JAMES JOYCE GENS DE DUBLIN nouvelle UN PETITE NUAGE Texte FR

 

James Joyce
Gens de Dublin

(en: Dubliners)

 

Joyce – Nouvelle

Un petit nuage

( A Little Cloud )

(1914)

Traduction du texte en français

Littérature irlandaise

 

Un petit nuage (A Little Cloud) est une nouvelle écrite par James Joyce et publiée en 1914. La nouvelle Un petit nuage (en: A Little Cloud) est la huitième histoire du livre: Gens de Dublin (eng: Dubliners) de James Joyce publiée en 1914.

Index de la collection d’histoires courtes

du livre de James Joyce “Gens de Dublin

(Avec des links vers où vous pouvez les lire sur yeyebook)

 

Les sœurs (The sisters)

Une rencontre (An Encounter) 

Arabie (Araby)

Éveline (Eveline)

Après la course (After the Race)

Deux galants (Two Galants)

La Pension de famille (The Boarding House)

Un petit nuage (A Little Cloud)

Contreparties / Correspondances (Counterparts)

Cendres / Argile (Clay)

Pénible Incident / Un cas douloureux

On se réunira le 6 octobre / Ivy Day dans la salle des Commissions (Ivy Day in the Committee Room)

Une mère (A Mother)

La Grâce / De par la grâce (Grace)

Les morts (The dead)

Bonne lecture.

 

James Joyce A Little Cloud Version originale anglaise > ici

 

James Joyce Toutes les histoires > ici

 

James Joyce

Gens de Dublin

Nouvelle

Un petit nuage

Traduction du texte en français

 

          Huit ans auparavant, il avait pris congé de son ami, à la gare de North-Wall et lui avait souhaité bon voyage. Gallaher avait fait son chemin. Cela se voyait tout de suite à sa tournure de voyageur, à son complet de tweed irréprochable et à l’assurance de son parler.

Peu d’hommes avaient ses capacités et moins encore étaient capables de se laisser aussi peu gâter par le succès. Gallaher avait le cœur bien placé et il avait mérité de réussir, – ça comptait d’avoir un pareil ami.

Les pensées du petit Chandler depuis le déjeuner avaient pour objet sa rencontre avec Gallaher, l’invitation de Gallaher, et la grande ville de Londres où Gallaher vivait. On l’appelait le petit Chandler, car bien qu’à peine légèrement au-dessous de la normale, il donnait l’impression d’être un petit homme.

 

Ses mains étaient blanches et menues, sa carrure frêle, sa voix douce et ses manières raffinées. Il prenait le plus grand soin de sa moustache et de ses cheveux également blonds et soyeux, et parfumait discrètement son mouchoir. Ses ongles avaient des lunules parfaites et son sourire dévoilait une rangée de dents blanches et enfantines.

Tandis qu’il était assis à son pupitre au King’s Inns, il songeait aux changements qu’auraient apportés ces huit dernières années. Cet ami qu’il avait connu râpé et d’aspect nécessiteux était devenu une des brillantes figures de la presse londonienne.

 

À diverses reprises, il laissa là son ingrate besogne pour regarder par la fenêtre de son bureau. Les derniers rayons d’un couchant d’automne nuançaient les pelouses et les allées. Il éclairait d’une lumière indulgente les nurses peu soignées et les vieux décrépits qui sommeillaient sur les bancs ; il papillotait sur toutes les formes mouvantes : enfants qui couraient en criant sur le gravier des allées, promeneurs attardés dans les jardins.

Le petit Chandler observait cette scène et méditait sur la vie ; et comme toujours, de méditer sur la vie, le rendait triste. Une douce mélancolie s’emparait de lui. Il éprouvait toute la vanité de la lutte contre le destin ; sagesse pesante que lui avait léguée l’expérience des siècles.

Il se souvenait des livres de poésies alignés sur ses étagères à la maison.

Il les avait achetés alors qu’il était garçon et, souvent le soir, assis dans la petite chambre attenant au vestibule, il avait été tenté d’en prendre un sur le rayon et d’en lire quelques passages à sa femme ; mais la timidité l’avait toujours retenu, si bien que les livres étaient restés à leur place. Parfois il s’en répétait certaines strophes et cela le consolait.

 

Quand l’heure de son départ eut sonné, il se leva, prit minutieusement congé de son pupitre et de ses collègues. Sa modeste silhouette de petit homme correct émergea de dessous l’arche féodale du Kings’s Inns et descendit rapidement Henrietta Street. Le couchant doré s’estompait et l’air était devenu vif.

Une bande d’enfants malpropres peuplaient la rue. Ils se tenaient debout ou couraient sur la chaussée, ou rampaient sur les marches devant les portes bâillantes, ou se blottissaient comme des souris, sur les seuils.

Le petit Chandler ne s’en soucia point. Il se fraya un chemin habilement à travers ce grouillement de vermine, à l’ombre de hautes habitations spectrales où la vieille noblesse de Dublin avait mené joyeuse vie. Aucun souvenir du passé ne l’effleurait, tant son esprit était plein d’une joie présente.

 

Il n’avait jamais été chez « Corless », mais il en connaissait la réputation. Il savait que les gens y allaient, après le théâtre, manger des huîtres et boire des liqueurs, et il avait entendu dire que les garçons y parlaient français et allemand. Au cours de ses rapides promenades nocturnes, il avait vu devant la porte des « cabs » s’arrêter, des femmes, richement vêtues, en descendre escortées par leurs cavaliers, et pénétrer vite dans l’établissement.

Elles portaient des robes bruissantes et des manteaux enveloppants. Leurs visages étaient poudrés et elles relevaient leurs robes, en touchant terre, comme des Atalantes apeurées. Toujours il avait passé sans se retourner. Il avait l’habitude de marcher vite dans la rue, même le jour, et, si d’aventure il se trouvait dans la rue à une heure tardive, il pressait le pas, craintif et nerveux.

Parfois cependant, il caressait les causes de ses craintes. Il choisissait les passages les plus sombres et les plus étroits, et, comme il allait délibérément de l’avant, le silence qui s’étendait autour de lui l’inquiétait, les ombres errantes et silencieuses le troublaient et parfois le son fugitif d’un rire étouffé le faisait trembler comme une feuille.

 

Il tourna sur la droite vers Capel Street. Ignatius Gallaher dans la presse londonienne ! Qui l’aurait cru huit ans plus tôt ? Pourtant, maintenant qu’il évoquait le passé, le petit Chandler arrivait à se rappeler maints indices précurseurs de la grandeur future de son ami.

Les gens avaient coutume de dire qu’Ignatius Gallaher était fou. Bien sûr, il fréquentait dans ce temps-là une bande de noceurs ; il buvait ferme et empruntait de tous côtés.

À la fin, il avait été mêlé à quelque affaire louche, quelque transaction ; du moins, c’était une des versions qui avaient couru lors de sa fuite. Mais personne ne lui refusait du talent. Il y avait toujours un certain quelque chose chez Ignatius Gallaher qui vous impressionnait malgré vous.

Même lorsqu’il était à bout de ressources et à court de moyens pour en obtenir, il faisait bonne figure. Le petit Chandler se souvenait (et ce souvenir lui faisait monter une bouffée d’orgueil au visage) d’un mot de Gallaher, lorsque celui-ci se sentait acculé :

« Minute, mes amis, disait-il plaisamment, laissez-moi trouver le filon. »

 

Voilà Gallaher tout entier, et, pardieu, on ne pouvait faire autrement que de l’admirer.

Le petit Chandler pressa le pas. Pour la première fois de sa vie, il se sentit supérieur aux gens qu’il côtoyait. Pour la première fois, son âme s’insurgeait contre la fade inélégance de Capel Street. Sans aucun doute, si l’on voulait réussir, il fallait partir.

À Dublin, rien à faire. Comme il traversait Grattan Bridge, il jeta un coup d’œil en aval des quais et son cœur se serra à la vue des pauvres et chétives habitations.

 

Elles lui évoquaient une bande de chemineaux tassés le long des rives, leurs vieux manteaux couverts de poussière et de suie, comme stupéfiés par le panorama du couchant et attendant la première fraîcheur de la nuit qui leur intimerait l’ordre de se lever, de s’ébrouer et de partir. Il se demanda s’il saurait écrire un poème qui exprimerait son idée.

Peut-être que Gallaher réussirait à le lui faire prendre dans quelque journal de Londres. Saurait-il écrire quelque chose d’original ? Il n’était pas sûr de l’idée qu’il désirait développer ; mais la pensée d’avoir été sensible à la poésie de l’heure prenait racine et germait en lui comme un espoir naissant. Il poursuivit hardiment son chemin.

 

Chaque pas le rapprochait de Londres, l’éloignait de son existence monotone dépourvue d’art. À l’horizon de son esprit, une lumière parut, vacillante. Il n’était pas si âgé : trente-deux ans ! Son tempérament pouvait être considéré comme touchant à la maturité. Il désirait mettre en vers tant d’impressions et de sentiments différents !

Il les sentait en lui ! Il essayait de peser son âme pour voir si c’était une âme de poète, il se disait que la mélancolie prédominait dans son caractère, mais c’était une mélancolie mitigée par des retours à la foi, à la résignation, à la joie pure. S’il pouvait exprimer ce sentiment dans un recueil de poèmes, peut-être que le monde l’écouterait.

 

Jamais il ne serait populaire ; il le voyait bien. Il serait incapable de soulever la foule, mais il pourrait toucher un petit cercle d’esprits semblables au sien. Les critiques anglais le reconnaîtraient peut-être pour un adepte de l’école celte à cause du ton mélancolique de ses poèmes ; en outre, il y glisserait des allusions.

Il se mit à composer les phrases mêmes des articles que son livre susciterait. M. Chandler a le don du vers aisé et gracieux. Une mélancolie nostalgique pénètre ses poèmes. La « note celte ». Il était regrettable que son nom ne sonnât pas plus irlandais. Peut-être vaudrait-il mieux faire précéder son nom de famille de celui de sa mère : Thomas Malone Chandler ou mieux encore T. Malone Chandler. Il en parlerait à Gallaher.

 

Il poursuivait sa rêverie avec tant d’ardeur qu’il passa sa rue et dut rebrousser chemin. Comme il s’approchait de chez Corless, de nouveau l’inquiétude s’empara de lui et il s’arrêta devant la porte, indécis. Finalement, il l’ouvrit et entra.

La lumière et le bruit qui venaient du bar l’arrêtèrent un moment sur le seuil. Il regarda autour de lui, mais les reflets verts et rouges de nombreux verres lui brouillaient la vue. Le bar lui parut plein de monde, et il sentit que les gens l’observaient avec curiosité.

Il jeta vivement un coup d’œil à droite, à gauche, fronçant légèrement les sourcils pour se donner une contenance ; mais quand il commença à y voir plus clair, il s’aperçut que personne ne s’était retourné pour le regarder ; et là, se trouvait Ignatius Gallaher en personne, le dos appuyé au comptoir, bien planté sur ses pieds.

– Hullo, Tommy, vieux brave, te voilà ! Qu’est-ce que tu prends ? Moi, je prends du whisky, meilleur que celui qui se boit là-bas. Soda ? Lithia ? Pas d’eau minérale ? Je suis comme toi. Ça m’en gâte le goût. Hé ! là ! garçon ! vieux, apportez-nous deux demi-malt whisky. Eh bien, qu’est-ce que tu as fichu depuis que je ne t’ai vu ? Bonté divine, ce qu’on prend de l’âge ! me trouves-tu vieilli ? Hein ? Quoi ? Le crâne un peu gris et clairsemé. Quoi ?

 

Ignatius Gallaher ôta son chapeau et découvrit une grosse tête aux cheveux rasés court. Son visage épais était pâle, imberbe. Les yeux, d’un bleu ardoise, éclairaient sa pâleur malsaine et se détachaient nettement au-dessus de l’orange éclatant de sa cravate. Entre ces tons heurtés, les lèvres semblaient très longues, informes, incolores.

Il baissa la tête et effleura avec deux doigts compatissants les rares cheveux qui lui garnissaient le crâne. Le petit Chandler fit de la tête un signe de dénégation ; Ignatius Gallaher remit son chapeau.

– Cette vie de journaliste, ça vous démolit, dit-il ; toujours se hâter, se grouiller, rechercher de la copie pour souvent n’en point trouver. Et cependant, se voir réclamer toujours du nouveau. Peste soit, pour ces quelques jours, des épreuves et des imprimeurs ! Je suis diablement content, je t’assure, de revenir au pays. Un peu de vacances vous remonte un homme ; je me sens joliment mieux depuis que j’ai débarqué dans ce sale cher Dublin !… Voilà, Tommy. De l’eau ? Tu m’arrêteras.

 

Le petit Chandler le laissa abondamment mouiller son whisky :

– Tu ne sais pas ce qui est bon, mon vieux, dit Ignatius Gallaher ; je bois le mien sec.

– Je bois très peu d’habitude, dit le petit Chandler modestement ; de temps en temps, un demi-verre lorsque je retrouve un des vieux copains, c’est tout.

– Eh bien, dit Ignatius Gallaher gaiement, à notre santé, aux bons vieux jours, aux vieilles amitiés !

Ils trinquèrent.

– J’ai rencontré quelqu’un de la bande aujourd’hui, dit Ignatius Gallaher. O’Hara me semble dans de mauvais draps. Qu’est-ce qu’il fait ?

– Rien ! dit le petit Chandler, c’est un homme fichu. Mais Hogan a une belle situation, n’est-ce pas ?

. – Oui, il est au Land Commission. Je l’ai rencontré un soir à Londres, il paraissait en fonds… Pauvre O’Hara : excès de boisson, je suppose…

– Oui, et autre chose aussi, fit le petit Chandler sèchement.

 

Ignatius Gallaher se mit à rire.

– Tommy, dit-il, je vois que tu n’as pas vieilli d’un poil ; tu es exactement le même garçon sérieux qui me sermonnait le dimanche matin quand j’avais mal aux cheveux et la langue empâtée. Tu as besoin de rouler ta bosse. N’es-tu jamais parti, même en excursion ?

– J’ai été à l’île du Man, dit le petit Chandler.

Ignatius Gallaher se mit à rire :

– L’île du Man ! dit-il, va à Londres ou à Paris : à Paris plutôt. Voilà qui te ferait du bien.

– Tu connais Paris ?

– Plutôt ! Y ai-je assez roulé !

– Et est-ce véritablement aussi beau qu’on le dit ? demanda le petit Chandler.

 

Il sirota un peu de sa boisson, tandis qu’Ignatius Gallaher vidait son verre d’un trait.

– Beau ? dit Ignatius Gallaher en pesant sur le mot et en s’attardant aux délices de son breuvage ; on ne peut vraiment dire que ce soit si beau ; certainement, c’est beau… Mais, enfin… C’est la vie de Paris qui compte. Ah ! il n’y a pas de ville comme Paris pour la gaieté, le mouvement, l’animation…

Le petit Chandler finit son whisky et non sans peine parvint à attirer l’attention du barman. Il commanda un second verre.

– J’ai été au Moulin-Rouge, continua Ignatius Gallaher, lorsque le barman eut enlevé leurs verres et j’ai été dans tous les cafés bohèmes. Entre nous, ce n’est pas de la petite bière ! Pas pour un dévot comme toi, Tommy !

Le petit Chandler se tut jusqu’au retour du barman avec les deux verres ; puis il toucha délicatement du sien le verre de son ami et lui rendit le toast à son tour. Il commençait à se sentir quelque peu déçu. Le ton de Gallaher et la façon qu’il avait de s’exprimer lui déplaisaient.

Il y avait un je ne sais quoi de vulgaire chez son ami qu’il n’avait point encore observé. Mais peut-être n’était-ce que le résultat de sa vie à Londres parmi le tumulte et la rivalité de la presse. Sous ses nouvelles manières tapageuses, le vieux charme si personnel subsistait encore. Et, après tout, Gallaher avait vécu, il avait vu le monde. Le petit Chandler regarda son ami avec envie.

 

– Tout, dans Paris, est joyeux, dit Ignatius Gallaher, ils aiment vivre et n’ont-ils pas raison ? Si tu veux vraiment jouir de la vie, il faut aller à Paris. Et crois-moi, ils ont une grande sympathie pour les Irlandais. Quand ils ont appris que j’en étais, ils m’ont fait un accueil sensationnel.

Le petit Chandler but quelques gorgées.

– Dis-moi, demanda-t-il, est-ce vrai que Paris est aussi… immoral qu’on veut bien le dire.

Ignatius Gallaher esquissa du bras droit un geste plein d’onction.

– Il y a de l’immoralité partout, dit-il, bien entendu, à Paris, on en trouve de savoureuses. Va, par exemple, à un bal d’étudiants. On y rigole un peu, quand les cocottes commencent à se déchaîner. Tu sais ce que c’est, je suppose ?

– J’en ai entendu parler, dit le petit Chandler.

 

Ignatius Gallaher avala son whisky et secoua la tête.

– Ah ! soupira-t-il, on peut dire ce que l’on veut, mais il n’y a que la Parisienne pour l’entrain, pour le chic !

– Alors, c’est une ville immorale, insista le petit Chandler timidement, je veux dire comparée à Londres ? à Dublin ?

– Londres ! dit Ignatius Gallaher. C’est blanc bonnet, bonnet blanc. Demande à Hogan, je lui en ai fait voir quelques bons coins lorsque j’y étais ! Il te renseignera… Dis donc, Tommy, ne traite pas ce vieux whisky comme un simple punch. Vide ton verre.

– Non, impossible…

– Allons donc, encore un verre ne te fera pas de mal. Qu’est-ce que tu prends ? Le même, je pense ?…

– Bien… bon.

– François, encore un !… Veux-tu fumer, Tommy ?

Ignatius Gallaher tira son porte-cigares. Les deux amis allumèrent leurs cigares et fumèrent en silence jusqu’à ce qu’on leur apportât leur whisky.

– Veux-tu mon avis ? dit Ignatius Gallaher, émergeant après un moment d’un épais nuage de fumée derrière lequel il s’était réfugié. C’est un drôle de monde. Tu parles d’immoralité. On m’en a raconté des histoires à ce sujet. Que dis-je ? J’en ai vu, moi, de ces cas d’immoralité !…

 

Ignatius Gallaher, pensif, tira quelques bouffées ; puis, avec le ton calme de l’historien, il se mit à esquisser pour son ami quelques tableaux de cette corruption qui fleurissait là-bas. Il énuméra les vices de bien des capitales et semblait disposé à décerner la palme à Berlin. Il ne pouvait pas garantir certaines choses. Il ne les connaissait que par ouï-dire, mais pour d’autres, il en avait fait l’expérience personnelle.

Il n’épargnait ni rang, ni caste. Il révéla le secret de bien des communautés religieuses sur le continent et décrivit quelques-unes des pratiques auxquelles se livrait couramment la haute société ; il finit par raconter en détail l’histoire d’une duchesse anglaise, histoire qu’il savait vraie. Le petit Chandler n’en croyait pas ses oreilles.

– Eh bien, dit Ignatius Gallaher, nous voici de nouveau dans ce bon vieux Dublin où on ne connaît pas un traître mot de ces choses.

– Comme tu dois le trouver monotone après tous les autres endroits que tu as connus !

– Mon Dieu, dit Ignatius Gallaher, c’est un repos de venir ici, tu sais. Et après tout, c’est le pays, comme on dit. On ne peut pas s’empêcher d’avoir un certain faible pour lui. C’est la nature humaine… Mais parlons de toi… Hogan me disait que tu as… goûté aux joies conjugales. Depuis deux ans, n’est-ce pas ?

Le petit Chandler rougit et sourit.

– Oui, dit-il, je me suis marié, il y a eu un an au mois de mai.

– J’espère qu’il n’est pas trop tard pour t’apporter mes meilleurs vœux, dit Ignatius Gallaher, je ne connaissais pas ton adresse ou je l’aurais déjà fait.

 

Il tendit sa main que le petit Chandler serra dans la sienne.

– Eh bien, Tommy, dit-il, je souhaite à toi et aux tiens toutes les joies de ce monde, mon vieux, de l’argent à la pelle et puissiez-vous ne jamais mourir jusqu’au jour où je vous tuerai ; voilà le souhait d’un sincère, d’un vieil ami. Tu le sais, n’est-ce pas ?

– Je le sais, dit le petit Chandler.

– Des gosses ? dit Ignatius Gallaher.

Le petit Chandler rougit de nouveau.

– Nous avons un enfant, dit-il.

– Garçon ou fille ?

– Un petit garçon.

Ignatius Gallaher lui allongea une vigoureuse bourrade :

– Bravo, dit-il, je ne doute pas de toi, Tommy.

 

Le petit Chandler sourit, regarda avec confusion son verre et mordit sa lèvre inférieure avec trois de ses blanches dents d’enfant.

– J’espère que tu passeras une soirée avec nous, dit-il, avant ton départ. Ma femme sera enchantée de te connaître. Nous pourrons faire un peu de musique et…

– Merci mille fois, mon vieux, dit Ignatius Gallaher, je regrette de ne pas t’avoir retrouvé plus tôt, mais je dois repartir demain soir.

– Alors, ce soir peut-être !…

– Je regrette beaucoup, mon vieux. Tu comprends, je suis ici avec un autre type, un jeune garçon intelligent, ma foi, et nous avons organisé une partie de cartes pour ce soir ; si ce n’était cela…

– Oh ! dans ce cas…

– Mais qui sait ? corrigea Ignatius Gallaher, peut-être pourrai-je, l’année prochaine, faire un saut jusqu’ici, maintenant que j’ai repris contact. Ce n’est que partie remise.

 

– Très bien ; la prochaine fois, tu nous réserveras une de tes soirées. C’est entendu, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est entendu, dit Ignatius Gallaher, l’année prochaine, si je viens, parole d’honneur !

– Et pour conclure le marché, dit le petit Chandler, buvons encore un verre !

Ignatius Gallaher tira de sa poche une grosse montre en or.

– Le dernier, alors, n’est-ce pas ? parce que, tu sais, j’ai un rendez-vous…

– Oh oui ! certainement, dit le petit Chandler.

– Eh bien, alors, dit Ignatius Gallaher, buvons le coup de l’étrier ; c’est un bon terme pour un petit whisky, ma parole.

 

Le petit Chandler commanda les boissons. La rougeur qui lui était montée au visage quelques minutes auparavant s’y étendait. Un rien le faisait rougir à tous moments, et maintenant il avait très chaud et se sentait en train.

Trois petits whiskys lui étaient montés à la tête et le fort cigare de Gallaher lui avait troublé l’esprit, car c’était une personne de constitution délicate et d’habitudes de tempérance.

Le fait de rencontrer Gallaher après huit ans, de se trouver avec Gallaher chez Corless, entourés de lumière et de bruit, d’écouter les histoires de Gallaher et de partager pendant quelques minutes son existence, vagabonde et triomphante, bouleversait l’équilibre de sa nature si sensible. Il ressentait de façon aiguë le contraste entre sa propre vie et celle de son ami, et cela lui paraissait injuste.

 

Gallaher était son inférieur de naissance et d’éducation. Il était sûr de pouvoir mieux faire que son ami n’avait fait jusqu’ici ou ne ferait jamais ; de s’élever, si seulement il en avait l’occasion, à quelque chose de supérieur à ces besognes de journalisme clinquant. Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Sa malheureuse timidité.

Il désirait, de quelque façon que ce fût, affirmer sa virilité. Il comprit ce qui avait poussé Gallaher à refuser son invitation. Gallaher jouait au protecteur en l’honorant de son amitié, comme il jouait au protecteur envers l’Irlande en l’honorant de sa visite.

 

Le barman apporta les boissons. Le petit Chandler poussa un verre du côté de son ami et se saisit de l’autre bravement :

– Qui sait ? dit-il, tandis qu’ils levaient leurs verres ; quand tu viendras l’année prochaine, j’aurai peut-être le plaisir de souhaiter longue vie et prospérité à M. et Mme Ignatius Gallaher.

Ignatius Gallaher, sur le point de se mettre à boire, lui lança par-dessus bord une œillade expressive. Quand il eut bu, il fit claquer ses lèvres, posa son verre et dit :

– Ne t’en fais pas, mon vieux, je veux d’abord me donner du large avant de me fourrer la tête dans le sac, si cela m’arrive jamais.

– Un jour, tu y viendras, dit le petit Chandler avec calme.

Ignatius Gallaher tourna en plein sur son ami sa cravate orange et ses yeux bleu ardoise :

– Tu crois ?

– Tu mettras la tête dans le sac, répéta, crâne, le petit Chandler, comme tout le monde, si jamais tu trouves la fille.

 

Il avait donné quelque poids à ses paroles et comprenait qu’il s’était trahi, mais bien que le rouge de ses joues se fût accusé, il ne broncha pas sous le regard de son ami. Ignatius Gallaher l’observa quelques instants, puis dit :

– Si jamais cela m’arrive, tu peux parier ton dernier rond que cela se passera sans roucoulements au clair de lune. J’entends faire un mariage d’argent. Elle aura un compte en banque ou elle ne fera pas le mien.

Le petit Chandler secoua la tête.

– Mais, sapristi, dit Ignatius Gallaher avec véhémence, sais-tu que je n’ai qu’à parler ? et, demain, j’aurai la femme et l’argent. Tu ne le crois pas ? Eh bien, moi, je le sais. Il y a des centaines, que dis-je ? des milliers de riches Allemandes et des juives pourries d’argent qui ne seraient que trop heureuses…

Attends un peu, mon garçon, tu verras si je ne joue pas bien mes cartes. Quand je m’occupe d’une chose, j’agis en homme d’affaires, je te dis. Attends un peu.

Il porta son verre à ses lèvres, le vida d’un trait et rit aux éclats. Puis il regarda pensivement devant lui et dit d’un ton plus calme :

– Mais je ne suis pas pressé. Qu’elles attendent ! Je ne me vois pas lié à une seule femme, tu sais.

Il imita avec sa bouche l’action de goûter et fit la grimace.

– Cela doit finir par être un peu rassis, je pense, dit-il.

 

 

Le petit Chandler était assis dans une chambre attenant au vestibule et tenait un enfant dans les bras. Par mesure d’économie, ils n’avaient pas de domestique ; mais Monique, la jeune sœur d’Annie, venait une ou deux heures matin et soir donner un coup de main. Mais il y avait longtemps que Monique était partie. Il était neuf heures moins le quart.

Le petit Chandler était rentré tard pour le thé et, de plus, il avait oublié d’apporter à Annie le paquet de café de chez Bewley. Bien entendu, elle était de mauvaise humeur et lui répliquait sèchement.

Elle déclara qu’elle se passerait de thé, mais quand approcha l’heure de la fermeture de la boutique du coin, elle décida qu’elle irait elle-même chercher un quart de livre de thé et deux livres de sucre. Habilement, elle lui posa dans les bras l’enfant endormi et dit : « Tiens. Ne le réveille pas. »

 

Une petite lampe sous un abat-jour de porcelaine blanche était sur la table et éclairait en plein une photographie dans un cadre de corne tournée. C’était le portrait d’Annie. Le petit Chandler le regarda, s’attardant devant les lèvres minces et serrées. Elle portait une blouse d’été bleu pâle qu’il lui avait offerte en revenant à la maison un samedi.

Cela lui avait coûté dix shillings et onze pence, mais par quelle agonie d’appréhension il avait passé ! Comme il avait souffert ce jour-là, attendant devant la porte du magasin jusqu’à ce que celui-ci fût vide, se tenant debout devant le comptoir et s’efforçant de paraître à son aise tandis que la vendeuse empilait des corsages devant lui ; payant à la caisse et oubliant de reprendre l’unique sou de monnaie, rappelé par le caissier et finalement s’efforçant de dissimuler ses joues en feu, comme il quittait le magasin, en examinant le paquet pour vérifier s’il avait été bien ficelé !

Quand il lui apporta le corsage, Annie l’embrassa et lui dit qu’elle le trouvait très joli et à la mode, mais lorsqu’elle en sut le prix, elle le jeta sur la table et déclara que c’était une véritable escroquerie que de lui demander dix shillings et onze pence pour un article pareil.

Tout d’abord elle voulut le rapporter, mais lorsqu’elle l’eut essayé, elle fut enchantée, surtout de la façon des manches, et elle embrassa le petit Chandler, disant qu’il avait été bien bon de penser à elle.

Hum !…

 

Il regarda avec froideur les yeux du portrait qui lui répondirent avec la même froideur. Certes, ils étaient jolis et le visage lui-même était joli. Mais il lui trouvait quelque chose de mesquin. Pourquoi avait-il l’air aussi indifférent, aussi distingué ? Le calme des yeux l’irritait. Ceux-ci le repoussaient, le défiaient, ils ne recelaient aucune passion, aucune envolée.

Il songea à ce que Gallaher lui avait dit des juives riches. Ces sombres yeux d’Orient, pensait-il, sont pleins de passion, de désirs, de voluptés ! Pourquoi avait-il épousé les yeux du portrait ?

Il se ressaisit et jeta un coup d’œil inquiet autour de la chambre. Il trouvait quelque chose de mesquin au gracieux mobilier qu’il avait acheté à crédit pour sa maison. Annie elle-même l’avait choisi : il la lui rappelait. C’était trop pimpant, trop joli. Une morne exaspération s’éveillait en lui contre sa propre existence.

Pourrait-il jamais s’enfuir de la petite maison ? Était-il trop tard pour qu’il pût tenter de vivre courageusement comme Gallaher. Pouvait-il aller à Londres ? Le mobilier était encore à payer. Si seulement il pouvait écrire un livre et le faire publier, cela pourrait peut-être lui ouvrir une voie.

Sur la table, devant lui, traînait un volume de poèmes de Byron. Il l’ouvrit avec précaution de la main gauche pour ne pas réveiller l’enfant et se mit à lire le premier poème :

Hushed are the winds and still the evening gloom,

Not e’en a zephyr wanders through the grove,

Whilst I return to view my Margaret’s tomb,

And scatter flowers on the dust I love.

 

Il s’arrêta. Il sentit comme le rythme des vers épars dans la chambre. Quelle mélancolie ! Pourrait-il, lui aussi, écrire comme cela, exprimer en vers la mélancolie de son âme ? Il y avait tant de choses qu’il aurait voulu écrire. Par exemple les sensations qu’il avait éprouvées quelques heures plus tôt sur Crattan Bridge ! S’il pouvait revenir à cet état d’esprit !…

L’enfant s’éveilla et se mit à pleurer. Le petit Chandler lâcha la page et tenta de le calmer, mais l’enfant refusait de se laisser faire. Il commença par le bercer dans ses bras ; les gémissements ne s’en firent que plus aigus. Il le berça plus vite tandis que ses yeux continuaient à lire la seconde strophe :

Within this narrow cell reclins her clay,

That clay where once…

C’était inutile ! Il ne pouvait pas lire. Il ne pouvait rien faire. Les cris de l’enfant lui perçaient le tympan. C’était inutile ! inutile ! Il était prisonnier pour la vie. Ses bras tremblaient de colère et tout à coup, se penchant sur le visage de l’enfant, il lui cria : « Tais-toi ! »

 

L’enfant se tut un instant, eut un spasme d’effroi et se prit à hurler. Le petit Chandler sauta de sa chaise et parcourut vivement la chambre de long en large, l’enfant dans les bras. Celui-ci commença à sangloter pitoyablement, perdant haleine pendant quatre ou cinq secondes puis éclatant de nouveau.

Les minces cloisons de la chambre renvoyaient le son. Le petit Chandler essaya de le calmer, mais les sanglots se firent de plus en plus convulsifs. Il considéra la figure contractée et frémissante de l’enfant et commença à s’alarmer. Il compta sept sanglots sans un arrêt entre eux, et pris de peur il serra l’enfant contre sa poitrine. S’il allait mourir !…

 

Brusquement, la porte s’ouvrit et une jeune femme se précipita dans la pièce, haletante :

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-elle.

À la voix de sa mère, les sanglots de l’enfant atteignirent leur paroxysme :

– Ce n’est rien, Annie… ce n’est rien… Il s’est mis à pleurer…

Elle jeta ses paquets à terre, lui arracha l’enfant des bras :

– Qu’est-ce que tu lui as fait ? s’écria-t-elle, le dévisageant, le regard enflammé.

Le petit Chandler soutint un instant l’éclat de ses yeux et son cœur se serra à la vue de la haine qu’ils exprimaient. Il balbutia :

– Ce n’est rien… il… il s’est mis à pleurer… je ne pouvais pas… je n’ai rien fait… Quoi ?

 

Mais elle n’écoutait pas, elle marchait par la chambre, serrant étroitement l’enfant dans ses bras et murmurant :

– Mon petit ! Mon petit homme ! Il a eu peur, le chéri… là, là, mon amour… là… Lambabaum ! L’agneau de sa maman… Là, là !

Le petit Chandler sentit ses joues s’empourprer de honte et se retira hors du cercle lumineux de la lampe. Il écouta les sanglots de l’enfant diminuer peu à peu et des larmes de remords lui montèrent aux yeux.

..

.

James Joyce Un petit nuage

En: A Little Cloud

Livre: Gens de Dublin (Dubliners, 1914)

Nouvelle – Littérature irlandaise

 

 

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