de ville et s’en remettait pour les beaux-arts aux imprésarios ?

Il allait souvent la voir dans son petit cottage des environs de Dublin où ils passèrent plus d’une soirée en tête à tête. Petit à petit, leurs pensées se mêlant, ils abordèrent des sujets moins impersonnels. La société de Mme Sinico était à M. Duffy ce que la chaleur du sol est à une plante exotique.

Maintes fois elle laissait l’obscurité les envahir, évitant d’allumer la lampe. La chambre tranquille et obscure, et leur isolement, la musique qui leur vibrait encore aux oreilles les unissaient. Cet accord exaltait l’homme, arrondissait les angles de son caractère, communiquait de l’émotion à sa vie mentale.

 

Parfois il se surprenait à écouter le son de sa propre voix. Il eut l’intuition qu’aux yeux de Mme Sinico il assumerait la stature d’un ange et tandis que la nature ardente de Mme Sinico s’attachait de plus en plus à son compagnon, il entendit une étrange voix impersonnelle qu’il reconnut pour la sienne propre et qui insistait sur la solitude incurable de l’âme.

Nous ne pouvons pas nous donner, disait cette voix ; nous n’appartenons qu’à nous-mêmes. La conclusion de ces discours fut qu’un soir où elle avait manifesté tous les signes d’une surexcitation inusitée, Mme Sinico lui saisit la main avec passion et la pressa contre sa joue.

 

M. Duffy fut extrêmement surpris. La façon dont elle interprétait ses paroles le déçut. Il ne retourna pas la voir d’une semaine, puis il lui écrivit, lui demandant un rendez-vous. Comme il ne désirait pas que leur dernière entrevue fût troublée par l’atmosphère de leur confessionnal désormais profané, ils se retrouvèrent dans une petite pâtisserie à côté de la grille du parc.

Il faisait un temps froid d’automne, mais en dépit du froid, ils arpentèrent de long en large les allées du parc pendant près de trois heures. Ils convinrent de couper court à leurs relations : tout lien, disait-il, vous lie à l’affliction.

 

Quand ils sortirent du parc, ils se dirigèrent en silence vers le tramway ; mais alors, elle se mit à trembler si violemment que, craignant une nouvelle crise de sa part, il lui fit rapidement ses adieux et la quitta. Quelques jours plus tard, il reçut un paquet qui contenait ses livres et sa musique.

Quatre années s’écoulèrent. M. Duffy avait repris sa vie uniforme. Sa chambre témoignait toujours de son esprit d’ordre. Quelques nouveaux morceaux de musique encombraient le casier à musique de la pièce du bas et sur ses étagères se trouvaient deux volumes de Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai Savoir. Il écrivait rarement sur les feuillets qui étaient dans son pupitre.

 

Une des phrases notées deux mois après sa dernière rencontre avec Mme Sinico disait : « L’amour d’homme à homme est impossible parce qu’il ne faut pas qu’il y ait rapport sexuel et l’amitié entre homme et femme est impossible parce qu’il faut qu’il y ait rapport sexuel. » Il évitait les concerts dans la crainte de la rencontrer.

Son père mourut ; le plus jeune associé de la banque se retira. Et toujours chaque matin il se rendait à la ville par le tramway et chaque soir rentrait chez lui à pied, après avoir dîné sobrement dans George’s Street et avoir lu le journal du soir en guise de dessert.

 

Un soir, tandis qu’il portait à sa bouche un morceau de bœuf au chou, sa main s’arrêta brusquement. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un entrefilet du journal du soir qu’il avait appuyé contre la carafe d’eau. Il replaça la bouchée sur son assiette et lut l’entrefilet attentivement.

Puis il but un verre d’eau, écarta son assiette, plia son journal à plat devant lui entre ses coudes et lut et relut le passage. Du chou commençait à suinter sur son assiette une graisse blanche et froide. La servante vint s’informer si le dîner avait été mal cuit. Il répondit que le dîner était très bon et en avala quelques morceaux avec difficulté. Puis il paya l’addition et sortit.

 

Il marchait vite dans le crépuscule de novembre, sa forte canne de coudrier résonnant sur le pavé à intervalles réguliers, le coin jaunâtre du Mail pointait hors d’une poche de son pardessus. Sur la route solitaire qui mène de la grille du Parc à Chapelizod, il ralentit le pas. Sa canne résonnait avec moins d’assurance et son souffle s’échappant irrégulièrement, presque en soupirs, se condensait dans l’air hivernal.

En atteignant la maison, il monta droit à sa chambre et sortant le journal de sa poche relut l’entrefilet devant la fenêtre dans la clarté du jour qui baissait. Il ne lisait pas à haute voix, mais remuait les lèvres comme fait le prêtre lorsqu’il marmotte son bréviaire. L’entrefilet était rédigé ainsi :

MORT DUNE FEMME À SYDNEY PARADE

UN PÉNIBLE INCIDENT

Aujourd’hui, à l’hôpital de la ville de Dublin, le coroner adjoint (M. Leverett étant absent) fit une enquête sur le corps de Mme Amélie Sinico, âgée de quarante-trois ans tuée à la gare de Sydney Parade hier au soir. L’enquête a démontré que la défunte, tandis qu’elle s’apprêtait à traverser la voie, fut renversée par la locomotive du train omnibus de dix heures venant de Kingstown, et que des lésions à la tête et au côté droit entraînèrent sa mort.

 

James Lennon, le mécanicien, déclara qu’il était employé de la compagnie depuis quinze ans. Sur le coup de sifflet du chef de train, il mit la machine en marche, mais stoppa quelques secondes plus tard en entendant des cris. Le train marchait à allure modérée.

Le porteur P. Dunne déclara qu’au moment où le train s’ébranlait il remarqua une femme qui essayait de traverser la voie. Il courut au-devant d’elle en criant, mais avant d’avoir pu l’atteindre, elle fut happée par le heurtoir de la locomotive et jetée à terre.

UN JURÉ. – Vous l’avez vue tomber ?

TÉMOIN. – Oui.

Le brigadier Croly déposa qu’en arrivant sur les lieux il trouva la victime sur le quai, morte selon toute apparence. Il fit transporter le corps à la salle d’attente en attendant l’arrivée de l’ambulance. L’agent de police 57 E confirma la déposition.

Le docteur Halpin, aide-chirurgien à l’hôpital de la ville de Dublin, déclara que la victime avait eu les deux côtes inférieures fracturées et des contusions sérieuses à l’épaule droite. Le côté droit de la tête avait été atteint dans la chute. Les lésions ne suffisaient pas à expliquer la mort d’une personne normale. La mort à son avis provenait probablement du choc et d’un arrêt subit du cœur.

 

M. H. B. Patterson Finlay, au nom de la compagnie de chemin de fer, exprime ses profonds regrets au sujet de l’accident. La compagnie avait toujours pris les précautions nécessaires pour empêcher les gens de traverser la voie autrement que par les passerelles, d’une part en apposant à cet effet des avis dans toutes les gares, d’autre part en utilisant des barrières automatiques d’un modèle breveté aux passages à niveau.

La défunte avait l’habitude de traverser les voies tard dans la nuit. Eu égard à d’autres particularités de l’affaire, il ne jugeait pas que les employés de chemin de fer eussent à encourir un blâme.

 

Le capitaine Sinico habitant à Léoville, Sydney Parade, mari de la défunte, déposa également. Il confirma que la victime était bien sa femme. Il ne se trouvait pas à Dublin au moment de l’accident, n’étant arrivé que le matin même de Rotterdam.

Ils étaient mariés depuis vingt-deux ans et avaient vécu fort heureux jusqu’à il y avait environ deux ans, époque à laquelle sa femme avait commencé à prendre quelques habitudes d’intempérance.

Mlle Mary Sinico dit que sa mère, les derniers temps, avait l’habitude de sortir la nuit pour acheter de l’alcool. Elle avait souvent tenté de la raisonner et l’avait engagée à se faire membre d’une ligue antialcoolique. Elle n’était rentrée à la maison qu’une heure après l’incident.

Le jury rendit un verdict conforme à la déposition du médecin et déchargea Lennon de toute responsabilité.

Le coroner adjoint dit que c’était un pénible accident et exprima toute sa sympathie au capitaine Sinico et à sa fille. Il exhorta la compagnie à prendre des mesures énergiques pour empêcher que des accidents de ce genre puissent se reproduire. Personne n’était responsable.

 

M. Duffy quitta des yeux son journal et à travers la fenêtre laissa errer son regard sur le paysage morne du soir.

La rivière coulait calme le long de la distillerie déserte et de temps à autre une lumière apparaissait dans quelque maison sur la route de Lucan. Quelle fin !

Tout le récit de sa mort le révoltait et il se révoltait à la pensée de lui avoir jamais parlé de ce qu’il tenait pour sacré. Les phrases rebattues, les vains témoignages de sympathie, les paroles circonspectes du reporter soudoyé pour taire les détails d’une mort terre à terre et vulgaire, lui portaient sur l’estomac.

Elle n’était pas seulement avilie elle-même, elle l’avait avili lui aussi, il vit le cortège des détails mesquins de l’ivrognerie de Mme Sinico, ce vice misérable et nauséabond.

 

La compagne de son âme ! Il évoqua les malheureuses qu’il avait vues titubant, porter bidons et bouteilles pour les faire remplir par le barman. Juste Dieu ! Quelle fin ! Elle avait été évidemment une femme mal adaptée à la vie, sans volonté ni décision, toute prête à devenir la proie des habitudes, une de ces épaves sur laquelle la civilisation s’est édifiée.

Mais qu’elle ait pu sombrer si bas ! Était-il possible qu’il se fût illusionné à ce point sur son compte ? Il se remémora son élan dans cette fameuse nuit et l’interpréta plus durement encore qu’il ne l’avait jamais fait. Il se félicitait à présent, sans ressentir la moindre gêne, du parti qu’il avait pris.

 

Comme le jour tombait et que sa mémoire commençait à s’égarer, il crut sentir la main de la morte frôler la sienne. Le choc, qui tout d’abord lui avait porté sur l’estomac, lui portait maintenant sur les nerfs. Il mit vivement son chapeau et son pardessus et sortit. L’air froid le saisit sur le seuil de la porte et se coula dans ses manches. Quand il eut atteint le débit du pont de Chapelizod, il entra et se commanda un grog fumant.

Le patron le servit avec obséquiosité, mais ne s’avisa pas de lui parler. Il y avait dans la boutique cinq ou six ouvriers qui discutaient la valeur des terres d’un propriétaire du comté de Kildare. Ils buvaient par intervalles dans leurs immenses chopes et fumaient, crachant souvent par terre, ramenant parfois avec leurs lourdes chaussures la sciure du plancher pour recouvrir leurs crachats.

Duffy était assis sur son tabouret et les fixait sans les voir ni les entendre. Ils sortirent au bout d’un moment et M. Duffy réclama son second grog. Cela le retint longtemps attablé. La salle était très tranquille. Le patron s’étalait sur le comptoir lisant son journal et bâillant. De temps à autre, on entendait au-dehors le tramway sur la route solitaire.

 

Comme il était assis là, revivant leur vie commune et évoquant alternativement les deux images qu’il se faisait d’elle à présent, il se rendit compte qu’elle était vraiment morte, qu’elle avait cessé d’exister, qu’elle était devenue un souvenir. Il commença à se sentir mal à l’aise. Il se demanda s’il aurait pu agir différemment. Il n’aurait pas pu soutenir avec elle cette comédie de la dissimulation ; il n’aurait pas pu non plus vivre ouvertement avec elle.

Ce qu’il avait fait, c’était ce qui lui paraissait le mieux. En quoi était-il à blâmer ? Mais maintenant qu’elle était partie, il comprit à quel point sa vie avait dû être solitaire, assise nuit après nuit toute seule dans cette chambre. Sa vie à lui aussi serait solitaire jusqu’au jour où lui aussi mourrait, cesserait d’exister, deviendrait un souvenir – si quelqu’un se souvenait de lui.

 

Il était neuf heures passées quand il quitta la boutique. La nuit était froide et sombre. Il pénétra dans le parc par la première grille venue et déambula sous les arbres décharnés. Il parcourut les allées glacées où ils s’étaient promenés tous deux quatre ans plus tôt. Il lui semblait qu’elle marchait à côté de lui dans les ténèbres.

Par moments il croyait sentir sa voix lui frôler l’oreille, sa main lui toucher la main. Il s’arrêta pour écouter. Pourquoi lui avait-il refusé la vie ? Pourquoi l’avait-il condamnée à mort ? Il sentait que toute sa nature morale s’en allait en morceaux.

 

Quand il fut arrivé au sommet du Magazine Hill, il fit une halte et du regard suivit la rivière jusqu’à Dublin dont les lumières brillaient rouges et hospitalières dans la nuit froide. Son regard descendit la pente et, tout en bas, dans l’ombre du mur du parc, il vit des formes humaines étendues. Ces amours furtives et vénales le remplirent de désespoir. Il était exaspéré par la droiture même de son existence. Il sentit qu’il avait été proscrit du festin de la vie.

Un être humain avait paru l’aimer et il lui avait refusé la vie et le bonheur : il l’avait vouée à l’ignominie, à une mort honteuse. Il savait que les créatures vautrées au bas du mur l’observaient et désiraient qu’il s’en allât. Personne ne voulait de lui ; il était proscrit du festin de la vie. Il tourna les yeux vers la rivière grise et miroitante qui serpentait dans la direction de Dublin.

Par-delà la rivière, il vit un train de marchandise onduler hors de la gare de Kingsbridge comme un ver à la tête de feu ondule à travers les ténèbres, tenace et laborieux. Le train lentement disparut ; mais le halètement poussif de la locomotive continuait à lui bourdonner aux oreilles répétant les syllabes du nom de Mme Sinico.

 

Il reprit pour s’en aller le chemin par lequel il était venu, le rythme de la locomotive lui martelant toujours les oreilles. Il commença à douter de la réalité de ce que lui rappelait sa mémoire. Il s’arrêta sous un arbre et attendit que le rythme expirât. Il ne la sentait plus près de lui dans l’obscurité, sa voix ne résonnait plus à son oreille.

Il attendit quelques minutes aux écoutes. Il n’entendit rien : la nuit était silencieuse.

Il écouta encore : tout à fait silencieuse.

Il sentit qu’il était seul.

..

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James Joyce

Contes: Un Pénible Incident (Un cas douloureux)

Livre: Gens de Dublin (Dubliners, 1914)

Nouvelle – Littérature irlandaise

Texte traduit en français

 

James Joyce Un Pénible Incident Version originale anglaise > ici

 

 

James Joyce Toutes les histoires > ici

 

 

James Joyce

James Joyce (2 février 1882 à Dublin – 13 janvier 1941 à Zurich) est un romancier et poète irlandais expatrié. James Joyce est considéré comme l’un des écrivains les plus influents du xxe siècle, bien que sa production littéraire ne soit pas très poussée.

 

 

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