GENS DE DUBLIN JAMES JOYCE Nouvelle LES MORTS Texte Français

 

James Joyce
Gens de Dublin

(en: Dubliners)

 

Joyce – Nouvelle

Les morts

( The dead )

(1914)

Traduction du texte en français

Littérature irlandaise

 

La nouvelle de James Joyce “Les Morts” (The Dead) aborde les thèmes de l’amour et de la perte.

La nouvelle Les Morts (en: The dead) est la dernière histoire de la série de nouvelles du livre: Gens de Dublin (eng: Dubliners) de James Joyce publiée en 1914. La nouvelle “Les morts” est la plus longue histoire de la collection d’histoires du livre.

L’histoire de James Joyce Les Morts a été réadaptée dans un film intitulé The Dead – Dubliners de John Huston en 1987.

Index de la collection d’histoires courtes

du livre de James Joyce “Gens de Dublin

(Avec des links vers où vous pouvez les lire sur yeyebook)

 

Les sœurs (The sisters)

Une rencontre (An Encounter) 

Arabie (Araby)

Éveline (Eveline)

Après la course (After the Race)

Deux galants (Two Galants)

La Pension de famille (The Boarding House)

Un petit nuage (A Little Cloud)

Contreparties / Correspondances (Counterparts)

Cendres / Argile (Clay)

Pénible Incident / Un cas douloureux

On se réunira le 6 octobre / Ivy Day dans la salle des Commissions (Ivy Day in the Committee Room)

Une mère (A Mother)

La Grâce / De par la grâce (Grace)

Les morts (The dead)

Bonne lecture.

 

James Joyce Toutes les histoires > ici

 

James Joyce (James Augustine Aloysius Joyce, 2 février 1882 à Dublin – 13 janvier 1941 à Zurich) est un romancier et poète irlandais expatrié. James Joyce est considéré comme l’un des écrivains les plus influents du xxe siècle, bien que sa production littéraire ne soit pas très poussée.

 

James Joyce The dead Version originale anglaise > ici

 

James Joyce

Gens de Dublin

Nouvelle

Les Morts

Traduction du texte en français

 

        Lily, la fille du concierge, n’en pouvait plus à force de courir. À peine avait-elle fait passer un invité dans l’office exigu derrière le bureau du rez-de-chaussée, aidé à ôter son pardessus, que la sonnette poussive de la porte d’entrée résonnait de nouveau et qu’il lui fallait galoper le long du corridor vide pour introduire un nouvel arrivant. Encore heureux qu’elle n’eût pas aussi à s’occuper des dames.

Mais Miss Kate et Miss Julia, ayant pensé à cela, avaient converti en haut la salle de bains en un vestiaire pour dames. Miss Kate et Miss Julia s’y tenaient, qui potinaient et riaient, faisant mille embarras, se pourchassant jusqu’au sommet de l’escalier, et, plongeant du regard par-dessus la rampe, criaient à Lily de leur dire qui était venu.

 

C’était toujours une grande affaire que le bal annuel des demoiselles Morkan. Toutes les personnes qu’elles connaissaient y allaient, la famille, les vieux amis, les choristes de Julia, celles des élèves de Kate en âge d’être invitées, et quelques élèves de Mary Jane. Jamais ce bal n’avait été un four.

Du plus loin qu’on s’en souvînt, il avait toujours brillamment réussi, depuis l’époque où Kate et Julia, après la mort de leur frère Pat, avaient quitté leur maison de Stoney Batter et recueilli Mary Jane, leur nièce unique, pour qu’elle vive avec elles dans la sombre et haute habitation de Usher Island, dont la partie supérieure leur était louée par M. Fulham, courtier en grains, qui vivait au rez-de-chaussée.

 

De cela il y avait maintenant une bonne trentaine d’années. Mary Jane, alors une petite fille en jupes courtes, se trouvait, aujourd’hui, le principal soutien de la famille ; elle tenait l’orgue de Haddington Road. Elle avait passé par le Conservatoire et donnait chaque année une audition de ses élèves au premier étage de la salle des Concerts d’Antiennes. Nombre de ses élèves appartenaient à des familles de la meilleure société qui vivaient dans la banlieue.

Tout âgées qu’elles fussent, ses tantes avaient aussi leur part de travail. Julia, malgré ses cheveux gris, était encore premier soprano dans l’église d’Adam et Ève ; et Kate, trop faible pour circuler beaucoup, donnait des leçons de musique à des débutants, sur le vieux piano carré de la chambre du fond. Lily, la fille du concierge, faisait leur ménage.

Bien que leur existence fût modeste, elles attachaient une grande importance à bien manger, à avoir en toutes choses ce qu’il y a de mieux ; aloyau, thé à trois shillings le paquet, bière en bouteille de première qualité.

Lily se trompait rarement dans l’exécution des ordres, de sorte qu’elle s’entendait bien avec ses trois maîtresses. Celles-ci étaient maniaques, voilà tout. La seule chose qu’elles ne toléraient pas, c’était qu’on leur répondît.

 

Bien sûr, il y avait de quoi faire des embarras un soir pareil. Il était dix heures passées et cependant ni Gabriel ni sa femme n’avaient encore paru. De plus, elles avaient affreusement peur que Freddy Malins ne se présentât complètement gris ; pour rien au monde elles n’auraient voulu qu’aucune élève de Mary Jane le vît pris de boisson, et dans cet état on en venait difficilement à bout.

Freddy Malins arrivait toujours tard, mais elles se demandaient ce qui pouvait bien retenir Gabriel ; et voilà ce qui les amenait à tout instant à la rampe de l’escalier, pour demander à Lily si Gabriel ou Freddy étaient arrivés.

– Oh monsieur Conroy, dit Lily à Gabriel lorsqu’elle lui eut ouvert la porte, Miss Kate et Miss Julia croyaient que vous n’arriveriez jamais. Bonsoir, madame Conroy.

– Je comprends qu’elles l’aient cru, dit Gabriel, mais elles oublient qu’il faut à ma femme ici présente trois interminables heures pour s’habiller.

 

Il se tenait sur le paillasson, raclant la neige de ses caoutchoucs, tandis que Lily conduisait sa femme au pied de l’escalier et appelait :

– Miss Kate, voici Mme Conroy.

Kate et Julia descendirent aussitôt en trottinant dans l’escalier obscur ; toutes deux embrassèrent la femme de Gabriel, déclarant qu’elle avait dû attraper la mort, et demandèrent si Gabriel l’accompagnait.

– Me voici sain et sauf, tante Kate. Montez. Je vous suis, cria Gabriel dans l’obscurité.

Il continua de se décrotter les pieds avec énergie, tandis que les trois femmes montaient en riant jusqu’au vestiaire des dames.

Une légère frange de neige reposait ainsi qu’une pèlerine autour des épaules de son pardessus et en guise d’empeignes sur ses caoutchoucs ; les boutons de son pardessus glissaient en crissant à travers la frise durcie par la neige et il s’échappait de ses fentes et de ses plis comme une bouffée d’air glacé du dehors.

 

– Il neige encore, monsieur Conroy ? demanda Lily. Elle l’avait précédé dans l’office pour l’aider à retirer son pardessus. Gabriel sourit aux trois syllabes qu’elle avait appliquées à son nom et la regarda.

C’était une fille svelte, en pleine croissance, au teint pâle et aux cheveux couleur de foin. Le gaz de l’office la pâlissait plus encore. Gabriel l’avait connue petite fille, assise sur la première marche de l’escalier, berçant une poupée en chiffons.

– Oui, Lily, répondit-il, et je crois que nous en avons pour la nuit.

 

Il regarda le plafond de l’office que les piétinements à l’étage au-dessus faisaient trembler. Il prêta l’oreille un moment au son du piano, puis jeta un coup d’œil sur la jeune fille qui pliait soigneusement son pardessus à l’extrémité d’une étagère.

– Dis-moi, Lily, fit-il d’une voix amicale, vas-tu toujours à l’école ?

– Oh ! non, monsieur, répondit-elle, j’ai fini avec l’école il y a plus d’un an déjà.

– Oh ! alors, fit Gabriel gaiement, je suppose qu’un de ces jours nous irons te marier à ton promis, hein ?

La jeune fille jeta un regard par-dessus son épaule et dit avec une grande amertume :

– Les hommes d’aujourd’hui, ça ne vous débite que des sornettes, et ils profitent de tout ce qu’ils peuvent tirer de vous.

 

Gabriel rougit comme s’il avait commis une bévue, et sans la regarder, d’un coup de pied repoussa ses caoutchoucs, et se mit à épousseter vigoureusement ses souliers vernis avec son cache-nez. C’était un homme jeune, gros, assez haut de taille.

La coloration vive de ses pommettes s’étendait jusqu’à son front où elle se disséminait en quelques taches informes d’un rouge pâle ; sur sa figure imberbe scintillaient sans trêve les lentilles de verre poli et la monture dorée de ses lorgnons qui marquaient ses yeux délicats et inquiets.

Ses cheveux noirs et lustrés, partagés par le milieu étaient ramenés en deux grandes ondes derrière l’oreille où ils bouclaient légèrement au-dessus de la rainure tracée par son chapeau. Quand il eut rendu à ses souliers vernis leur éclat, il se redressa et tira son gilet pour le mieux ajuster sur son corps replet. Puis il sortit vivement de sa poche une pièce de monnaie.

 

– Tiens, Lily, dit-il, lui glissant la pièce dans la main, c’est bien Noël, n’est-ce pas ? Prends… un petit…

Il se hâta vers la porte.

– Oh ! non, monsieur, s’écria la jeune fille sur ses trousses, vraiment, je ne pourrais pas, monsieur.

– C’est Noël ! C’est Noël ! dit Gabriel courant presque vers l’escalier et agitant la main en manière d’excuse.

Lily voyant qu’il avait rejoint l’escalier lui cria :

– Alors merci, monsieur !

 

 

Derrière la porte du salon, il attendit la fin de la valse, écoutant les jupes frôler la porte et les pas glisser sur le parquet. Il était encore troublé par la repartie si amère et si inattendue de cette fille. Une ombre planait sur lui à présent, qu’il tâchait de chasser, en fixant ses manchettes et le nœud de sa cravate.

Il tira ensuite de la poche de son gilet une petite feuille de papier et donna un coup d’œil aux références qu’il avait préparées pour son discours. Il était indécis quant aux vers de Robert Browning, craignant qu’ils ne passassent par-dessus la tête de son auditoire.

 

Quelques citations qui lui seraient plus familières étant de Shakespeare ou des mélodies de Thomas Moore vaudraient mieux. Le talon des hommes sur le plancher claquant de vulgaire façon, et le glissement de leurs semelles, lui rappelèrent que le niveau de leur éducation différait du sien.

Il ne ferait que se rendre ridicule en leur citant des vers qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Ils se diraient qu’il faisait montre de sa science. Il échouerait avec eux, comme il avait échoué en bas à l’office avec cette fille. Il n’avait pas su prendre le ton juste. D’un bout à l’autre, son discours sonnait faux. C’était un échec complet.

 

À ce moment, ses tantes et sa femme sortirent du vestiaire des dames. Ses tantes étaient deux petites vieilles vêtues avec simplicité. Tante Julia dépassait sa sœur d’un ou deux centimètres. Ses cheveux en bandeaux descendant très bas sur ses oreilles étaient gris ; et gris aussi, encore assombri par des ombres, était son visage large et flasque.

Bien qu’elle fût forte de carrure et se tînt droite, son regard lent et sa bouche entrouverte lui donnaient l’air d’une femme qui ne sait ni où elle est ni où elle va. Tante Kate montrait plus de vivacité.

Son visage plus sain d’aspect que celui de sa sœur n’était que rides et fossettes, ressemblant ainsi à une pomme rouge ratatinée, et ses cheveux coiffés de la même façon démodée n’avaient pas perdu leur coloration de noisette mûre.

 

Toutes deux embrassèrent cordialement Gabriel. Il était leur neveu préféré, le fils de leur défunte sœur aînée Ellen, mariée à T. J. Conroy du Port et des Docks.

– Gretta me dit que vous ne comptez pas rentrer en voiture à Monkstown cette nuit, dit tante Kate.

– Non, dit Gabriel, se tournant vers sa femme, notre expérience de l’année dernière nous a suffi, n’est-ce pas ? Ne vous souvenez-vous pas, tante Kate, du rhume que Gretta a attrapé ? Les portières du coupé grinçaient tout le long du chemin et le vent d’est soufflait dans l’intérieur de la voiture une fois passé Merrion. C’était gai ! Gretta attrapa un rhume affreux.

Tante Kate fronçait les sourcils d’un air sévère et remuait la tête à chaque mot.

– Vous avez tout à fait raison, Gabriel, tout à fait raison, dit-elle, on ne fait jamais trop attention.

– Mais quant à Gretta ici présente, dit Gabriel, elle rentrerait à pied dans la neige si on la laissait faire.

 

Mme Conroy se mit à rire.

– Ne l’écoutez pas, tante Kate, dit-elle. Il est assommant ; entre les abat-jour verts pour les yeux de Tom et les haltères qu’il lui fait faire, et la bouillie qu’il veut forcer Éva à manger. La pauvre enfant ! elle en déteste jusqu’à la vue !… Oh ! mais vous ne devinerez jamais ce qu’il m’oblige à porter maintenant.

Elle éclata d’un rire joyeux et jeta un coup d’œil à son mari dont le regard heureux et admiratif s’était porté de la toilette de la jeune femme à son visage, à sa chevelure. Les deux tantes rirent de bon cœur aussi, car la sollicitude de Gabriel était pour elles un objet de plaisanterie consacré.

– Des caoutchoucs, dit Mme Conroy, voilà le dernier cri. Sitôt qu’il fait mine de pleuvoir, il me faut mettre mes caoutchoucs. Même ce soir il voulait que je les mette, mais j’ai refusé. La prochaine fois, il m’achètera un costume de plongeur.

 

Gabriel eut un rire agacé et caressa sa cravate pour se donner une contenance, tandis que tante Kate était presque courbée en deux tant elle goûtait de bon cœur cette plaisanterie. Le sourire de tante Julia s’éteignit vite et ses yeux mornes se posèrent sur le visage de son neveu. Au bout d’un instant, elle demanda :

– Et qu’est-ce que c’est que des caoutchoucs, Gabriel ?

– Des caoutchoucs, Julia ! s’écria sa sœur, bonté divine, vous ne savez pas ce que c’est que des caoutchoucs ? Vous les portez par-dessus… par-dessus vos bottines, n’est-ce pas, Gretta ?

– Oui, dit Mme Conroy, c’est une sorte de gutta-percha. Nous en possédons chacun une paire à présent. Gabriel dit que tout le monde en porte à l’étranger.

– Oh ! à l’étranger, murmura, tante Julia, hochant la tête.

 

Gabriel fronça les sourcils et dit avec une nuance de déplaisir :

– Il n’y a là rien d’extraordinaire ; mais Gretta trouve cela drôle ; cela lui rappelle les pitres nègres.

– Mais, dites-moi, Gabriel, dit tante Kate avec tact, bien entendu vous vous êtes occupés de votre chambre. Gretta disait…

– Oh ! la chambre est très bien, répondit Gabriel, j’en ai retenu une au Gresham.

– Certes, dit tante Kate, on ne saurait mieux faire. Et les enfants, Gretta, vous n’êtes pas inquiets pour eux ?

– Oh ! pour une nuit, dit Mme Conroy ; d’ailleurs Bessie s’en chargera.

– Certes, reprit tante Kate. Quel repos d’avoir une fille pareille, sur laquelle on puisse compter ! Cette Lily par exemple, je ne sais vraiment pas ce qu’elle a depuis quelque temps. Elle n’est plus la même.

 

Gabriel allait interroger sa tante à ce sujet, mais elle s’interrompit brusquement pour suivre des yeux sa sœur qui s’égarait dans l’escalier et tendait le cou par-dessus la rampe.

– Je vous demande un peu, dit-elle sur un ton presque bourru, où va cette Julia ! Julia, Julia, où allez-vous ?

Julia qui n’avait descendu que quelques marches remonta et annonça avec calme :

– Voilà Freddy.

Au même instant des applaudissements, un accord final du pianiste annoncèrent la fin de la valse, la porte s’ouvrit sur le salon et quelques couples en sortirent. Tante Kate tira vivement Gabriel à l’écart et lui murmura à l’oreille :

– Ayez donc l’obligeance de faire un saut jusqu’en bas, et voyez s’il est d’aplomb, et, s’il titube un peu, ne le laissez pas monter. Je suis sûre qu’il est gris, j’en suis sûre.

 

 

Gabriel se dirigea vers la rampe de l’escalier pour écouter. Il entendit parler deux personnes dans l’office, puis il reconnut le rire de Freddy Malins. Il descendit l’escalier avec fracas.

– C’est un tel soulagement, dit tante Kate à Mme Conroy, d’avoir Gabriel. Je me sens toujours l’esprit plus tranquille lorsqu’il est là… Julia, voici Miss Daly et Miss Power qui prendront quelques rafraîchissements. Merci pour cette belle valse, Miss Daly. Elle rythmait à merveille.

Un homme de haute taille, le visage ratatiné et bistré, à la moustache raide et grisonnante, qui passait avec sa danseuse dit :

– Pouvons-nous aussi nous rafraîchir, Miss Morkan ?

– Julia, dit tante Kate sans autre commentaire, voici également M. Browne et Miss Furlong. Emmenez-les avec Miss Daly et Miss Power.

– Je suis le chevalier servant de ces dames, dit M. Browne en pinçant les lèvres sous sa moustache hirsute et souriant de toutes ses rides ; vous savez, Miss Morkan, si je leurs plais tant, c’est parce que…

 

Il n’acheva pas voyant que tante Kate ne pouvait plus l’entendre et escorta aussitôt les trois jeunes dames jusqu’à la chambre du fond.

Le milieu de la pièce était occupé par deux tables carrées mises bout à bout et sur lesquelles tante Julia et le gardien étalaient et lissaient une grande nappe. Sur le buffet étaient dressés des plats, des assiettes, des verres, des paquets de couteaux, de fourchettes et de cuillères.

Le haut carré du piano qu’on avait fermé tenait lieu de dressoir pour les viandes et les friandises. Devant un buffet de moindre dimension, dans un coin, deux jeunes gens debout buvaient des hop bitters.

M. Browne y conduisit sa suite et les convia tous par badinage à boire un punch pour dames, fort, bouillant et sucré.

Comme celles-ci répondaient qu’elles ne prenaient jamais rien de fort, il leur déboucha trois bouteilles d’eau gazeuse, puis il pria un des jeunes gens de s’écarter et, saisissant un carafon, se versa une bonne mesure de whisky. Les jeunes gens le contemplaient avec respect pendant qu’il en lampait une gorgée.

 

– Dieu m’assiste ! dit-il en souriant. J’obéis à la prescription du médecin.

Sa figure ratatinée s’épanouit en un sourire, les trois jeunes filles répondirent à sa facétie par un rire musical qui imprimait à leur buste un balancement et secouait leurs épaules. La plus hardie déclara :

– Allons, monsieur Browne, je suis sûre que le docteur ne vous a rien prescrit de semblable.

M. Browne reprit une nouvelle gorgée de son whisky et dit avec une mimique empruntée :

– Mon Dieu, vous comprenez, je suis comme l’illustre Mme Cassidy, connue pour avoir dit : « Allons Mary Grimes, si je ne le prends pas, faites-le-moi prendre, car je sens qu’il me le faut. » Sa figure échauffée s’était rapprochée d’une façon un peu trop intime et il parlait avec un fort accent de Dublin, en sorte que les jeunes filles, d’un commun accord, accueillirent son discours par un silence.

Miss Furlong, une des élèves de Mary Jane, demanda à Miss Daly le nom de la jolie valse qu’elle venait de jouer, et M. Browne, voyant qu’elles ne s’occupaient pas de lui, eut vite fait de se retourner vers les deux jeunes gens qui savaient mieux l’apprécier.

 

 

Une jeune femme au visage rubicond, vêtue de violet, entra dans la pièce, battant des mains avec frénésie et criant :

– Aux quadrilles ! En place pour les quadrilles !

Sur ses talons venait tante Kate qui criait :

– Deux messieurs et trois dames, Mary Jane !

– Oh ! voilà M. Bergin et M. Kerrigan, dit Mary Jane ; monsieur Kerrigan, voulez-vous prendre Miss Power ? Miss Furlong, puis-je vous trouver un cavalier ? Monsieur Bergin. Allons, nous y voilà enfin !

– Trois dames, Mary Jane, dit tante Kate.

 

Ces deux messieurs demandèrent à ces dames si elles voulaient leur accorder cette danse et Mary Jane se tourna vers Miss Daly :

– Oh ! Miss Daly, vous êtes vraiment trop bonne ! Après avoir joué ces deux dernières danses. Mais vraiment nous sommes tellement à court de dames ce soir.

– Cela ne me fait rien du tout, Miss Morkan.

– Mais j’ai un charmant cavalier pour vous, M. Bartell d’Arcy, le ténor, je tâcherai de le faire chanter tout à l’heure. Tout Dublin en raffole.

– Une voix superbe, superbe, dit tante Kate.

 

Comme le piano avait repris deux fois le prélude pour la première figure, Mary Jane emmena rapidement sa recrue. Ceux-ci étaient à peine partis que tante Julia avançait à pas précipités dans la pièce en regardant derrière elle.

– Qu’est-ce qu’il y a, Julia ? demanda tante Kate avec anxiété. Qui est-ce ?

Julia qui portait un édifice de napperons se tourna vers sa sœur, surprise par la question, et se borna à dire :

– Ce n’est que Freddy, Kate, et Gabriel est avec lui.

 

En effet, juste derrière elle, on apercevait Gabriel conduisant Freddy Malins le long du palier. Ce dernier, un jeune homme d’une quarantaine d’années, de même taille et de même carrure que Gabriel, avait les épaules très voûtées. Sa figure était bien en chair et blafarde, la couleur n’y apparaissait qu’aux lobes épais des oreilles et sur ses larges narines.

Les traits étaient vulgaires, le nez rond, le front convexe et fuyant, les lèvres boursouflées et saillantes ; ses paupières lourdes et le désordre de ses cheveux clairsemés lui donnaient un air endormi. Il riait aux éclats sur un ton aigu, d’une histoire qu’il venait de raconter à Gabriel dans l’escalier, et en même temps il se frottait l’œil de son poing gauche.

 

– Bonsoir, Freddy, dit tante Julia.

Freddy Malins dit bonsoir aux demoiselles Morkan d’une façon qui aurait pu sembler cavalière et ceci à cause d’un hoquet chronique, puis voyant que du buffet M. Browne lui grimaçait un sourire, il traversa la chambre à pas plutôt chancelants et se mit à lui répéter à voix basse l’histoire qu’il venait de raconter à Gabriel.

– Il n’a pas l’air mal, n’est-ce pas ? dit tante Kate à Gabriel.

Gabriel avait froncé les sourcils, mais il les détendit aussitôt et répondit :

– Oh ! non, c’est à peine perceptible.

– N’est-ce pas qu’il est terrible ? dit-elle. Et dire que sa pauvre mère lui avait fait jurer d’être tempérant la veille du jour de l’an ! Mais venez, Gabriel, allons au salon.

 

Avant de quitter la pièce avec Gabriel, elle fit signe à M. Browne en fronçant les sourcils et en remuant son index de droite à gauche. M. Browne, en manière de réponse, hocha la tête et, quand elle fut partie, il dit à Freddy Malins :

– À présent, Teddy, je vais vous verser un bon verre d’eau gazeuse, histoire de vous remonter.

Freddy Malins, qui atteignait l’apogée de son récit, repoussa l’offre impatiemment ; mais M. Browne, après avoir détourné l’attention du jeune homme sur un léger désordre de sa toilette, lui remplit un verre d’eau gazeuse et le lui tendit. La main gauche de Freddy Malins reçut le verre machinalement, sa main droite étant occupée à rétablir le désordre de sa toilette.

M. Browne, dont la figure une fois de plus se plissait en une gaieté contenue, se versa un verre de whisky, tandis que Freddy Malins, avant même d’avoir atteint le point culminant de son récit, s’esclaffait et, ayant déposé son verre débordant encore intact, se mit à frotter son œil gauche de son poing gauche, répétant sa dernière phrase autant que son accès d’hilarité le lui permettait.

 

 

Gabriel n’arrivait pas à écouter Mary Jane tandis qu’elle jouait son morceau de concert rempli de traits et de passages difficiles, dans le salon devenu subitement silencieux. Il aimait la musique, mais il ne percevait quant à lui nulle mélodie dans le morceau qu’elle jouait, et il n’était pas sûr que les autres en perçussent davantage, bien qu’ils eussent supplié Mary Jane de leur jouer quelque chose.

Quatre des jeunes gens, en entendant le piano, avaient quitté le buffet pour se tenir dans l’encadrement de la porte ; mais après quelques minutes, ils étaient repartis sans bruit, deux par deux.

Les seules personnes qui se montraient attentives étaient Mary Jane elle-même dont les mains couraient sur le clavier ou demeuraient suspendues durant les points d’orgue, ressemblant à celles d’une prêtresse qui se livrerait à des imprécations momentanées et tante Kate qui se tenait derrière elle pour lui tourner les pages.

 

Les yeux de Gabriel, éblouis par le parquet dont l’encaustique scintillait sous le reflet du lustre, se dirigèrent sur la muraille, au-dessus du piano. Une reproduction de la scène du balcon dans Roméo et Juliette y était accrochée, et à côté se trouvait le tableau du meurtre des enfants d’Édouard dans la tour, brodé par tante Julia avec des laines rouges, bleues et marron, alors qu’elle était enfant.

Sans doute qu’à l’école on leur avait appris pendant un an ce genre d’ouvrage. La mère de Gabriel lui avait brodé pour son anniversaire de petites têtes de renards sur un gilet de moire pourpre, doublé de satin mordoré et orné de boutons ronds en forme de mûre.

Chose étrange que sa mère n’était pas musicienne, bien que tante Kate eût coutume de l’appeler le cerveau de la famille Morkan.

 

Toutes les deux, elle et Julia, manifestaient une certaine fierté à l’égard de leur grave et imposante sœur. Sa photographie se trouvait devant la glace à trumeau. Elle tenait un livre ouvert sur ses genoux et désignait quelque chose à Constantin qui, en costume marin, était étendu à ses pieds.

Elle-même avait choisi les prénoms de ses fils, étant très sensible au décorum de la vie de famille. Grâce à elle, Constantin était aujourd’hui curé à Balbriggan et grâce à elle aussi, Gabriel avait obtenu son diplôme au Royal University. Une ombre passa sur la figure de Gabriel au souvenir de la résistance obstinée que sa mère opposa à son mariage.

 

Quelques mots blessants prononcés par elle traînaient encore dans sa mémoire : elle avait parlé une fois de Gretta comme d’une paysanne rouée. Et le jugement était tout à fait faux. Gretta avait soigné la mère de Gabriel lors de sa dernière maladie à Monkstown.

Il savait que Mary Jane allait terminer son morceau, car elle rejouait le prélude auquel elle ajoutait une série de traits à chaque mesure, et, tandis qu’il attendait la fin, son ressentiment expirait dans son cœur.

Le morceau s’acheva par un trémolo à l’unisson dans les notes aiguës suivi d’un accord plaqué à la basse. De grands applaudissements saluèrent Mary Jane qui, rougissante et roulant nerveusement son cahier de musique, s’enfuit du salon.

Les applaudissements les plus énergiques venaient des quatre jeunes gens qui, étant retournés au buffet au début du morceau, en revinrent quand le piano se fut tu.

 

On organisa un pas des lanciers. Gabriel avait Miss Ivors comme vis-à-vis, demoiselle d’humeur bavarde et franche de manières ; le visage piqué de taches de rousseur et les yeux bruns à fleur de tête.

Son corsage n’était pas décolleté et la large broche fixée sur le devant de son col portait une devise et un emblème irlandais. Lorsqu’ils furent placés, elle lui dit brusquement :

– Nous avons un compte à régler, tous les deux.

– Avec moi ? dit Gabriel.

Elle hocha la tête d’un air grave.

– De quoi s’agit-il ? demanda Gabriel, souriant de ses façons solennelles.

– Qui est G.C. ? répondit Miss Ivors tournant ses yeux vers lui.

Gabriel rougit et allait froncer les sourcils comme s’il faisait mine de ne pas comprendre, quand soudain elle dit :

– Oh ! sainte nitouche ! J’ai découvert que vous écrivez pour le Daily Express. N’avez-vous pas honte de vous-même ?

– Pourquoi aurais-je honte ? demanda Gabriel clignant des yeux et s’efforçant de sourire.

– Eh bien ! moi, j’ai honte de vous, dit carrément Miss Ivors. Dire que vous écrivez pour un journal pareil ! Je ne croyais pas que vous étiez un Anglish.

 

 

Gabriel demeurait interdit. Il écrivait en effet un article littéraire dans le Daily Express tous les mercredis pour lequel il était payé quinze shillings ; mais cela ne suffisait pas assurément pour en faire un Anglish.

Il accueillait avec presque plus de plaisir les livres qu’il recevait pour ses comptes rendus que le chèque insignifiant. Il adorait sentir sous ses doigts le contact des reliures et feuilleter les pages des livres fraîchement imprimés.

Presque chaque jour, ses heures d’enseignement au collège une fois terminées, il avait coutume d’errer le long des quais jusqu’aux bouquinistes de seconde main, chez Hickey sur le Bacheler Walk, chez Webbs ou chez Massey sur le quai d’Aston ou chez O’Clohissey dans une rue de traverse.

Il ne savait pas comment faire face à l’accusation de la jeune fille. Il aurait voulu répondre que la littérature était au-dessus de la politique.

Mais c’étaient des amis de longue date et ils avaient mené leur carrière de front ; d’abord à l’Université, puis dans le professorat ; il était impossible de risquer avec elle une phrase grandiloquente. Il continua à cligner des yeux et à tâcher de sourire, puis il bredouilla gauchement qu’il ne voyait rien de politique à faire des comptes rendus de livres.

 

Quand ce fut leur tour de traverser, il était encore perplexe et distrait. Miss Ivors lui saisit vivement la main et dit d’un ton doux et amical :

– Voyons ! ce n’était qu’une plaisanterie ; venez, c’est à vous de traverser.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls de nouveau, elle parla de la question universitaire et Gabriel se sentit plus à son aise. Un ami à elle lui avait montré le compte rendu de Gabriel sur les poèmes de Browning. Voilà comment le secret fut découvert. Elle appréciait infiniment cette analyse.

Puis elle dit tout à coup :

– Dites donc, monsieur Conroy, ferez-vous une expédition aux îles d’Aran ? Nous allons y passer tout un mois. Ce sera délicieux de se trouver en plein Atlantique. Vous devriez venir. M. Clancy vient ainsi que M. Kilkelly et Kathleen Kearney. Ce serait si bien pour Gretta si elle venait aussi. Elle est de Connacht, n’est-ce pas ?

– Sa famille l’est, dit Gabriel sèchement.

 

– Et vous, vous viendrez, n’est-ce pas ? dit Miss Ivors appuyant avec empressement sa main tiède sur le bras du jeune homme.

– À vrai dire, dit Gabriel, je viens justement d’arranger pour aller…

– Où ? demanda Miss Ivors.

– Eh bien ! vous savez, chaque année, je fais un tour à bicyclette avec quelques camarades et alors…

– Mais où ? demanda Miss Ivors.

– Eh bien ! nous allons habituellement en France ou en Belgique, peut-être bien en Allemagne, dit Gabriel embarrassé.

– Et pourquoi allez-vous en France ou en Belgique, demanda Miss Ivors, au lieu de visiter votre propre pays ?

– Eh bien ! dit Gabriel, c’est en partie pour entretenir la connaissance des langues, en partie pour faire un changement.

– Et n’avez-vous pas à entretenir la connaissance de votre langue natale, l’irlandais ? demanda Miss Ivors.

– Eh bien ! dit Gabriel, puisque vous soulevez la question, vous savez, l’irlandais n’est pas ma langue.

 

Leurs voisins s’étaient retournés pour écouter l’interrogatoire. Gabriel jeta un coup d’œil préoccupé à droite et à gauche et tâcha de conserver sa bonne humeur, malgré l’épreuve qu’il subissait et qui le faisait rougir jusqu’au front.

– Et n’avez-vous pas votre propre pays à visiter ? continua Miss Ivors. Vous ignorez tout de vos compatriotes et de votre patrie.

– Oh ! à dire vrai, répliqua Gabriel, j’en ai par-dessus la tête de mon pays, par-dessus la tête !

– Pourquoi ? demanda Miss Ivors.

Gabriel ne répondit pas, sa dernière repartie l’ayant échauffé.

– Pourquoi ? répéta Miss Ivors.

Leur tour était venu pour la figure des visites et comme elle n’obtenait pas de réponse, Miss Ivors dit avec chaleur :

– Vous voyez, vous ne trouvez rien à répondre.

 

 

Gabriel tâcha de dissimuler son agitation en prenant une part active à la danse. Il évitait le regard de la jeune fille, car il avait surpris sur sa figure une expression acerbe. Mais lorsqu’ils se croisèrent dans la grande chaîne, il fut surpris de se sentir la main serrée avec force.

Elle le regarda un moment par-dessus ses sourcils, d’un air railleur, jusqu’à ce qu’il sourît. Puis juste au moment où la chaîne reprenait, elle se haussa sur la pointe des pieds et lui chuchota à l’oreille :

– Anglish !

Les lanciers étant terminés, Gabriel se dirigea vers un des coins les plus reculés de la pièce où se trouvait assise la mère de Freddy Malins. C’était une grosse et faible vieille femme aux cheveux blancs. Tout ainsi que son fils, elle avait la voix enrouée et bégayait légèrement. Elle savait que Freddy était là et qu’il se tenait à peu près bien.

Gabriel lui demanda si elle avait fait une bonne traversée. Elle habitait Glascow chez sa fille mariée et venait à Dublin une fois par an. Elle répondit avec placidité qu’elle avait fait une traversée superbe et que le capitaine avait été plein d’attention pour elle.

 

Elle parla aussi de la superbe maison qu’habitait sa fille à Glascow, et de tous les amis qu’on y avait. Tandis que sa langue allait bon train, Gabriel tâchait de bannir de son esprit le souvenir désagréable de ce qui s’était passé entre Miss Ivors et lui.

Certes, cette fille ou cette femme, peu importait ce qu’elle fût, était une exaltée ; mais en toute chose il faut choisir le bon moment. Peut-être n’aurait-il pas dû lui répondre de la sorte. Tout de même elle n’avait pas le droit de le traiter d’Anglish en public.

Elle avait essayé de le rendre ridicule devant les autres, le harcelant de questions et le dévisageant avec ses yeux de lapin.

 

Il aperçut sa femme qui se frayait un passage vers lui à travers les couples de valseurs. Lorsqu’elle l’eut rejoint, elle lui dit à l’oreille :

– Gabriel, tante Kate voudrait savoir si vous comptez découper l’oie comme d’habitude. Miss Daily coupera le jambon et je me chargerai du pudding.

– Ça va, dit Gabriel.

– Elle fait rentrer les plus jeunes d’abord, sitôt après que la valse sera finie, de sorte que nous aurons la table pour nous.

– Vous avez dansé ? demanda Gabriel.

– Bien sûr, ne m’avez-vous pas vue ? À quel propos vous êtes-vous disputé avec Miss Ivors ?

– Nous ne nous sommes pas disputés. Pourquoi ? Elle vous a dit cela ?

– Ou quelque chose d’approchant. Je cherche à obtenir de M. d’Arcy qu’il chante. Il est bouffi d’orgueil, je crois.

– Nous ne nous sommes pas disputés, dit Gabriel d’un ton morne, seulement elle voulait me faire faire un tour dans l’ouest de l’Irlande et je lui disais que je ne voulais pas.

 

Sa femme fit un petit saut et joignit les mains avec ardeur.

– Oh ! allez-y, Gabriel, s’écria-t-elle, j’aimerais tant revoir Galway.

– Vous êtes libre d’y aller si cela vous chante, dit Gabriel froidement.

Elle le regarda un instant, puis se tourna vers Mme Malins et dit :

– Voilà un gentil mari, madame Malins.

 

Pendant qu’il se refaisait un chemin à travers le salon, Mme Malins, sans tenir compte de cette interruption, continua à raconter à Gabriel quels beaux endroits il y avait en Écosse et quels beaux paysages. Son gendre les conduisait chaque année aux lacs et ils allaient pêcher. Son gendre était un pêcheur de premier ordre.

Un jour il avait pris un beau gros poisson et l’homme de l’hôtel le leur avait fait cuire pour le dîner. Gabriel entendait à peine ce qu’elle disait ; maintenant que l’heure du souper approchait, il repensait à son discours et à sa citation. Quand il aperçut Freddy Malins qui traversait la pièce pour rejoindre sa mère, Gabriel lui passa sa chaise et alla se retirer dans l’embrasure de la fenêtre.

 

Le salon commençait à se vider et de la pièce du fond parvenait un cliquetis d’assiettes et de couteaux. Ceux qui demeuraient encore au salon semblaient las de danser et causaient tranquillement par petits groupes. Gabriel tambourinait la vitre froide de ses doigts chauds et tremblants.

Comme il devait faire frais au-dehors ! comme il serait agréable de sortir seul et de se promener, de longer d’abord la rivière, puis de traverser le parc ! La neige recouvrait sans doute les branches des arbres et coiffait d’un bonnet scintillant le monument de Wellington. Comme il ferait meilleur là-bas que dans la salle du souper !

 

Il repassa mentalement les divers points de son discours : l’hospitalité irlandaise, les souvenirs tristes, les trois grâces, Paris, la citation de Browning. Il se remémora une phrase qu’il avait écrite dans un de ses comptes rendus : « On sent que l’on assiste à une musique torturée de pensée. » Miss Ivors avait loué l’article.

Était-elle sincère ? Vivait-elle réellement d’une vie personnelle derrière le zèle de sa propagande ? Jamais jusqu’à ce soir il n’y avait eu entre eux la moindre animosité.

 

Il se sentait perdre contenance à l’idée qu’elle serait à table et que tandis qu’il parlerait elle lèverait sur lui des yeux critiques et railleurs. Peut-être ne serait-elle pas fâchée de le voir rater dans son discours. Une idée vint le raffermir.

Il dirait en se référant à tante Kate et à tante Julia : « Mesdames, messieurs, la génération qui est sur son déclin peut avoir eu ses défauts, mais, à son avis, possédait, je crois, certaines qualités d’hospitalité, d’humour, d’humanité qui semblent faire défaut à la génération actuelle, génération fort grave et instruite à l’excès, que nous voyons grandir autour de nous. » Très bien, voilà pour Miss Ivors.

 

Qu’importait à Gabriel que ses tantes ne fussent que deux femmes âgées et ignorantes ? Dans la salle, une rumeur attira son attention. De la porte, M. Browne s’avançait escortant galamment tante Julia qui souriait confuse et s’appuyait sur son bras, les yeux baissés.

Une salve d’applaudissements lui fit également escorte jusqu’au piano, puis, comme Mary Jane s’installait sur le tabouret et que tante Julia qui ne souriait plus se tournait à demi, de façon à lancer sa voix dans la chambre, les applaudissements cessèrent peu à peu. Gabriel reconnut le prélude d’une vieille chanson de tante Julia : Parée pour les noces.

 

D’une voix claire et sonore, elle entonna brillamment les roulades qui embellissaient la mélodie et bien qu’elle chantât très vite, elle ne manqua pas la moindre appogiature. Suivre la voix, sans regarder le chanteur, c’était ressentir et partager la griserie d’un vol, rapide et sûr.

Gabriel applaudit bruyamment comme tout le monde quand la chanson prit fin, et de la table du souper qui leur était invisible, de bruyants applaudissements leur parvinrent, vraisemblablement si sincères qu’une légère rougeur s’insinua sur le visage de tante Julia comme elle se baissait pour remettre, dans le casier à musique, le recueil de mélodies dont la reliure de cuir fatigué portait ses initiales.

 

Freddy Malins, qui l’avait écoutée, penchant la tête pour mieux entendre, applaudissait encore après que les autres avaient cessé et parlait à sa mère avec animation, pendant que celle-ci approuvait de la tête d’un air grave.

Quand il fut à bout d’applaudissements, il se leva et courut à travers la chambre vers tante Julia, lui saisit la main entre les deux siennes, la secouant lorsque les mots venaient à lui manquer ou que son hoquet prenait le dessus :

– Je disais justement à ma mère, dit-il, que je ne vous avais jamais entendue chanter aussi bien que ce soir. Jamais. Non, vous n’avez jamais été en voix comme ce soir. Voilà ! Le croiriez-vous ? c’est la vérité. Parole d’honneur. La pure vérité. Jamais je n’ai entendu votre voix aussi fraîche, aussi claire, aussi fraîche, jamais.

 

Tante Julia s’épanouit et murmura quelque chose à propos des compliments en général, tandis qu’elle dégageait sa main de cette étreinte, M. Browne lui tendit la sienne et dit à ceux qui se trouvaient près de lui, à la façon d’un montreur de foire présentant un phénomène à l’assistance :

– Miss Julia Morkan, ma dernière trouvaille.

Il riait aux éclats de sa propre plaisanterie, lorsque Freddy Malins se tourna vers lui et dit :

– Eh bien, Browne, si vous parlez sérieusement, vous pourriez trouver plus mal. Tout ce que je puis dire, c’est que jamais je ne l’ai entendue chanter aussi bien depuis que je viens ici. Et c’est la pure vérité.

– Moi non plus, dit M. Browne, je crois que sa voix a fait de grands progrès.

Tante Julia haussa les épaules et dit avec un timide orgueil :

– En fait de voix, la mienne n’était pas vilaine il y a trente ans.

– J’ai souvent dit à Julia, articula tante Kate avec énergie, que chanter dans ce chœur c’était galvauder son talent. Mais elle n’a jamais voulu m’écouter.

 

 

Elle se tourna comme pour faire appel au bon sens des autres à l’encontre d’un enfant réfractaire, tandis que tante Julia regardait droit devant elle, un vague sourire plein de réminiscences jouant sur son visage.

– Non, poursuivit tante Kate, elle n’a jamais voulu m’écouter ni moi, ni personne ; elle s’escrimait dans ce chœur nuit et jour. À six heures du matin, le jour de Noël et tout cela, à quoi bon ?

– Eh bien, n’est-ce pas pour honorer Dieu, tante Kate ? demanda Mary Jane pivotant sur son tabouret de piano avec un sourire.

Indignée, tante Kate se tourna vers sa nièce et dit :

– Je sais tout ce qui est dû à l’honneur de Dieu, Mary Jane, mais je crois que ce n’est pas du tout à l’honneur du pape de renvoyer des chœurs toutes les femmes qui y ont peiné leur vie durant, pour les remplacer par des marmots de rien. Je suppose que si le pape agit de la sorte, c’est pour le bien de l’Église. Mais ce n’est pas bien, Mary Jane, et ce n’est pas juste.

Elle était échauffée et aurait poursuivi l’apologie de sa sœur, car c’était là pour elle un sujet cuisant, si Mary Jane, voyant revenir les danseurs, ne fût intervenue en pacificatrice.

– Allons, tante Kate, vous êtes celle par qui arrive le scandale et cela devant M. Browne qui appartient à l’autre culte.

 

Tante Kate se tourna vers M. Browne que cette allusion à sa foi faisait ricaner et dit vivement :

– Oh ! je ne discute pas les droits du pape. Je ne suis qu’une vieille femme stupide et je ne me permettrai pas de le faire. Mais il existe tout de même une politesse et une reconnaissance de tous les jours. Et si j’étais Julia, je ne me gênerais pas pour le dire à la face du père Healy.

– Et d’ailleurs, tante Kate, dit Mary Jane, nous avons très faim et quand on a faim on se sent d’humeur batailleuse.

– Et quand on a soif aussi, ajouta M. Browne.

– C’est pourquoi nous ferions mieux d’aller souper, dit Mary Jane, nous reprendrons plus tard cette discussion.

Sur le palier attenant au salon, Gabriel trouva sa femme et Mary Jane qui cherchaient à retenir Miss Ivors. Mais Miss Ivors, qui avait mis son chapeau et boutonnait son manteau, se refusait à rester. Elle ne se sentait pas le moindre appétit et avait déjà dépassé l’heure qu’elle s’était fixée.

 

– Encore dix minutes, Molly, dit Mme Conroy, cela ne vous retardera pas, une petite bouchée après cette danse.

– Non, je ne puis vraiment.

– Je crains que vous ne vous soyez pas du tout amusée, dit Mary Jane déçue.

– Énormément, je vous assure, dit Miss Ivors, mais il faut que je me sauve à présent.

– Mais comment rentrerez-vous ? demanda Mme Conroy.

– Oh ! il n’y a qu’un ou deux pas à faire le long du quai.

Gabriel hésita un instant, puis dit :

– Me permettez-vous de vous raccompagner, Miss Ivors, si vous êtes vraiment forcée de vous en aller ?

Mais Miss Ivors se détacha du groupe.

– Jamais de la vie ! s’écria-t-elle. Pour l’amour du Ciel, retournez à vos soupers sans vous soucier de moi. Je suis tout à fait capable de prendre soin de ma personne.

– Mais quelle drôle de fille vous faites, Molly ! dit Mme Conroy franchement.

– Beannacht lilt ! cria Miss Ivors avec un rire, et descendit l’escalier en courant.

 

 

Mary Jane la suivit des yeux avec une expression intriguée et morose sur son visage, tandis que Mme Conroy se penchait par-dessus la balustrade écoutant se refermer la porte d’entrée. Gabriel se demanda s’il n’était pas la cause de ce brusque départ. Mais elle ne semblait pas de mauvaise humeur ; elle était partie en riant. Il fixa l’escalier d’un regard distrait.

À ce moment, tante Kate trottina hors de la salle du souper, se tordant les mains de désespoir.

– Où est Gabriel ? cria-t-elle, mais où donc est Gabriel ? Tout le monde est là qui l’attend et il n’y a personne pour découper l’oie.

– Me voici, tante Kate ! cria Gabriel pris d’une animation soudaine, prêt à découper un troupeau d’oies s’il l’avait fallu.

 

Une oie grasse et brune gisait à l’un des bouts de la table et à l’autre, sur un lit de papier froissé parsemé de persil, reposait un énorme jambon dépouillé de sa première enveloppe et saupoudré de panure ; une ruche de papier entourait soigneusement le trumeau, à côté il y avait une rouelle de bœuf épicé.

D’un bout à l’autre de la table, entre ces deux pièces de résistance, s’alignaient, parallèles, des rangées de plats : deux petites cathédrales en gelée rouge et jaune, un plat creux rempli de blocs de blanc-manger et de confiture rouge, un plat représentant une large feuille verte dont la tige figurait le manche sur lequel étaient disposées des grappes de raisins secs et des amandes émondées,

un autre plat semblable contenant un rectangle compact de figues de Smyrne, un compotier de crème cuite, saupoudrée de muscade, une petite coupe pleine de chocolats et de bonbons enveloppés de papier d’argent et doré et un vase de cristal où plongeaient de longues tiges de céleri.

 

Au milieu de la table, montant la garde devant un compotier qui soutenait une pyramide d’oranges et de pommes américaines, se trouvaient deux vieux pichets trapus de verre taillé qui contenaient l’un du porto, l’autre du sherry foncé.

Sur le haut du piano carré attendait un pudding dans un énorme plat jaune et derrière lui trois escouades de bouteilles de stout et d’eau minérale, rangées d’après les couleurs de leur uniforme, les deux premières noires, étiquetées de brun et de rouge, la troisième et la plus petite blanches, ceinturées de bandes vertes transversales.

 

Gabriel s’assit hardiment à une des extrémités de la table et, ayant examiné la lame du couteau à découper, piqua solidement l’oie de sa fourchette. Il se sentait tout à fait à son aise à présent, car il était un découpeur expert et rien ne lui plaisait autant que de se trouver à la tête d’une table bien garnie.

Miss Furlong, qu’est-ce que je vous envoie, demanda-t-il, une aile ou une aiguillette ?

– Une mince aiguillette.

– Et vous, Miss Kiggins ?

– Oh ! ce que vous voudrez, monsieur Conroy. Tandis que Gabriel et Miss Daly faisaient passer des portions d’oie et des portions de jambon et de bœuf aux épices, Lily faisait le tour de la table avec un plat de pommes de terre chaudes et farineuses, enveloppées d’une serviette blanche.

C’était une idée de Mary Jane et elle avait aussi proposé de la sauce aux pommes pour l’oie ; mais tante Kate avait dit qu’une oie tout bonnement rôtie sans sauce aux pommes lui avait toujours suffi et elle souhaitait ne jamais rien manger de pire.

 

 

Mary Jane servait ses propres élèves et veillait à ce qu’elles fussent pourvues des meilleurs morceaux, et tante Kate et tante Julia opéraient le transfert des bouteilles de stout et d’ale qui se trouvaient sur le piano destinées à ces messieurs et des bouteilles d’eau minérale destinées à ces dames.

Il y eut un grand vacarme, beaucoup de rires et de confusion, d’ordres et de contrordres donnés ; cliquetis de couteaux et de fourchettes, bouchons de liège et de carafes qui sautent. Gabriel se mit en devoir de découper une deuxième tournée dès qu’il eut fini la première, avant même de se servir.

 

Tout le monde protesta bruyamment, si bien qu’il transigea en buvant une forte rasade de stout, ayant reconnu que c’était une rude besogne que de découper. Mary Jane s’attabla tranquillement devant son souper, mais tante Kate et tante Julia trottinaient encore autour de la table, se marchant sur les talons, l’une barrant le chemin à l’autre et se donnant mutuellement des ordres dont elles ne tenaient aucun compte.

M. Browne ainsi que Gabriel leur enjoignirent de s’asseoir et de manger leur dîner, mais elles répondirent qu’elles avaient bien le temps, sur quoi Freddy Malins se leva et, s’emparant de tante Kate, la fit retomber de force à la place qui lui était réservée, au milieu du rire général.

 

Quand chacun fut bien servi, Gabriel dit en souriant :

– Maintenant si l’un de vous désire encore un peu de ce que le vulgaire appelle du bourrage, qu’il ou qu’elle le dise.

Un chœur de voix l’invita à commencer son propre souper, et Lily s’avança munie de trois pommes de terre qu’elle lui avait réservées.

– Parfait, dit Gabriel aimablement, se versant une deuxième rasade en guise d’apéritif. Ayez la bonté d’oublier mon existence, mesdames et messieurs, pour quelques instants.

Il se mit à son souper sans prendre part à la conversation où se perdait le bruit que faisait Lily en ôtant les assiettes. Le sujet de l’entretien fut la troupe de l’Opéra qui se trouvait alors en représentation au théâtre Royal. M. Bartell d’Arcy, le ténor, un jeune homme basané à l’élégante moustache, loua hautement le premier contralto de la compagnie, mais Miss Furlong trouvait qu’elle mettait dans l’émission une certaine vulgarité de style.

Freddy Malins dit qu’il y avait un chef de clan nègre qui chantait dans le deuxième acte de la pantomime de la Gaieté et qui possédait une des plus belles voix de ténor qu’il eût jamais entendues.

 

– L’avez-vous entendu ? demanda-t-il par-dessus la table à M. d’Arcy.

– Non, répondit M. d’Arcy négligemment.

– Parce que, expliqua Freddy Malins, je serais curieux de savoir ce que vous en pensez. Je trouve qu’il a une voix superbe.

– Il faut que ce soit Teddy qui fasse les bonnes découvertes, dit familièrement M. Browne, s’adressant à toute l’assemblée.

– Et pourquoi pas ? demanda Freddy Malins sèchement. Est-ce parce que ce n’est qu’un Nègre ?

 

La question ne fut pas relevée et Mary Jane ramena la conversation à la scène lyrique. Une de ses élèves lui avait donné un billet de faveur pour Mignon. Oui, c’était bien, dit-elle, mais cela la faisait penser à la pauvre Georgina Burns.

M. Browne pouvait se reporter encore plus en arrière, jusqu’aux vieilles compagnies italiennes qui venaient à Dublin : Tretjens, Ilma di Murztka, Campanino, le grand Trebelli, Gurglini, Ravelli, Aramburo. Voilà des temps, disait-il, où il y avait à Dublin ce qui s’appelle du chant.

Il narra aussi comment le poulailler du vieux Royal était comble tous les soirs, comment un ténor italien avait été bissé cinq fois à : « Laissez-moi tomber tel un soldat », montant jusqu’à l’ut chaque fois, et comment les jeunes gens du poulailler, dans leur enthousiasme, dételaient les chevaux de la voiture de quelques prima donna et la traînaient eux-mêmes à travers les rues jusqu’à son hôtel.

Pourquoi ne joue-t-on plus les grands vieux opéras, aujourd’hui ? demanda-t-il, Dinorah, Lucrezia Borgia ? Parce qu’il ne se trouve plus de voix pour les chanter : voilà pourquoi.

 

– Oh ! bien, dit M. Bartell d’Arcy, j’estime qu’il y a aujourd’hui d’aussi bons chanteurs qu’il y en avait alors.

– Où sont-ils ? défia M. Browne.

– À Paris, à Londres, à Milan, dit M. Bartell d’Arcy avec chaleur. Caruso par exemple est, je suppose, tout aussi bon, sinon meilleur que tous ceux que vous avez nommés.

– C’est possible, dit M. Browne, mais j’ose avancer que j’en doute fort.

– Oh ! je donnerais tout au monde pour entendre chanter Caruso, dit Mary Jane.

– Pour moi, dit tante Kate qui venait de ronger un os, il n’y a jamais eu qu’un ténor qui me fît plaisir, j’entends. Mais je suppose que pas un de vous ne l’a entendu.

– Qui était-ce, Miss Morkan ? demanda M. Bartell d’Arcy poliment.

 

– Il s’appelait Parkinson, dit tante Kate. Je l’ai entendu dans toute sa gloire et j’estime qu’il avait alors la voix de ténor la plus pure qui fût jamais issue d’un gosier d’homme.

– C’est curieux, dit M. Bartell d’Arcy, je ne l’ai même pas entendu nommer.

– Oui, oui, Miss Morkan a raison, dit M. Browne, je me souviens d’avoir entendu parler du vieux Parkinson, mais c’est une époque trop reculée pour moi.

– Une merveilleuse, pure, douce et mélodieuse voix de ténor anglais, dit tante Kate avec enthousiasme.

 

Gabriel ayant terminé, l’énorme pudding fut transporté sur la table. Le bruit de fourchettes et de cuillères reprit. La femme de Gabriel servait le pudding par cuillerées et faisait passer les assiettes jusqu’au bas de la table. À mi-chemin, elles étaient retenues par Mary Jane qui les remplissait de gelée de framboise ou d’orange ou de blanc-manger et de confitures.

Le pudding était l’œuvre de tante Julia et de tous côtés elle en reçut des éloges. Elle répondit qu’elle ne le trouvait pas tout à fait assez brun.

– Eh bien ! j’espère, Miss Morkan, dit M. Browne, que je suis assez brun pour vous, parce que, vous savez, je suis tout brun.

 

Tous les messieurs, sauf Gabriel, goûtèrent au pudding par déférence pour tante Julia. Comme Gabriel ne prenait jamais d’entremets, on lui laissa le céleri. Freddy Malins prit aussi une tige de céleri et le mangea avec son pudding. Il lui avait été dit que le céleri était excellent pour le sang et justement il était entre les mains du médecin.

Mme Malins, qui pendant tout le souper était demeurée silencieuse, dit que son fils comptait aller à Mont-Cilleray d’ici une semaine ou deux.

La conversation roula alors sur Mont-Cilleray : comme l’air y était vivifiant ! combien les moines y étaient hospitaliers ! jamais ils ne réclamaient un centime à leurs hôtes.

 

– Et vous voulez nous faire accroire, demanda M. Browne d’un ton incrédule, que n’importe qui peut aller là-bas, s’y installer comme à l’hôtel, manger à cœur joie et s’en revenir sans rien payer ?

– Oh ! la plupart des gens font quelque don au monastère avant de s’en aller, dit Mary Jane.

– Je voudrais bien que nous eussions une installation de ce genre dans notre Église, dit M. Browne avec candeur.

Il était fort étonné d’apprendre que les moines ne parlaient jamais, se levaient à deux heures du matin et dormaient dans leurs cercueils. Il en demanda la raison.

– C’est le règlement de leur ordre, dit tante Kate avec fermeté.

– Oui, mais pourquoi ? demanda M. Browne.

 

Tante Kate répéta que c’était le règlement, voilà tout. M. Browne semblait toujours ne pas comprendre. Freddy Malins expliqua de son mieux que les moines s’efforçaient de racheter les péchés commis par tous les pécheurs du siècle. L’explication n’était pas très claire, car M. Browne ricana et dit :

– Cette idée me plaît, mais est-ce qu’un bon lit à ressorts ne ferait pas tout aussi bien l’affaire qu’un cercueil ?

– Le cercueil, dit Mary Jane, est pour leur rappeler leur dernière heure.

Le sujet ayant pris un tour lugubre se perdit dans un complet silence, pendant lequel on put entendre Mme Malins dire à sa voisine à voix basse :

– Ce sont des hommes très bons, ces moines, des hommes très pieux.

 

Raisins secs, amandes, figues, pommes, chocolats, bonbons furent passés autour de la table, et tante Julia invita tous les convives à prendre un verre de porto ou de sherry. M. Bartell d’Arcy commença par décliner les deux, mais un de ses voisins le poussa du coude et lui chuchota quelque chose, sur quoi il laissa remplir son verre.

À mesure que les derniers verres se remplissaient, la conversation tombait. Un silence s’ensuivit, interrompu seulement par le vin qui coulait et par le déplacement de chaises. Les trois Miss Morkan regardèrent la nappe.

 

Quelqu’un toussa une ou deux fois, puis plusieurs messieurs tapotèrent légèrement sur la table pour réclamer le silence. Le silence s’établit et Gabriel repoussa sa chaise et se leva.

Le tapotement s’accrut aussitôt en manière d’encouragement, puis cessa tout à fait. Gabriel appuya ses dix doigts tremblants sur la nappe et dirigea à l’adresse de la société un sourire nerveux. Son regard, ayant rencontré une rangée de visages tournés vers lui, se porta vers le lustre.

 

Le piano jouait un air de valse et il entendait le bruissement des jupes contre la porte du salon. Peut-être que dehors, sur le quai, des gens se tenaient debout dans la neige, contemplant les fenêtres éclairées et prêtant l’oreille aux sons de la valse.

L’air était pur dehors. Au loin était le parc où les arbres ployaient sous la neige. Le monument de Wellington portait un bonnet de neige scintillant qui luisait sur l’ouest par-dessus la blanche prairie de Quinze ares. Il commença :

« Mesdames, Messieurs,

« Ainsi que les années précédentes, m’incombe ce soir un devoir fort agréable, mais un devoir, lequel, je le crains, dépasse la mesure de mes facultés oratoires.

– Non, non, dit M. Browne.

« Mais quoi qu’il en soit, je ne puis que vous demander de bien vouloir ne tenir compte que de l’intention et me prêter une oreille attentive quelques instants, tandis que je m’efforcerai de vous exprimer la nature des sentiments que j’éprouve en une circonstance comme celle-ci.

 

« Mesdames, messieurs, ce n’est point la première fois que nous nous trouvons réunis sous ce toit hospitalier, autour de cette table non moins hospitalière. Ce n’est pas la première fois que nous sommes les objets, peut-être faudrait-il dire les victimes, de l’hospitalité de certaines aimables dames ici présentes. »

Il traça un cercle dans l’espace et rit un temps. Tout le monde rit ou sourit à tante Kate, tante Julia et Mary Jane qui rougirent de plaisir. Gabriel poursuivit avec plus d’assurance :

« Chaque année, je sens avec une intensité croissante que notre pays n’a pas de tradition qui lui fasse plus d’honneur ni qu’il doive garder plus jalousement que celle de son hospitalité.

 

C’est une tradition qui, chez les nations modernes, me semble unique, autant que je puis en juger par mon expérience (et j’ai vu pas mal de pays étrangers). Quelques-uns vous diront peut-être que chez nous c’est plutôt un de nos défauts qu’une chose dont nous ayons à nous glorifier.

Mais même ceci admis, à mon avis ce n’en est pas moins un défaut princier et qui sera, je le souhaite, longtemps cultivé parmi nous. D’un fait, en tout cas, je me porte garant. Tant que ce toit abritera ces bonnes dames visées plus haut – et j’espère du fond du cœur qu’il en sera ainsi pendant bien des années à venir – la tradition de la courtoise, chaleureuse et sincère hospitalité irlandaise que nos aïeux nous ont transmise, et qu’il nous faudra, à notre tour, transmettre à nos descendants, demeurera toujours vivace parmi nous. »

 

Un chaleureux murmure d’assentiment courut autour de la table. La pensée que Miss Ivors n’était pas là et qu’elle était partie d’une façon peu courtoise traversa l’esprit de Gabriel et il dit plein de confiance en lui-même :

« Mesdames, Messieurs,

« Une génération nouvelle grandit parmi nous, une génération animée d’idées et de principes nouveaux, qui prend au sérieux et s’exalte pour ces idées nouvelles, et son enthousiasme, même lorsqu’il fait fausse route, est, j’en suis convaincu, dans l’ensemble, sincère.

Mais nous vivons dans une époque de scepticisme et, si je puis m’exprimer ainsi, « torturée de pensées » ; et quelquefois je crains que cette nouvelle génération éduquée et suréduquée comme elle l’est ne manque de ces qualités d’humanité et d’hospitalité, de bonne humeur, qui ont été l’apanage d’une autre époque.

 

En entendant ce soir les noms de tous nos illustres chanteurs du passé, il m’a semblé, je le confesse, que nous vivions à une époque moins spacieuse.

Les temps anciens peuvent, sans exagération, être qualifiés de spacieux, et, s’ils sont révolus sans espoir de retour, souhaitons du moins que dans des réunions semblables à celle-ci nous en reparlions toujours avec orgueil et affection, que nous continuions à chérir la mémoire de ces grands disparus, dont le monde ne laissera pas volontairement périr la gloire.

 

– Bien ! Bien ! dit M. Browne d’une voix forte.

« Mais néanmoins, poursuivit Gabriel, sa voix déclinant en une inflexion plus douce, il arrive toujours, dans des réunions comme celle-ci, que de plus tristes pensées reviennent visiter nos esprits : pensées du passé, de jeunesse, de transformations, de visages dont nous sentons ce soir l’absence.

Notre route à travers la vie est semée de beaucoup de souvenirs et si nous devions les entretenir toujours, nous n’aurions plus le cœur d’accomplir courageusement notre tâche parmi les vivants.

 

Nous avons tous dans la vie des devoirs, des affections qui réclament, et réclament à bon droit, nos efforts soutenus. C’est pourquoi je ne m’attarderai pas sur le passé. Je ne veux pas qu’un triste sermon pèse sur nous ce soir. Nous voici réunis, échappés pour quelques courts instants à la poussée, à la cohue de notre routine quotidienne.

Nous nous unissons ici en amis, dans un esprit de bonne entente comme des confrères, et jusqu’à un certain point dans un véritable esprit de camaraderie, et aussi en hôtes – comment les qualifier autrement ? – des trois grâces du monde musical de Dublin. »

 

Cette allusion fut saluée autour de la table par une salve d’applaudissements et une explosion de rires. En vain tante Julia demande tour à tour à ses voisines ce que Gabriel venait de dire.

– Il dit que nous sommes les trois grâces, tante Julia, dit Mary Jane.

Tante Julia ne comprenait pas, mais elle leva les yeux en souriant vers Gabriel qui poursuivit dans la même veine :

« Mesdames, Messieurs,

« Je ne me hasarderai pas à jouer ce soir le rôle que Pâris joua dans une autre circonstance. Je ne me hasarderai pas à choisir parmi elles. La tâche serait scabreuse et au-dessus de mes moyens, car lorsque je les passe chacune en revue, que ce soit notre principale hôtesse elle-même dont la bonté, la trop grande bonté, est devenue proverbiale pour tous ceux qui la connaissent ;

que ce soit sa sœur qui semble douée d’une jeunesse éternelle et dont la voix, certes, a été une surprise et une révélation pour nous tous ce soir, que ce soit encore la dernière, mais non la moindre, c’est-à-dire notre plus jeune hôtesse pleine de talent, d’entrain, dure au travail et par-dessus tout la meilleure des nièces ; j’avoue, mesdames et messieurs, que j’ignore à laquelle des trois je décernerai le prix. »

 

Gabriel jeta un coup d’œil sur ses tantes et voyant un large sourire sur le visage de tante Julia et des larmes monter aux yeux de tante Kate, il se hâta de conclure. Il leva galamment son verre de porto et, tandis que chaque membre de la compagnie maniait le sien dans l’expectative, il dit à voix forte :

« Portons un toast à leur santé à toutes trois, souhaitons-leur longue vie et prospérité et puissent-elles conserver longtemps la fière situation qu’elles ont acquises elles-mêmes dans leur profession, non moins que la place d’honneur et l’affection qu’elles détiennent dans nos cœurs. »

Le verre à la main, tous les convives se levèrent et, se tournant vers les trois dames assises, chantèrent en chœur, M. Browne en tête :

Car ce sont de gais et joyeux compagnons,
Car ce sont de gais et joyeux compagnons,
Car ce sont de gais et joyeux compagnons.

Tante Kate se servait ouvertement de son mouchoir et même tante Julia paraissait émue. Freddy Malins battait la mesure avec la fourchette à pudding et les chanteurs se tournèrent l’un vers l’autre comme s’ils conversaient en musique, chantant avec force :

Sans mentir,
Sans mentir.

Puis, se tournant vers leurs hôtesses, ils chantèrent :

Car ce sont de gais et joyeux compagnons,
Car ce sont de gais et joyeux compagnons,
Car ce sont de gais et joyeux compagnons.

Les acclamations qui s’ensuivirent furent reprises par-delà la porte de la salle du souper par beaucoup d’autres convives coup sur coup. Freddy Malins, figurant le chef d’orchestre, brandissait sa fourchette.

 

 

L’air pénétrant du matin s’engouffrait dans l’entrée où ils étaient réunis, ce qui fit dire à tante Kate :

– Que l’un de vous ferme la porte, Mme Malins va prendre la mort.

– M. Browne est dehors, tante Kate, dit Mary Jane.

– Ce Browne est partout, dit tante Kate baissant la voix.

 

Mary Jane rit de sa manière de dire.

– Il faut avouer, dit tante Kate avec malice, qu’il est très attentionné.

– On le trouve toujours sur son chemin, dit-elle sur le même ton, tant que durent les fêtes de la Noël.

Cette fois elle rit elle-même avec bonhomie, puis se hâta d’ajouter :

– Mais dites-lui de rentrer, Mary Jane, et fermez la porte. Plaise à Dieu qu’il ne m’ait pas entendue.

 

À ce moment, la porte d’entrée s’ouvrit et M. Browne rentra, riant à se tordre les côtes. Il s’était revêtu d’un long pardessus vert, avec les parements en imitation d’astrakan et portait sur la tête une toque fourrée de forme ovale. Il désigna l’extrémité du quai couvert de neige d’où leur parvenait un sifflement prolongé et aigu.

– Teddy va faire accourir tous les cabs de Dublin, dit-il.

Gabriel, aux prises avec son pardessus, émergea d’un petit office derrière le bureau, il inspecta le hall du regard et dit :

– Gretta n’est pas encore descendue ?

– Elle se prépare, Gabriel, dit tante Kate.

– Qui joue là-haut ? demanda Gabriel.

– Personne. Tout le monde est parti.

– Oh ! non, tante Kate, dit Mary Jane. M. Bartell d’Arcy et Miss O’Callaghan sont encore là.

– En tout cas, quelqu’un pianote, dit Gabriel.

 

Mary Jane jeta un coup d’œil sur Gabriel et sur M. Browne et dit en frissonnant :

– Cela me fait froid de vous regarder, messieurs, emmitouflés de la sorte. Je ne voudrais pas avoir à faire ce voyage de retour à cette heure-ci.

– Rien ne me plairait autant en cet instant, dit M. Browne avec bravoure, qu’une bonne marche dans la campagne ou qu’une promenade en voiture avec un vigoureux trotteur entre les brancards.

– Nous avions autrefois chez nous un très bon petit cheval, dit tante Julia d’un ton attristé.

– Le Johnny d’impérissable mémoire, dit Mary Jane en riant.

Tante Kate et Gabriel rirent aussi.

– Pourquoi, qu’avait-il d’étonnant ce Johnny ? demanda M. Browne.

– Feu Patrick Morkan, à savoir notre grand-père tant pleuré, expliqua Gabriel, connu communément sur ses derniers jours comme le vieux monsieur, était un fabricant de colle.

– Oh ! voyons Gabriel, dit tante Kate en riant, il possédait un moulin d’amidon.

 

– Peu importe, colle ou amidon, dit Gabriel, le vieux monsieur possédait un cheval du nom de Johnny ; et Johnny travaillait dans le moulin du vieux monsieur et tournait éternellement en rond dans le but de faire marcher le moulin.

Jusque-là, tout va bien, mais voici la partie tragique concernant Johnny. Un beau jour, le vieux monsieur pensa qu’il aimerait sortir en voiture avec les gens huppés voir la revue militaire dans le parc.

– Que le Seigneur ait pitié de son âme, dit tante Kate avec compassion.

– Amen, dit Gabriel. Donc, le vieux monsieur, je viens de le dire, attela Johnny et prit son chapeau haut-de-forme le plus neuf, son faux col le plus beau et sortit en grande pompe de sa demeure ancestrale aux alentours de Back Lane, je crois.

Tout le monde se mit à rire des façons de Gabriel et tante Kate dit :

– Oh ! voyons Gabriel. Ce n’était pas à Back Lane qu’il habitait. Il n’y avait là que son moulin.

– Hors de sa demeure ancestrale, poursuivit Gabriel, il sortit avec Johnny. Et tout marcha à ravir jusqu’à ce que Johnny arrivât devant la statue du roi Billy ; là, soit qu’il fût tombé amoureux du cheval monté par le roi Billy, soit qu’il se crût encore au moulin, toujours est-il qu’il se mit à tourner en rond autour de la statue.

 

 

Gabriel fit le tour du vestibule dans ses caoutchoucs au milieu du rire général.

– Il tourna sans arrêt, dit Gabriel, et le vieux monsieur, qui était un monsieur fort solennel, fut grandement indigné : « Marchez, monsieur. Que signifie cette conduite, monsieur ? Johnny ! Johnny ! C’est inouï, je ne comprends rien à ce cheval. »

Les éclats de rire qui suivirent la démonstration de Gabriel furent interrompus par un fort coup frappé à la porte. Mary Jane courut l’ouvrir et fit entrer Freddy Malins. Celui-ci, le chapeau repoussé en arrière et les épaules ramassées par le froid arrivait tout essoufflé, l’haleine fumante.

– Je n’ai trouvé qu’une voiture, dit-il.

– Oh ! nous en trouverons une autre sur le quai, dit Gabriel.

– Oui, dit tante Kate, il vaut mieux ne pas laisser Mme Malins attendre au courant d’air.

 

Mme Malins, aidée de son fils et de M. Browne, descendit les marches et après bien des manœuvres fut hissée dans la voiture. Freddy Malins y grimpa derrière elle et passa un long moment à l’installer sur la banquette, M. Browne l’assistant de ses conseils. Enfin, on l’avait confortablement assise et Freddy Malins invita M. Browne à entrer dans la voiture.

Il y eut quelques propos échangés, puis M. Browne se décida. Le cocher s’enveloppa les genoux de sa couverture et se pencha pour connaître l’adresse. La confusion s’accrut encore et le cocher fut instruit différemment par Freddy Malins et M. Browne qui avaient passé chacun la tête hors d’une portière.

Il s’agissait de savoir où déposer M. Browne en cours de route, et de la porte d’entrée tante Kate, tante Julia et Mary Jane prenaient part à la discussion avec des instructions contradictoires et force éclats de rire. Freddy Malins, lui, ne pouvait plus parler tant il riait.

Il mettait la tête à la portière et la retirait à tout instant au risque de perdre son chapeau et tenait sa mère au courant des progrès de la discussion jusqu’à ce que finalement M. Browne, dominant l’hilarité générale, cria au cocher affolé :

– Connaissez-vous Trinity Collège ?

– Oui, monsieur, dit le cocher.

– Eh bien ! filez droit sur le portail de Trinity Collège, dit M. Browne, puis je vous dirai où aller. Vous comprenez à présent.

– Oui, monsieur, dit le cocher.

– Partez comme une flèche vers Trinity Collège.

– Bien, monsieur, dit le cocher.

Il cingla son cheval et la voiture bringuebala le long des quais suivie d’un chœur d’éclats de rire et d’adieux.

 

 

Gabriel n’avait pas suivi jusqu’à la porte les autres. Il se tenait dans une partie sombre de l’entrée regardant en haut de l’escalier. Une femme se tenait sur le premier palier, dans l’ombre aussi. Il n’apercevait pas son visage, mais il voyait les panneaux brique et saumon de sa jupe que l’ombre faisait paraître noirs et blancs. C’était sa femme. Elle s’appuyait à la rampe écoutant quelque chose.

Gabriel, surpris de son immobilité, prêtait l’oreille également. Mais il n’entendait guère que le bruit des rires et des disputes sur les marches de la porte d’entrée, quelques accords frappés sur le piano et quelques notes émises par une voix d’homme.

 

Il se tint coi dans l’obscurité du hall s’efforçant de reconnaître l’air que chantait la voix, levant les yeux sur sa femme. Il y avait de la grâce et du mystère dans son attitude, comme si elle symbolisait quelque chose. Il se demanda de quoi une femme qui se tient dans l’ombre de l’escalier, écoutant une musique lointaine, pouvait bien être le symbole.

S’il était peintre, il la peindrait dans cette attitude. Son chapeau de feutre bleu mettrait en valeur le reflet bronzé de ses cheveux sur le fond noir, et les panneaux foncés de sa jupe feraient ressortir les panneaux clairs. « Musique lointaine » serait le nom qu’il donnerait au tableau, s’il était peintre.

 

 

La porte cochère fut refermée et tante Kate, tante Julia et Mary Jane gagnèrent le hall, riant encore.

– N’est-ce pas que Freddy est terrible ? dit Mary Jane. Vraiment terrible ?

Gabriel, sans répondre, indiqua l’escalier où se trouvait sa femme.

Maintenant que la porte d’entrée était close, la voix et le piano devenaient plus distincts. Gabriel leva la main pour qu’on gardât le silence. La chanson paraissait écrite sur l’ancien mode irlandais et le chanteur semblait aussi peu certain des paroles que de sa voix.

La voix voilée et rendue plaintive par l’éloignement semblait souligner la phrase mélodique avec des mots qui exprimaient la détresse :

O la pluie tombe sur ma lourde chevelure,

La rosée humecte ma peau,

Mon enfant gît glacé.

– Oh ! s’écria Mary Jane. C’est M. Bartell d’Arcy et il a refusé de chanter toute la soirée. Oh ! je vais lui faire chanter quelque chose avant qu’il ne s’en aille.

– Oui, je vous en prie, Mary Jane, dit tante Kate.

 

Mary Jane, repoussant les autres, courut vers l’escalier, mais avant qu’elle ne l’eût atteint, le chant s’était tu et le piano fut brusquement fermé.

– Oh ! quel dommage ! s’écria-t-elle. Est-ce qu’il descend, Gretta ?

Gabriel entendit sa femme répondre affirmativement et descendre vers eux, M. Bartell d’Arcy et Miss O’Callaghan la suivaient.

– Oh ! monsieur d’Arcy, s’écria Mary Jane, ce n’est pas bien de votre part de vous interrompre de la sorte, alors que nous vous écoutions avec ravissement.

– Mme Conroy et moi l’avons persécuté toute la soirée, dit Miss O’Callaghan, il nous a dit qu’il avait un rhume affreux et qu’il ne pouvait pas chanter.

– Oh ! monsieur d’Arcy, dit tante Kate, vous avez dit là un grand mensonge.

– Ne voyez-vous pas que je suis rauque comme un crapaud, dit M. d’Arcy rudement.

 

Il passa vivement dans l’office pour mettre son pardessus. Les autres, déconcertés par son impolitesse, ne trouvèrent rien à dire. Tante Kate plissa le front et fit signe aux autres d’abandonner le sujet. M. d’Arcy s’enveloppait le cou avec soin et fronçait les sourcils.

– C’est le temps, dit tante Julia après un moment.

– Oui, tout le monde est enrhumé, se hâta d’ajouter tante Kate, tout le monde.

– On dit, dit Mary Jane, que depuis trente ans nous n’avons pas eu de neige semblable ; et j’ai lu ce matin dans les journaux que c’est général en toute l’Irlande.

– J’adore la neige, dit tante Julia tristement.

– Moi aussi, dit Miss O’Callaghan. Je trouve que Noël n’a jamais l’air d’un vrai Noël s’il n’y a pas de neige sur le sol.

– Mais le pauvre monsieur d’Arcy n’aime pas la neige, dit tante Kate en souriant.

 

 

M. d’Arcy revient de l’office emmitouflé et boutonné jusqu’au menton, et d’un ton contrit, il raconta l’origine de son rhume. Chacun le conseilla différemment, dit que c’était grand dommage et l’engagea à prendre des précautions infinies pour sa gorge à l’air de la nuit. Gabriel observait sa femme qui ne prenait aucune part à la conversation.

Elle se tenait en plein sous l’imposte poussiéreuse, et la lumière du gaz illuminait les riches tons bronzés de sa chevelure que Gabriel avait vu faire sécher devant le feu quelques jours auparavant.

Elle avait repris la même attitude et semblait étrangère à ce qui se disait autour d’elle. Finalement elle se tourna vers eux, et Gabriel vit qu’elle avait les joues rouges et les yeux brillants. Un flot de joie se leva dans son cœur.

 

– Monsieur d’Arcy, dit-elle, que chantiez-vous ?

– The Lass of Anghim, dit M. d’Arcy, mais je m’en souviens mal. Pourquoi ? Le connaissez-vous ?

– The Lass of Anghim, répéta-t-elle, le nom ne me revenait pas.

– C’est une très jolie chanson, dit Mary Jane, je regrette que vous n’ayez pas été en voix ce soir.

– Allons, Mary Jane, dit tante Kate, ne tourmentez pas M. d’Arcy, je ne veux pas qu’on le tourmente.

 

Voyant que tout le monde était prêt à partir, elle les reconduisit jusqu’à la porte où on se souhaita une bonne nuit.

– Eh bien ! bonne nuit, tante Kate, et merci pour cette charmante soirée.

– Bonne nuit, Gabriel ! Bonne nuit, Gretta !

– Bonne nuit, tante Kate, et merci beaucoup. Bonne nuit, tante Julia.

– Oh ! Bonne nuit, Gretta, je ne vous voyais pas.

– Bonne nuit, monsieur d’Arcy. Bonne nuit, Miss O’Callaghan.

– Bonne nuit, Miss Morkan.

– Bonne nuit de nouveau.

– Bonne nuit à tous. Bon retour.

– Bonne nuit. Bonne nuit.

 

 

Il faisait à peine jour. Une lumière morne, jaunâtre, se maintenait au-dessus des maisons et de la rivière, le ciel semblait descendre. On marchait sur la neige fondue, il n’en restait que quelques traînées sur les toits, les parapets du quai et les balustrades.

La lumière des réverbères rougeoyait encore dans l’air brumeux et par-delà la rivière le palais de justice se détachait menaçant contre le ciel lourd.

Elle marchait en avant avec M. Bartell d’Arcy, ses souliers empaquetés dans un papier brun, serré sous son bras, et ses mains retroussant sa jupe pour la préserver de la boue.

Toute grâce avait disparu de son allure, mais les yeux de Gabriel brillaient encore de bonheur. Le sang bouillonnait dans ses veines et à travers son cerveau les pensées se pressaient fières, joyeuses, tendres, chevaleresques.

 

Elle marchait devant lui, si légère et si droite, qu’il brûlait de la rejoindre sans bruit, de la saisir par les épaules et de lui murmurer à l’oreille quelque chose à la fois de sot et d’affectueux. Elle lui semblait si fragile qu’il aurait voulu la protéger d’un danger quelconque, puis se retrouver seul avec elle.

Des moments de leur vie intime s’allumaient tout à coup comme des étoiles, dans son souvenir : à côté de sa tasse à déjeuner, il y avait une enveloppe mauve et il la caressait de la main ; des oiseaux gazouillaient parmi le lierre et la trame ensoleillée du rideau miroitait sur le parquet : il ne pouvait pas manger tant il était joyeux.

Ils se tenaient tous deux sur la plateforme bondée et il lui glissait un billet dans le creux tiède de son gant. Il était dehors avec elle dans le froid, regardant à travers une fenêtre grillagée un homme qui soufflait des bouteilles au-dessus d’une fournaise. Il faisait très froid. Son visage qui embaumait l’air était proche du sien ; et tout à coup il cria à l’ouvrier :

– Le feu est chaud, monsieur ?

 

Mais le bruit de la fournaise empêchait l’homme d’entendre. Cela valait mieux ainsi. Il aurait pu répondre grossièrement. Une vague de joie encore plus tendre jaillit de son cœur et se répandit en un torrent chaud dans ses artères.

Tels les feux caressants des étoiles, des moments de leur vie intime, que personne ne savait ni ne saurait jamais, s’allumaient dans son souvenir. Il aurait souhaité lui remémorer ces moments, lui faire oublier les années de leur morne existence conjugale et ne se souvenir que de leurs moments d’extase.

Car les années, il le sentait, n’avaient fané ni son âme à lui, ni la sienne. Leurs enfants, ses œuvres, les soucis du ménage, n’avaient pas éteint complètement le tendre feu de leurs âmes.

Dans une lettre qu’il lui avait écrite, il avait dit : « Pourquoi des mots comme ceux-ci me semblent-ils aussi vides, aussi froids ? Est-ce parce qu’il n’y a pas de mot qui soit assez tendre pour être votre nom ? »

 

Telle une musique lointaine, ces paroles écrites des années auparavant venaient à lui du passé. Il voulait être seul avec elle. Lorsque les autres seraient partis, lorsqu’elle et lui se retrouveraient dans la chambre d’hôtel, alors ils seraient seuls ensemble. Il l’appellerait doucement :

– Gretta !

Peut-être n’entendrait-elle pas tout de suite ; elle serait en train de se dévêtir. Puis quelque chose dans sa voix à lui la frapperait. Elle se retournerait et le regarderait…

Au coin de Wenetavern Street ils rencontrèrent une voiture. Il était heureux que son fracas lui évitât de parler. Elle regardait par la portière et semblait lasse. Les autres ne parlaient qu’à demi-mot, désignant quelque édifice ou quelque rue.

Le cheval galopait péniblement sous le ciel nébuleux du matin, traînant derrière lui la vieille guimbarde bruyante, et de nouveau Gabriel se retrouvait auprès d’elle dans une voiture galopant pour prendre le bateau, filant à toute vitesse vers leur lune de miel.

 

Comme la voiture roulait sur le pont O’Connell, Miss O’Callaghan dit :

– On ne traverse jamais le pont O’Connell sans voir un cheval blanc, dit-on.

– Je vois un homme blanc cette fois, dit Gabriel.

– Où ? demanda M. d’Arcy.

Gabriel montra la statue que recouvraient des plaques de neige, puis il la salua familièrement de la tête et de la main.

– Bonne nuit, Daniel, fit-il gaiement.

Lorsque la voiture s’arrêta devant l’hôtel, Gabriel sauta dehors et, en dépit des protestations de M. d’Arcy, paya le cocher. Il lui donna un franc de pourboire. L’homme salua et dit :

– Je vous souhaite une année prospère.

– À vous de même, dit Gabriel cordialement.

 

 

Gretta s’appuya à son bras en sortant de la voiture et aussi pendant qu’elle se tenait sur le trottoir, souhaitant bonne nuit aux autres. Elle s’appuyait sur son bras avec autant de légèreté que lorsqu’elle avait dansé avec lui quelques heures auparavant. Il s’était senti fier et heureux alors, heureux qu’elle fût sienne, fier de sa grâce et de son épanouissement d’épouse.

Mais maintenant, après le réveil de tant de souvenirs, au premier contact de son corps harmonieux, étrange et parfumé, il fut traversé d’une vague de sensualité aiguë.

À la faveur du silence qu’elle gardait, il lui prit le bras et le serra contre lui ; et comme tous deux se tenaient devant la porte de l’hôtel, il sentit qu’ils s’étaient évadés de leur existence et de leurs devoirs quotidiens, de leur foyer et de leurs amis et qu’ils s’étaient enfuis, rayonnants et un peu fous, vers de nouvelles aventures.

 

 

Un vieil homme sommeillait dans le hall, assis sur une grande chaise à baldaquin. Il alluma une bougie dans le bureau et monta l’escalier le premier. Ils le suivaient en silence, leurs pas retombaient avec un bruit mat sur l’épais tapis.

Elle gravissait l’escalier derrière le portier, la tête courbée par l’ascension, les épaules frêles ployant comme sous un poids, la jupe étroitement ramassée autour d’elle.

Il aurait pu lui jeter les bras autour des hanches et la retenir, tant ses bras tremblaient du désir de s’emparer d’elle et seuls ses ongles incrustés dans ses mains continrent l’élan déréglé de son corps.

Le portier fit une halte sur l’escalier pour fixer la bougie qui coulait. Eux aussi s’arrêtèrent à une marche de distance. Dans le silence, Gabriel entendait la cire fondue s’égoutter sur le plateau et son propre cœur battre contre ses côtes.

 

Le portier les conduisit le long d’un corridor et ouvrit une porte. Puis il fixa sa bougie branlante sur une table de toilette et demanda à quelle heure ils voulaient être réveillés le lendemain.

– À huit heures, dit Gabriel.

Le portier désigna le commutateur et bredouilla une excuse, mais Gabriel y coupa court.

– Nous ne voulons pas de lumière, il en vient bien assez de la rue. Dites donc, mon brave, ajouta-t-il, désignant la bougie, faites-nous le plaisir d’emporter ce bel objet.

Le portier reprit sa bougie, mais avec lenteur, une idée aussi originale le surprenait. Puis il murmura un : « Bonne nuit », et sortit. Gabriel poussa le verrou.

Du réverbère, un rai de lumière livide s’allongeait à travers les fenêtres jusqu’à la porte. Gabriel jeta son pardessus et son chapeau sur un canapé et se dirigea vers la fenêtre. Il regarda dehors afin que son émotion s’apaisât un peu.

Puis il se retourna et s’appuya contre la commode, le dos à la lumière. Elle avait ôté son chapeau et son manteau et se tenait devant une grande psyché dégrafant son corsage.

 

Gabriel se tut quelques moments, l’observant, puis dit :

– Gretta !

Elle se détourna avec lenteur de son miroir et marcha vers lui dans le rai de lumière. Son visage paraissait si sérieux et si las que Gabriel ne put prononcer une parole. Non, ce n’était pas encore le moment.

– Vous paraissez fatiguée, dit-il.

– Je le suis un peu, répondit-elle.

– Vous ne vous sentez pas souffrante, ni faible ?

– Non, fatiguée, c’est tout.

 

Elle se dirigea vers la fenêtre et y demeura regardant au-dehors. Gabriel attendit encore, puis redoutant de se trouver à la merci de sa timidité, il dit brusquement :

– À propos, Gretta !

– Qu’y a-t-il ?

– Vous savez, ce pauvre garçon Malins, se hâta-t-il de dire.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! c’est un bon diable après tout, continua Gabriel sur un ton qui sonnait faux. Il m’a rendu le louis que je lui avais prêté et vraiment je ne m’y attendais pas. C’est dommage qu’il ne puisse pas éviter M. Browne, parce qu’au fond ce n’est pas un mauvais garçon.

 

Il tremblait à présent d’énervement. Pourquoi avait-elle l’air si absent. Il ne savait pas comment il pourrait commencer. Serait-elle ennuyée de quelque chose ? Si seulement elle pouvait se retourner ou aller à lui de son propre mouvement !

La prendre ainsi serait brutal. Non, il fallait tout d’abord apercevoir quelque ardeur dans ses yeux. Il brûlait de gouverner l’étrange état d’esprit où elle se trouvait.

– Quand lui avez-vous prêté cet argent ? demanda-t-elle après un temps.

Gabriel dut se maîtriser pour ne pas se répandre en injures sur le compte de ce sot de Malins et de son louis. Il brûlait d’adresser à Gretta un appel du fond de son être, de broyer son corps contre le sien, de la dominer. Mais il dit :

– Oh ! à la Noël, quand il a ouvert cette boutique de cartes postales dans Henry Street.

 

Il était pris d’une telle fièvre de rage et de désir qu’il ne l’entendit pas venir de la fenêtre. Elle s’arrêta devant lui un instant, le regardant avec des yeux étranges. Puis tout à coup, se dressant sur la pointe des pieds et lui posant légèrement les mains sur les épaules, elle l’embrassa.

– Vous êtes très généreux, Gabriel ?

Gabriel, tremblant, saisi de ravissement par ce baiser brusque et par l’inattendu de sa phrase, lui posa les mains sur la tête et se mit à lui caresser les cheveux, ses doigts l’effleurant à peine. Le lavage les avait rendus souples et brillants. Son cœur débordait de joie.

Juste au moment où il l’avait souhaité, elle-même était venue à lui. Peut-être que ses pensées à elle avaient suivi le même cours que les siennes.

Peut-être comprenait-elle le désir impétueux qui le possédait et c’était cela qui le disposait à l’abandon ? À présent qu’elle se rendait aussi facilement, il se demandait pourquoi il avait ressenti autant d’hésitation.

 

Il demeurait debout, lui tenant la tête entre les mains. Puis glissant vivement un bras autour de son corps et l’attirant à lui, il dit avec douceur :

– Gretta chérie, à quoi pensez-vous ?

Elle ne répondit pas, ne céda pas non plus complètement à la pression de son bras. Il répéta avec douceur :

– Dites-moi ce dont il s’agit, Gretta. Je crois savoir ce qu’il y a. Est-ce que je sais ?

Elle ne répondit pas aussitôt. Puis elle dit dans un flot de larmes :

– Oh ! je pense à cette chanson The Lass of Anghim.

 

Elle se dégagea et courut vers le lit, puis, jetant ses bras sur les barreaux, y cacha son visage. Gabriel demeura un instant pétrifié d’étonnement, puis il la suivit.

Comme il passait devant le miroir, il se vit en pied ; le large plastron bombé de sa chemise, le visage dont l’expression l’intriguait toujours lorsqu’il l’apercevait dans la glace ; les lorgnons scintillants à la monture dorée. À quelques pas, il s’arrêta et dit :

– Eh bien quoi, cette chanson ? Pourquoi vous fait-elle pleurer ?

Elle leva la tête et s’essuya les yeux avec le dos de la main comme un enfant. Une inflexion, plus douce qu’il n’aurait voulu y mettre, passa dans sa voix.

– Pourquoi, Gretta ? demanda-t-il.

– Je pense à quelqu’un qui avait coutume de chanter cette chanson, il y a bien longtemps de cela !

– Qui était-ce ? demanda Gabriel en souriant.

– Quelqu’un que j’avais connu à Galway lorsque j’y vivais avec ma grand-mère, dit-elle.

 

 

Le sourire disparut sur la figure de Gabriel. Une sourde colère l’envahit de nouveau. Et le morne afflux de son désir se fit plus menaçant dans ses veines.

– Quelqu’un de qui vous étiez éprise ? s’enquit-il avec ironie.

– C’était un jeune homme que je connaissais, répondit-elle, appelé Michel Furey. Il chantait cette chanson The Lass of Anghim. Il avait une santé très délicate.

Gabriel demeurait silencieux. Il ne voulait pas qu’elle pût supposer qu’il portât un intérêt quelconque à ce garçon de santé délicate.

– Je le vois si bien, dit-elle un moment plus tard ! Les yeux qu’il avait ! de grands yeux sombres ! Et quelle expression ! Une expression !

– Oh ! alors, vous êtes amoureuse de lui ? dit Gabriel.

– J’allais me promener avec lui, dit-elle, lorsque j’étais à Galway.

 

Une pensée lui traversa l’esprit.

– Alors, c’est peut-être pourquoi vous vouliez aller à Galway avec la fille Ivors, dit-il froidement.

Elle le regarda, surprise :

– Pour quoi faire ? demanda-t-elle.

Sous son regard Gabriel se sentit gêné. Il haussa les épaules et dit :

– Que sais-je ? Pour le voir peut-être ?

Elle détourna la tête et considéra en silence la bande de lumière qui allait jusqu’à la fenêtre.

– Il est mort, dit-elle enfin. Il est mort à dix-sept ans. N’est-ce pas affreux de mourir aussi jeune ?

– Qu’est-ce qu’il faisait ? dit Gabriel toujours ironique.

– Il était dans une usine à gaz, dit-elle.

 

 

Gabriel s’est senti mortifié par l’inefficacité de son ironie et par l’évocation de cette figure d’entre les morts. Un garçon dans l’usine à gaz ! Cependant que Gabriel s’était nourri des souvenirs de leur vie intime à deux, souvenirs pleins de tendresse, de joie, de désir, elle le comparait à un autre. Il fut envahi par une conscience de lui-même qui s’accompagnait de honte.

Il se vit un personnage ridicule, agissant comme un galopin pour ses tantes, un sentimental nerveux, bien intentionné, tenant des discours à des gens vulgaires et idéalisant ses appétits de pitié.

Pauvre être pitoyable et bête, qu’il avait entrevu en passant devant la glace. Instinctivement il tourna encore plus le dos à la lumière de peur qu’elle ne vît la rougeur de honte qui lui brûlait le front.

 

Il s’efforça de conserver ce ton de froide interrogation, mais sa voix, lorsqu’il parla, se fit humble et indifférente.

– Je suppose que vous étiez amoureuse de ce Michel Furey, Gretta ? dit-il.

– J’étais au mieux avec lui dans ce temps-là.

Sa voix se faisait voilée et triste. Gabriel, comprenant maintenant combien il était vain de la mener au but qu’il s’était proposé, lui caressa la main et dit tristement lui aussi :

– Et de quoi est-il mort si jeune, Gretta ? Était-ce de phtisie ?

– Je crois qu’il est mort pour moi, répondit-elle.

 

 

Une terreur vague s’empara de Gabriel à cette réponse comme si, à l’heure même où il avait espéré triompher, quelque être invisible et vindicatif se levait, rassemblant dans son monde non moins vague des forces contre lui.

Mais avec un effort de la raison, il se défit de cette idée et continua de lui caresser la main. Il cessa de l’interroger, car il sentit que d’elle-même elle allait parler. La main de Gretta, tiède et moite, ne répondait pas à sa pression, mais il continua néanmoins à la caresser, tout ainsi qu’il avait caressé sa première lettre en ce matin de printemps.

– C’était en hiver, dit-elle, à peu près au début de l’hiver où je devais quitter grand-mère pour rentrer ici, au couvent. Il était souffrant alors, dans une chambre meublée à Galway ; il ne lui était pas permis de sortir, et sa famille à Oughterard en fut avisée. Il déclinait, disait-on, ou quelque chose d’approchant. Je n’ai jamais su au juste.

 

Elle s’arrêta un instant et soupira.

– Pauvre garçon, dit-elle, il m’aimait beaucoup et c’était un garçon si doux. Nous sortions nous promener ensemble, vous savez bien, Gabriel, comme cela se fait à la campagne. Il comptait étudier le chant si sa santé le lui avait permis. Il avait une très belle voix, pauvre Michel Furey.

– Bien, et alors ? demanda Gabriel.

– Et alors lorsque arriva le moment où je devais quitter Galway et venir au couvent, il était bien plus mal et on ne me laissait pas le voir, alors je lui ai écrit lui disant que j’allais à Dublin et comptais revenir l’été suivant et que j’espérais le trouver mieux.

 

Elle se tut un moment pour raffermir sa voix, puis poursuivit :

– Alors dans la nuit qui précéda mon départ, j’étais dans la maison de ma grand-mère dans l’île des Nonnes en train de faire mes paquets et j’entendis le bruit du gravier jeté contre les vitres. La croisée ruisselait à tel point que je ne pouvais rien voir.

Alors je descendis l’escalier en courant, telle que j’étais, et me faufilai par la porte de la maison dans le jardin et là, au fond du jardin, se tenait le pauvre garçon qui grelottait…

– Et vous ne lui avez pas dit de retourner chez lui ?

– Je l’ai supplié de rentrer sur-le-champ, qu’il prendrait la mort sous la pluie. Mais il disait qu’il ne voulait pas vivre. Je vois ses yeux si bien, si bien ! Il se tenait à l’extrémité du mur où il y avait un arbre.

– Et il est retourné chez lui ? demanda Gabriel.

– Oui, il est retourné chez lui. Et pas plus d’une semaine après que j’étais au couvent, il mourut et fut enterré à Oughterard d’où était sa famille. Oh ! le jour où j’ai appris qu’il était mort !

 

 

Elle s’arrêta, étouffant sous les pleurs, et, vaincue par l’émotion, elle se jeta sur son lit en sanglotant, le visage enfoui dans la courtine. Gabriel lui tint la main un moment encore, indécis, puis, n’osant empiéter sur son chagrin, la laissa retomber doucement et se dirigea sans bruit vers la fenêtre.

Elle s’était profondément endormie. Gabriel, appuyé sur son coude, regarda un moment, sans rancune, ses cheveux emmêlés, sa bouche entrouverte, écoutant sa respiration profonde. Ainsi elle avait eu ce roman dans sa vie : un homme était mort à cause d’elle. C’est à peine s’il souffrait à la pensée du maigre rôle qu’il avait joué, lui, son mari, dans sa vie à elle.

Il la considérait tandis qu’elle dormait, comme s’ils n’avaient jamais vécu ensemble, en époux. Ses yeux s’attachèrent longtemps et avec curiosité à sa figure, à ses cheveux et en pensant à ce qu’elle avait dû être alors, au temps de sa beauté de jeune fille, une étrange comparaison, tout amicale, envahit son âme.

Il n’aimait pas avouer, même à lui-même, que son visage ne retenait plus de beauté, mais il savait bien que ce n’était plus là le visage pour lequel Michel Furey avait bravé la mort.

 

 

Peut-être ne lui avait-elle pas tout raconté. Ses yeux errèrent vers la chaise sur laquelle elle avait jeté quelques-uns de ses vêtements. Le cordon d’un jupon pendait à terre. Une des bottines se tenait droite, le haut souple replié, l’autre était retombée sur le côté. Il fut surpris du tumulte de ses émotions d’une heure auparavant.

Qu’est-ce qui les avait engendrées ? Le souper de ses tantes, son discours ridicule, le vin, la danse, la réunion burlesque au moment de se souhaiter une bonne nuit dans le hall, le plaisir d’une promenade le long de la rivière dans la neige ? Pauvre tante Julia ! elle aussi ne serait bientôt plus qu’une ombre auprès de l’ombre de Patrick Morkan et de son cheval.

 

Il avait surpris cette même expression hagarde sur son visage, un instant, pendant qu’elle chantait Parée pour les noces. Bientôt peut-être, il serait assis dans ce même salon, vêtu de noir, son chapeau haut-de-forme sur les genoux.

Les stores seraient baissés et tante Kate serait assise auprès de lui qui pleurerait et se moucherait, racontant comment Julia était morte. Il fouillerait dans son esprit pour trouver quelques paroles consolatrices et il n’en trouverait que de fortuites ou d’inutiles. Oui, oui, cela ne manquerait pas d’arriver sous peu.

 

L’atmosphère de la chambre lui glaçait les épaules. Il s’allongea avec précaution sous les draps et s’étendit à côté de sa femme. Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l’autre monde à l’apogée de quelque passion que de s’effacer et flétrir tristement avec l’âge.

Il pensa comment celle qui reposait à ses côtés avait scellé dans son cœur depuis tant d’années l’image des yeux de son ami, alors qu’il lui avait dit qu’il ne voulait plus vivre.

Des larmes de générosité lui montèrent aux yeux. Il n’avait jamais rien ressenti d’analogue à l’égard d’aucune femme, mais il savait qu’un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l’amour.

 

Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d’un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D’autres formes l’environnaient. L’âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l’immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante.

Sa propre identité allait s’effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. Quelques légers coups frappés contre la vitre le firent se tourner vers la fenêtre.

Il s’était mis à neiger. Il regarda dans un demi-sommeil les flocons argentés ou sombres tomber obliquement contre les réverbères. L’heure était venue de se mettre en voyage pour l’Occident.

 

Oui, les journaux avaient raison, la neige était générale en toute l’Irlande. Elle tombait sur la plaine centrale et sombre, sur les collines sans arbres, tombait mollement sur la tourbière d’Allen et plus loin, à l’occident, mollement tombait sur les vagues rebelles et sombres du Shannon.

Elle tombait aussi dans tous les coins du cimetière isolé, sur la colline où Michel Furey gisait enseveli. Elle s’était amassée sur les croix tordues et les pierres tombales, sur les fers de lance de la petite grille, sur les broussailles dépouillées.

Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tout l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.

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James Joyce Les Morts

Livre: Gens de Dublin (Dubliners, 1914)

Nouvelle – Littérature irlandaise

 

James Joyce The dead Version originale anglaise > ici

 

 

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