Nouvelle de ISAAC ASIMOV Texte intégral LA BOULE DE BILLARD

 

Isaac Asimov
La Boule de billard

( The Billiard Ball )

(1967)

 

Nouvelle de science-fiction

Texte complet traduit en français

Littérature de science-fiction américaine

 

La Boule de billard (titre original : The Billiard Ball) est une nouvelle de science-fiction d’Isaac Asimov, parue pour la première fois en mars 1967. La Nouvelle “La boule de billard” d’Isaac Asimov est basée sur l‘histoire d’un journaliste des événements qui se sont déroulés à l’occasion de la découverte d’un dispositif anti-gravité. L’histoire décrit la relation entre le créateur de l’appareil, l’inventeur milliardaire Edward Bloom, et son vieil ami d’université James Priss, un physicien théoricien lauréat du prix Nobel qui a découvert la théorie sur laquelle est basée l’invention de Bloom. . Les deux hommes sont rivaux et tous deux sont des joueurs de billard experts…

Vous pouvez lire ci-dessous le texte de la nouvelle “La Boule de billard” de Isaac Asimov traduite en français.

La version anglaise originale de l’histoire “La Boule de billard” (The Billiard Ball) d’Isaac Asimov est disponible sur yeyebook.com en cliquant ici.

Dans le menu en haut ou à côté, vous trouverez l’histoire d’Isaac Asimov: “La Boule de billard” traduit en d’autres langues: italien, allemand, espagnol, chinois, etc.

Bonne lecture et de bonnes billard.

 

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Isaac Asimov
La Boule de billard

 

Littérature fantastique

Texte intégral traduit en français

 

             James Priss – sans doute devrais-je dire le professeur James Priss, mais tout le monde sait de qui je veux parler, même sans le titre – s’exprimait toujours très lentement. Je le sais, je l’ai interviewé assez souvent. Il était le plus grand cerveau depuis Einstein, mais ce cerveau ne travaillait pas vite. Il reconnaissait souvent sa lenteur. Peut-être était-elle due à la taille considérable de ce cerveau.

Il disait quelque chose avec une lenteur distraite, puis il réfléchissait, et disait autre chose. Même à propos de questions banales, cet esprit géant hésitait, supputait, ajoutait une petite touche ici, une autre là.

Est-ce que le soleil se lèvera demain ? Je le vois très bien se demander : Qu’entendonsnous par « lever » ? Pouvons-nous être certains que demain arrivera ? Est-ce que le mot « Soleil » est totalement dépourvu d’ambiguïté dans un tel contexte ? Ajoutez à cette façon de parler un air neutre, une mine plutôt pâle, sans autre expression qu’une vague incertitude ; des cheveux gris, assez clairsemés, soigneusement coiffés, un costume de ville un peu démodé, très sobre, et vous avez le professeur James Priss : un homme effacé, dénué de tout magnétisme.

 

C’est pourquoi personne au monde, excepté moi, ne pouvait un instant le soupçonner d’être un assassin. Et même moi, je n’en suis pas sûr. Après tout, il avait la pensée lente, il pensait toujours lentement. Pouvait-on concevoir qu’à un moment crucial il se fût montré capable de réfléchir vite et d’agir instantanément ?

Cela n’a pas d’importance. Même s’il a assassiné, il s’en est tiré impunément. Il est bien trop tard maintenant pour tenter d’inverser les choses, et je n’y réussirais pas, même si je décidais de laisser publier ceci.

 

Edward Bloom était le condisciple de Priss à l’université, et il fut son camarade, par le hasard des circonstances, pendant une génération après cela. Ils avaient le même âge et le même penchant pour la vie de célibataire, mais ils étaient opposés pour tout le reste, pour tout ce qui avait de l’importance.

Bloom était un rayon de lumière vivant, pittoresque, grand, large, bruyant, vulgaire et sûr de lui. Il avait un esprit semblable à un météore, par sa façon de saisir l’essentiel par des moyens immédiats et inattendus. Il n’était pas un théoricien, comme Priss ; Bloom n’avait pas assez de patience pour cela, ni la faculté de concentrer intensément sa pensée sur un seul point abstrait. Il le reconnaissait ; il s’en vantait, même.

Ce dont il était capable, C’était de voir, comme surnaturellement, l’application d’une théorie, de voir comment elle pourrait être mise en pratique. Dans le bloc de marbre froid de la structure abstraite, il voyait sans difficulté apparente le dessin complexe d’un merveilleux appareil. Le bloc se désintégrait à son contact et faisait surgir l’appareil.

 

C’est une histoire connue et qui n’a rien d’exagéré : tout ce que Bloom avait fabriqué avait toujours fonctionné ; on pouvait le breveter ; on pouvait être sûr que ce serait lucratif. A quarante-cinq ans, il était un des hommes les plus riches de la Terre.

Et si Bloom, le technicien, était adapté à une chose particulière plus qu’à tout le reste, c’était bien à la tournure d’esprit de Priss, le théoricien. Les plus fameux gadgets de Bloom étaient basés sur les plus fameuses idées de Priss, et alors que Bloom devenait riche et célèbre, Priss obtenait un respect phénoménal de la part de ses confrères.

Naturellement, il fallait bien s’attendre à ce que la théorie des Deux-Champs présentée par Priss fût immédiatement adoptée par Bloom pour lui permettre de construire le premier engin pratique anti-gravité.

Ma mission était de trouver quelque intérêt humain dans la théorie des Deux-Champs pour les abonnés du Tele-News Press. J’étais censé traiter avec des êtres humains, et non avec des idées abstraites. Comme mon interviewé était le professeur Priss, les choses n’étaient pas faciles.

Bien sûr, je comptais l’interroger sur les possibilités de l’anti-gravité, qui intéressaient tout le monde, et non pas sur la théorie des Deux-Champs, que personne ne comprendrait.
— L’anti-gravité ?
Priss pinça les lèvres et réfléchit.
— Je ne suis pas absolument certain que ce soit possible, je ne sais même pas si cela le sera jamais. Je n’ai pas… euh… étudié la question à ma satisfaction. Je ne vois pas tout à fait comment les équations des Deux-Champs pourraient présenter une solution définitive, ce qui serait nécessaire, bien entendu, si,…

 

Et le voilà reparti dans ses profondes réflexions. Je donnai un petit coup de pouce :
— Bloom dit qu’il pense qu’un tel engin peut être construit.
Priss hocha la tête.
— Eh bien, oui, mais je me le demande. Ed Bloom a le chic incroyable pour voir ce qui n’est pas évident, il l’a toujours eu. C’est un esprit peu commun. Cela n’a pas manqué de l’enrichir.

Nous étions dans l’appartement de Priss. Petit-bourgeois moyen. Je ne pouvais m’empêcher de jeter un coup d’œil à droite et à gauche. Priss n’était pas riche. Je ne crois pas qu’il lut dans ma pensée. Il me vit regarder autour de moi. Et je pense qu’il pensait la même chose que moi.
– La richesse n’est pas la récompense habituelle pour le scientifique pur. Ni même souhaitable.

Peut-être, après tout, me dis-je. Priss avait eu lui aussi son propre genre de récompense. Il était le troisième, dans l’histoire, à remporter deux fois le prix Nobel, et le premier à avoir remporté les deux prix en sciences, et les deux sans partage. Il n’y a pas de quoi se plaindre. Et s’il n’était pas riche, il n’était pas pauvre non plus.

 

Mais il n’avait pas l’air d’un homme heureux. Peut-être n’était-ce pas la seule fortune de Bloom qui l’irritait ; peut-être était-ce la renommée de Bloom dans tous les pays du monde, le fait que Bloom était partout une célébrité, alors que Priss, en dehors des congrès scientifiques et des clubs universitaires, menait une vie à peu près anonyme.

Il me serait impossible de dire si ces pensées qui m’agitaient se voyaient dans mes yeux ou dans ma façon de plisser le front, mais Priss poursuivit :
— Nous sommes amis, vous savez. Nous jouons au billard une ou deux fois par semaine. Je le bats régulièrement.

 

(Je n’ai jamais publié cette déclaration. Je l’ai vérifiée avec Bloom qui m’a fait une longue contre-déclaration commençant par « Il me bat au billard, moi ? Cet âne bâté… » et qui devint de plus en plus personnelle. A vrai dire, ni l’un ni l’autre n’était un novice au billard. Je les ai vus jouer une fois, pendant un moment, après la déclaration et la contre-déclaration, et tous deux maniaient la queue avec une aisance de professionnels. De plus, tous deux jouaient à mort, et je ne vis aucune amitié dans cette partie.)

— Pourriez-vous prédire, demandai-je, que Bloom réussira à construire un engin antigravité ?
— Vous me demandez de m’engager ? Hum,… Eh bien, réfléchissons, jeune homme.

Que voulez-vous dire au juste par anti-gravité ? Notre conception de la gravité est basée sur la théorie générale d’Einstein sur la relativité générale, qui remonte maintenant à un siècle et demi mais qui, dans ses limites, demeure solide. Nous pouvons l’imaginer…

J’écoutai poliment. J’avais déjà entendu Priss s’étendre sur ce sujet mais, si je voulais lui soutirer quelque chose – ce qui n’était pas certain –, il me fallait le laisser cheminer à sa façon.

 

Nous pouvons l’imaginer en nous représentant l’univers comme une nappe plate, mince, super-flexible, faite d’un caoutchouc indéchirable. Si nous imaginons la masse associée au poids, comme elle l’est à la surface de la Terre, alors nous pouvons supposer qu’une masse, posée sur la feuille de caoutchouc, provoque un creux. Plus la masse est grande, plus profond est le creux. Dans l’univers réel, il existe toutes sortes de masses, donc notre nappe de caoutchouc devrait s’imaginer criblée de creux.

Tout objet roulant le long de la feuille devrait tomber au passage dans des creux et en ressortir, en changeant de direction. C’est ce changement de direction, ces déviations, que nous interprétons comme la démonstration de l’existence d’une force de gravité. Si l’objet en mouvement s’approche assez du centre du creux et s’il tourne assez lentement, il est pris au piège et continue de tournoyer indéfiniment dans ce creux. En l’absence de friction il conserve éternellement son mouvement de tourbillon. Autrement dit, ce qu’Isaac Newton interprétait comme une force, Albert Einstein l’interprétait comme une distorsion géométrique.

 

Arrivé à ce point, il prit un temps. Il avait parlé assez rapidement – pour lui – puisqu’il répétait quelque chose qu’il avait souvent expliqué. Mais il devait à présent s’aventurer en terrain inconnu.
— Donc, dit-il, en essayant de produire de l’anti-gravité, nous tentons de modifier la géométrie de l’univers. Si nous poursuivons notre métaphore, nous essayons d’aplanir la feuille de caoutchouc criblée de creux. Nous pouvons nous représenter passant audessous des creux pour soulever la masse qui les cause et la soutenir pour l’empêcher de produire ces creux. Si nous arrivons à aplanir ainsi la feuille de caoutchouc, nous créons un univers – ou du moins une partie d’univers – où la gravité n’existe plus.

Un corps sphérique en mouvement passerait sur la masse non productrice de creux sans changer de direction, et nous pourrions interpréter cela comme la preuve que la masse n’exerce aucune force gravifique. Afin d’accomplir cet exploit, cependant, nous aurions besoin d’une masse équivalente à la masse productrice du creux. Pour produire l’antigravité de cette façon, sur la Terre, nous devrions nous assurer d’une masse égale à la Terre et la mettre en place au-dessus de nos têtes, pour ainsi dire.

 

Je l’interrompis :
— Mais votre théorie des Deux-Champs…
— Précisément. La théorie de la relativité générale n’explique pas, à la fois, le champ gravifique et le champ magnétique, en une seule série d’équations. Einstein a passé la moitié de sa vie à chercher cette suite unique – une théorie du champ unifié – et n’a jamais réussi. Tous ceux qui ont suivi Einstein ont échoué eux aussi. Moi, en revanche, j’ai commencé par supposer qu’on était en présence de deux champs qui ne pouvaient être unifiés, et j’ai suivi les conséquences de ce postulat, que je puis expliquer en partie grâce à la métaphore de la nappe de caoutchouc.

Nous arrivions ici à quelque chose que je croyais bien n’avoir jamais entendu.
— Comment ça marche ? demandai-je.
— Supposez que, au lieu d’essayer de soulever la masse responsable du creux, nous tentions de raidir la feuille elle-même, pour la rendre moins susceptible d’être creusée.

Elle se contracterait, au moins sur une petite partie, et deviendrait plus plate. La gravité faiblirait et la masse aussi, car toutes deux représentent essentiellement le même phénomène dans l’univers doté de creux. Si nous parvenions à rendre la feuille de caoutchouc absolument plane, la gravité et la masse disparaîtraient complètement.

Dans de bonnes conditions, le champ électromagnétique pourrait être utilisé pour combattre le champ gravifique, et servir à raidir le tissu inégal de l’univers. Le champ électromagnétique est formidablement plus fort que le champ gravifique, donc le premier pourrait vaincre le second.

 

— Vous dites « dans de bonnes conditions », hasardai-je. Est-ce que ces bonnes conditions dont vous parlez peuvent être créées, professeur ?
— Voilà ce que je ne sais pas, dit lentement Priss d’un air songeur. Si l’univers était réellement une feuille de caoutchouc, sa raideur devrait atteindre une valeur infinie avant qu’il puisse rester complètement plat sous le poids d’une masse. S’il en est ainsi dans l’univers réel, alors un champ électromagnétique d’une intensité infinie serait exigé, et cela voudrait dire que l’anti-gravité deviendrait impossible.

— Mais Bloom dit…
— Oui, j’imagine que Bloom pense qu’un champ défini fera l’affaire, s’il peut être correctement appliqué. Malgré tout, quelle que soit son ingéniosité, dit Priss avec un fin sourire, il n’est pas infaillible. Sa compréhension de la théorie est souvent défectueuse. Il… il n’a jamais été diplômé, le saviez-vous ?

J’étais sur le point de dire que je le savais. Après tout, c’était de notoriété publique.

Mais il y avait une telle avidité dans la voix de Priss, quand il le dit, et en même temps je surpris une telle animation dans ses yeux – comme s’il était enchanté de répandre cette petite nouvelle –, que je hochai la tête comme si je mettais la chose de côté pour y revenir plus tard.

 

— Vous diriez donc, professeur Priss, demandai-je pour le pousser encore un peu, que Bloom se trompe probablement et que l’anti-gravité est impossible ?
Finalement, Priss acquiesça et dit :
— Le champ gravifique peut être affaibli naturellement, mais si, par anti-gravité, nous entendons un champ réel de gravité zéro dans tous les volumes importants de l’espace… eh bien, je soupçonne fort que l’anti-gravité se révèle impossible, n’en déplaise à Bloom.

J’avais, plus ou moins, ce que je voulais.

Je ne pus voir Bloom que près de trois mois plus tard, après cette interview, et quand je le vis, il était de mauvaise humeur.

 

Il s’était mis immédiatement en colère, bien sûr, quand la nouvelle de la déclaration de Priss s’était répandue. Il fit savoir que Priss serait invité à l’éventuelle démonstration de l’engin anti-gravité dès qu’il serait construit et serait même invité à participer à la démonstration. Un reporter – pas moi, malheureusement – le surprit alors entre deux rendez-vous, et lui demanda de développer ce qu’il avait affirmé.

— J’aurai l’appareil, un jour ou l’autre. Bientôt, peut-être. Et vous serez là, tous ceux que la presse voudra bien envoyer. Et le professeur James Priss sera là. Il pourra représenter la Science théorique et, une fois que j’aurai fait ma démonstration de l’antigravité, il n’aura qu’à adapter sa théorie pour l’expliquer. Je suis sûr qu’il saura faire ses adaptations de main de maître, et montrer exactement pourquoi je ne pouvais absolument pas échouer. Il devrait même faire ça tout de suite pour gagner du temps, mais je ne pense pas qu’il le fasse.

Tout cela était dit très poliment, mais on percevait un grincement sous le flot rapide des mots.

Néanmoins, il disputait toujours ses parties de billard avec Priss, et quand tous deux se retrouvaient, ils se conduisaient le plus correctement du monde. Il était possible de deviner les progrès de Bloom par leurs attitudes respectives avec la presse. Bloom devenait bref et presque sec, tandis que Priss faisait preuve d’une bonne humeur croissante.

 

Quand, pour la énième fois, je demandai une interview à Bloom et qu’elle fut acceptée, je me demandai si cela n’annonçait pas une percée possible imminente. J’avais le fantasme que Bloom m’annonçait sa réussite finale, à moi.

Cela ne se passa pas ainsi. Il m’accueillit dans son bureau de Bloom Enterprises, dans le nord de l’Etat de New York. Le décor était merveilleux, loin de toute région peuplée, un superbe paysage, un parc admirablement dessiné et couvrant autant de terrain que tout un complexe industriel. Edison à son apogée, il y a deux siècles, n’avait jamais connu une réussite aussi phénoménale que Bloom.

Mais Bloom n’était pas de bonne humeur. Il arriva à grands pas, dix minutes en retard, et passa en grondant devant le bureau de sa secrétaire, avec à peine un soupçon de coup de tête dans ma direction. Il portait une blouse de laboratoire déboutonnée.

Il se jeta dans son fauteuil et me dit :
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais j’ai moins de temps que je ne l’espérais.

 

Bloom avait le don du spectacle dans le sang et ne risquait pas de se faire d’ennemis dans la presse, mais j’avais l’impression qu’à cet instant il avait les plus grandes difficultés à rester fidèle à son principe. Je fis une supposition évidente :
— Je me suis laissé dire, monsieur, que vos récents essais n’ont pas été couronnés de succès.
— Qui vous a dit ça ?
— Ma foi, un peu tout le monde, monsieur Bloom.
— Non, ce n’est pas vrai. Ne dites pas ça, jeune homme. Tout le monde ne sait pas ce qui se passe dans mes laboratoires et mes ateliers. Vous donnez l’opinion du professeur, n’est-ce pas ? Priss, je veux dire ?
— Non, je…
— Mais si, voyons. N’est-ce pas à vous qu’il a fait cette déclaration selon laquelle l’antigravité est impossible ?
— Il n’a pas parlé aussi catégoriquement.
— Il ne dit jamais rien catégoriquement, mais c’est assez catégorique pour lui, et je m’en vais lui catégoriser sa foutue feuille de caoutchouc avant qu’il ait le temps de se retourner !
— Ce qui veut dire que vous progressez, monsieur Bloom ?
— Vous le savez bien ! Ou plutôt vous devriez le savoir ! N’étiez-vous pas à la démonstration la semaine dernière ?
— Si, en effet.

 

J’estimai que Bloom avait des ennuis, sinon il n’aurait pas rappelé cette démonstration.
Ça avait marché, mais il n’y avait pas de quoi pavoiser. Entre les deux pôles d’un aimant, une région de gravité amoindrie avait été produite.
C’était très astucieusement fait. Un effet d’équilibre Mössbauer avait été utilisé pour sonder l’espace entre les deux pôles. Si vous n’avez jamais vu d’effet Mössbauer en action, cela consiste essentiellement en un étroit faisceau monochromatique de rayons gamma braqué dans un champ de faible gravité. Les rayons gamma changent légèrement de longueur d’onde sous l’influence du champ gravifique et, si rien ne se passe pour modifier l’intensité du champ, la longueur d’onde change en conséquence.

C’est une méthode extrêmement délicate pour sonder un champ gravifique, et elle avait marché comme un charme. Il était indiscutable que Bloom avait diminué la gravité.
L’ennui, c’était que l’expérience avait déjà été tentée par d’autres. Bloom, assurément, s’était servi de circuits qui augmentaient énormément la facilité de la réalisation de l’effet – son système était très ingénieux et avait été breveté comme il se devait – et il affirmait que c’était par cette méthode que l’anti-gravité passerait de la curiosité scientifique à une affaire pratique, avec des applications industrielles.
Peut-être. Mais c’était un travail incomplet et, d’habitude, il ne faisait pas tant de bruit à propos de trucs inachevés. Il ne l’aurait pas fait cette fois s’il ne cherchait pas désespérément à montrer quelque chose.

— J’ai l’impression, dis-je, que ce que vous avez accompli à cette démonstration préliminaire était de 0,82 g, mieux que ce qui a été réussi au Brésil au printemps dernier.
— Ah oui ? Eh bien, calculez l’apport d’énergie au Brésil et ici, et puis dites-moi la différence de diminution de la gravité par kilowattheure. Vous serez étonné.
— Mais pouvez-vous atteindre g zéro, gravité zéro ? C’est ça que le professeur Priss juge impossible. Tout le monde reconnaît qu’abaisser le taux d’intensité du champ n’est pas une très grande prouesse.

 

Bloom serra le poing. J’eus l’impression qu’une expérience clef avait mal tourné dans la journée et qu’il était exaspéré, littéralement excédé. Bloom avait horreur que l’univers lui résiste.
— Les théoriciens me rendent malade, dit-il d’une voix basse et contrôlée, comme s’il en avait assez de le répéter, comme s’il allait dire tout ce qu’il avait sur le cœur, et au diable les conséquences. Priss a remporté deux prix Nobel pour bricoler quelques équations, mais qu’est-ce qu’il en a fait ? Rien ! Moi, j’aurais fait quelque chose avec ses équations, et je vais faire davantage encore, que ça plaise ou non à Priss. C’est mon nom qu’on se rappellera. C’est moi qui aurai les honneurs. Il peut garder son foutu titre et ses prix et ses mamours des scientifiques. Ecoutez, je m’en vais vous dire ce qui
l’agace. La bonne vieille jalousie ! Ça le tue que j’obtienne ce que j’obtiens par l’action.
Il en voudrait autant par la pensée. Je lui ai dit ça, une fois. Nous jouons au billard ensemble, vous savez…

 

Ce fut à ce moment-là que je citai la déclaration de Priss sur le billard, et que j’obtins la contredéclaration de Bloom. Je n’ai jamais publié aucune des deux. Ce n’était qu’une banalité.
— Nous jouons au billard, dit Bloom une fois calmé, et j’ai gagné ma part de parties.
Elles sont assez amicales. Enfin quoi, de vieux camarades d’université et tout ça… encore que… comment il est passé, je n’en saurai jamais rien. Il a réussi en physique, bien sûr, et en maths, mais il a été reçu de justesse – par pitié, je parie – en philo et en lettres.

— Vous-même n’avez pas obtenu de diplôme, n’est-ce pas, monsieur Bloom ?
C’était pure malice de ma part. J’adorais le voir bondir.
— J’ai laissé tomber pour entrer dans les affaires, bon Dieu ! Ma moyenne universitaire, pendant les trois ans où j’ai suivi les cours, était un B plus. N’allez rien imaginer d’autre, vous entendez ? Merde, le temps que Priss soutienne sa thèse de doctorat, je travaillais à mon second million de dollars…

Enfin, bref, nous jouions au billard et je lui ai dit : « Jim, l’homme de la rue ne comprendra jamais pourquoi c’est toi qui as le prix Nobel alors que c’est moi qui obtiens les résultats. Tu en as vraiment
besoin de deux ? Donne-m’en un ! » Il est resté planté là en passant de la craie sur son procédé, et puis il m’a dit de sa voix douce de lavette : « Tu as deux milliards de dollars, Ed, Donne-m’en un. » Vous voyez ! Il veut de l’argent !

 

— Si je comprends bien, cela vous est égal que l’honneur lui revienne ?
Je crus, pendant une minute, qu’il allait me flanquer à la porte, mais il n’en fit rien. Il s’esclaffa et agita la main devant lui, comme s’il effaçait quelque chose sur un tableau noir invisible.
— Ah, laissez donc ça. Nous sommes entre nous, hein ? Ecoutez, vous voulez une déclaration ? D’accord. Les choses n’ont pas bien marché aujourd’hui et j’ai piqué une colère, mais ça va s’éclaircir. Je crois savoir ce qui ne va pas.

Et si je ne le sais pas encore, je le saurai bientôt. Ecoutez, vous pouvez écrire que j’ai dit que nous n’avons aucun besoin d’intensité électromagnétique infinie, nous aplanirons la feuille de caoutchouc, et nous aurons l’anti-gravité. Et quand nous l’aurons, j’organiserai la plus grande foutue démonstration que vous avez jamais vue, exclusivement pour la presse et pour Priss, et vous serez invité. Et vous pouvez écrire que ça ne sera pas long. D’accord ?
— D’accord !

 

J’eus le temps, après ça, de revoir chacun des deux hommes une ou deux fois. Je les vis même ensemble quand j’assistai à une de leurs parties de billard. Comme je le disais plus haut, ils étaient tous deux excellents joueurs.

Mais l’invitation à la démonstration ne vint pas si vite que ça. Elle arriva un an moins six semaines après la déclaration de Bloom. Et, dans le fond, il était peut-être injuste d’attendre un travail plus rapide.

Je reçus une invitation spéciale, avec la promesse d’un cocktail préliminaire. Bloom ne faisait jamais les choses à moitié et il comptait avoir sous la main un groupe de journalistes satisfaits et euphoriques. Des dispositions étaient prises aussi pour la télé tridimensionnelle. Bloom était sûr de lui, manifestement, assez en tout cas pour vouloir diffuser sa démonstration dans tous les living-room de la planète.

 

Je téléphonai au professeur Priss pour m’assurer qu’il était invité, lui aussi. Il l’était.
— Vous comptez y aller, monsieur ?
Le professeur prit un temps, et sa figure, sur l’écran, exprima une certaine réticence.
— Une démonstration de ce genre est tout à fait inconvenante, quand il s’agit d’une question scientifique sérieuse. Je n’aime pas encourager ce genre d’exhibitions.

J’avais peur qu’il ne se dérobe ; le côté spectaculaire de la démonstration serait bien affadi s’il n’était pas là. Peut-être pensa-t-il alors qu’il n’osait pas se dégonfler aux yeux du monde entier. A contrecœur, visiblement, il répondit :
— Naturellement, Ed Bloom n’est pas vraiment un scientifique et il a droit à sa journée au soleil. J’y serai.
— Croyez-vous que M. Bloom peut produire la gravité zéro, monsieur ?
— Euh… M. Bloom m’a envoyé une copie du dessin de son appareil et… et je n’en suis pas certain. Peut-être peut-il y arriver si… euh… s’il dit qu’il peut le faire. Naturellement… (un temps fort long), je crois que j’aimerais voir ça.
Moi aussi, et je n’étais pas le seul.

 

La mise en scène était impeccable. Tout un étage du bâtiment principal de Bloom Enterprises – celui du sommet de la colline – avait été dégagé. Il y avait les cocktails promis et d’imposants buffets, de la musique douce et des éclairages tamisés ; et Edward Bloom, élégamment habillé et d’une grande jovialité, jouait les maîtres de maison parfaits tandis que bon nombre d’extra discrets et polis allaient et venaient avec des plateaux. Tout n’était que convivialité et ahurissante confiance.

James Priss était en retard et je surpris Bloom qui guettait la foule et commençait à rire un peu jaune. Enfin Priss arriva, traînant autour de lui une aura incolore et terne, en rien touchée par le bruit et la splendeur (il n’y a pas d’autre mot, à moins que ce ne soient les deux dry que j’avais déjà avalés) qui remplissaient la salle.

 

Bloom l’aperçut et sa figure s’illumina aussitôt. Il bondit et alla saisir le petit professeur dans ses bras pour le tirer vers le bar.
— Jim ! Heureux de te voir ! Qu’est-ce que tu prends ? Je te jure, j’aurais tout annulé si tu n’étais pas venu ! On ne peut pas faire ce truc-là sans la vedette, hein ? C’est ta théorie, tu sais. Nous autres, pauvres mortels, ne pouvons rien faire sans vous les rares, les foutus rares, trop rares individus pour nous montrer le chemin !

Il serrait la main de Priss à la broyer. Il débordait d’enthousiasme, il débitait la flagornerie à la louche parce que, maintenant, il pouvait se le permettre. Il engraissait Priss pour la mise à mort.

Priss essaya de refuser l’alcool, dans une espèce de marmonnement, mais un verre lui fut mis dans la main d’autorité et la voix de Bloom s’éleva, tel un mugissement de taureau :
— Messieurs ! Un moment de silence, s’il vous plaît ! Au professeur Priss, le plus grand cerveau depuis Einstein, deux fois prix Nobel, auteur de la théorie des Deux-Champs, et inspirateur de cette démonstration, que nous allons tous voir, même s’il pensait que ça ne marcherait jamais, et s’il a eu le culot de le dire publiquement !

Il y eut une vague de rires discrets qui s’apaisa rapidement, tandis que Priss avait l’air aussi sombre que sa figure le lui permettait.
— Mais, à présent, le professeur Priss est là, tonna Bloom, et nous avons porté notre toast, alors allons-y. Suivez-moi, messieurs !

 

La démonstration eut lieu dans un cadre beaucoup plus recherché que la première fois. Maintenant, c’était au dernier étage. Divers aimants entraient en jeu mais, autant que je pouvais en juger, le même effet Mössbauer était en place.

Un détail était nouveau, cependant, et il surprit tout le monde, attirant l’attention, plus que tout le reste. C’était un billard, posé sous un des pôles de l’aimant. L’autre pôle était au-dessous du billard. Un trou rond, d’environ trente centimètres de diamètre, était percé au centre du tapis vert, et il était évident que le champ de gravité zéro, s’il était produit, passerait par ce trou, au centre du billard.

C’était comme si toute la démonstration était destinée, d’une manière surréaliste, à célébrer la victoire de Bloom sur Priss. Ce devait être une nouvelle version de leur éternelle compétition de billard, et Bloom allait gagner.

 

Je ne sais pas si les autres journalistes voyaient les choses de cette façon, mais je crois que Priss pensait comme moi. Je tournai la tête pour le regarder et je vis qu’il avait toujours le verre qu’on lui avait mis de force dans la main. Il buvait rarement, je le savais, mais il porta ce verre à ses lèvres et le vida en deux gorgées. Il regardait fixement le billard et je n’avais pas besoin d’être doué d’un sixième sens pour m’apercevoir que c’était pour lui comme un pied de nez.

Bloom nous conduisit vers les vingt chaises entourant trois côtés du billard, laissant le quartier libre comme zone de travail. Priss fut respectueusement escorté à la place d’honneur d’où il aurait la vue la plus commode. Il jeta un coup d’œil rapide à la caméra tridimensionnelle qui marchait déjà. Je me demandai s’il songeait à partir mais estimait qu’il ne le pouvait pas, aux yeux du monde entier.

 

Essentiellement, la démonstration fut simple ; ce qui comptait, c’était la production.
Des cadrans bien visibles mesuraient la dépense d’énergie. D’autres transféraient les indications de l’effet Mössbauer sur un écran visible par tous. Tout était organisé pour une vision tridimensionnelle facile.

Bloom expliqua clairement chaque opération. Il fit une ou deux pauses pendant lesquelles il se tournait vers Priss pour obtenir une confirmation qui devait obligatoirement venir. Il ne le fit pas assez souvent pour que ce fût évident, mais juste assez pour torturer Priss. De là où j’étais, je le voyais devant le billard.

 

Il avait la mine d’un homme jeté en enfer. Comme nous le savons tous, Bloom réussit. L’effet Mössbauer révéla la chute régulière de l’intensité gravifique alors que le champ électromagnétique était intensifié. Il y eut des acclamations quand elle tomba au-dessous de 0,52 g. Une ligne rouge l’indiquait sur le cadran.

— La limite de 0,52 g représente, comme vous le savez, le précédent record d’intensité gravifique, dit Bloom avec assurance. Nous sommes maintenant plus bas que ce chiffre, à une dépense d’électricité de moins de dix pour cent de ce qui a été nécessaire au temps du précédent record. Et nous descendrons encore plus bas.

Bloom – je crois qu’il le fit exprès pour l’effet de suspens – ralentit la chute vers la fin, laissant les caméras tridimensionnelles faire la navette entre le trou dans le billard et le cadran où baissait l’effet Mössbauer.

 

Bloom annonça tout à coup :
— Messieurs, vous trouverez des lunettes noires dans la poche de côté de votre siège. Mettez-les, s’il vous plaît. Le champ de gravité zéro sera bientôt établi et il devrait irradier une lumière riche en rayons ultraviolets.

Il mit lui-même des lunettes et il y eut un petit brouhaha momentané pendant que les autres l’imitaient.

Je crois que personne ne respira pendant la dernière minute, quand l’indication du cadran tomba à zéro et y resta fermement. Juste à ce moment, un cylindre de lumière jaillit d’un pôle à l’autre, par le trou au milieu du billard.

Il y eut alors vingt soupirs à l’unisson. Quelqu’un s’écria :
— Monsieur Bloom ! Quelle est la raison de cette lumière ?
— Elle caractérise le champ de gravité zéro, répondit-il sans se troubler, ce qui, naturellement, n’était pas une réponse.

 

Les journalistes étaient debout, maintenant, ils se pressaient autour du billard. Bloom les fit reculer.
— Je vous en prie, messieurs, écartez-vous !
Seul Priss resta assis. Il semblait perdu dans ses pensées et j’ai toujours été certain, depuis, que ce fut la présence des lunettes noires qui brouilla la signification possible de tout ce qui suivit. Je ne voyais pas ses yeux, je ne pouvais pas les voir. Et cela signifiait que ni moi ni personne n’était capable de deviner ce qui se passait derrière ces lunettes-là. Mais peut-être n’aurions-nous pas pu le deviner, même sans les lunettes noires, qui sait ?

Bloom éleva de nouveau la voix :
— Je vous en prie ! La démonstration n’est pas finie. Jusqu’à présent, nous n’avons fait que répéter ce que j’avais déjà fait. J’ai maintenant produit un champ de gravité zéro, et j’ai montré que cela pouvait se faire dans la pratique. Mais je veux démontrer un peu ce que peut faire ce champ. Ce que nous allons voir est une chose qui n’a jamais été vue, pas même par moi. Je n’ai pas expérimenté dans cette direction, comme j’aurais aimé le faire, parce que j’estimais que c’était au professeur Priss que revenait l’honneur de…

 

Priss se redressa brusquement.
— Quoi ?… Quoi ?
— Professeur Priss, dit Protocolairement Bloom avec un large sourire, je veux que vous procédiez à la première expérience sur l’interaction d’un objet solide et d’un champ de gravité zéro. Vous remarquerez que le champ s’est formé au centre d’un billard. Le monde entier connaît votre adresse phénoménale au billard, professeur, un talent que ne surpasse que votre stupéfiante aptitude à la physique théorique. Voulez-vous envoyer une boule de billard dans le volume de gravité zéro, s’il vous plaît ?

Provocateur, il tendait une bille et une queue au Professeur Priss qui, les yeux cachés derrière ses lunettes, tendit lentement des mains hésitantes pour les prendre.

Je me demande ce qu’auraient révélé ses yeux. Je me demande aussi, aujourd’hui, dans quelle mesure la décision de Bloom de faire participer Priss à la démonstration était due à sa colère contre Priss, Pour sa réflexion sur leurs parties de billard, réflexion dont je m’étais fait l’écho. Etais-je, à ma façon, responsable de ce qui suivit ?
— Allons, levez-vous, professeur, reprit Bloom, et abandonnez-moi votre siège. La vedette est à vous, maintenant. Allez !

 

Bloom s’assit tout en continuant de parler d’une voix qui prenait de seconde en seconde des sonorités d’orgue.
— Quand le professeur Priss enverra la boule dans le volume de gravité zéro, elle ne sera plus soumise au champ gravifique de la Terre. Elle demeurera réellement immobile, tandis que la Terre tournera sur son axe et autour du Soleil. A cette latitude et à cette heure de la journée, j’ai calculé que la Terre, dans ses mouvements, doit plonger un peu. Nous descendrons avec elle et la boule restera immobile. Pour nous, elle aura l’air de s’élever en s’éloignant de la surface terrestre. Observez, je vous prie.

Devant le billard, Priss semblait paralysé. Par la surprise ? La stupeur ? Je ne sais pas. Je ne le saurai jamais. A-t-il fait un mouvement pour interrompre le petit discours de Bloom, ou bien souffrait-il d’une douloureuse répugnance à jouer le rôle ignominieux imposé par son adversaire ?

 

Priss se tourna vers le billard, l’examina, puis il regarda Bloom. Tous les journalistes étaient debout, se bousculaient pour être le plus près possible et pour mieux voir. Seul Bloom restait assis, souriant, isolé. Il ne regardait pas le billard, lui, ni la boule, ni le champ de gravité zéro. Autant que je pusse en juger à travers les lunettes noires, il observait Priss

Priss sentait, peut-être, qu’il n’y avait aucune échappatoire. Ou peut-être ?…
Poussant la bille avec sûreté, il la mit en mouvement. Elle ne roula pas vite et tous les yeux la suivirent. Elle heurta la bande et rebondit. Elle allait encore plus lentement, à présent, comme si Priss lui-même faisait monter le suspense et rendait le triomphe de Bloom encore plus spectaculaire.
Je voyais à la perfection car j’étais du côté de la table opposé à Priss. Je voyais la bille rouler vers le champ de gravité zéro étincelant. Je distinguais aussi, au-delà, les parties du siège de Bloom qui n’étaient pas cachées par ce scintillement.

 

La bille s’approcha du volume de gravité zéro, parut hésiter un instant sur ses bords, puis elle disparut dans un éclair, un coup de tonnerre et une odeur de tissu brûlé.
Nous poussâmes des cris. Tout le monde cria.
J’ai revu la scène à la télévision, depuis, comme tout le reste du monde. Je me vois sur l’écran pendant les quinze secondes de chaos dément, mais c’est à peine si je me reconnais.
Quinze secondes !

Puis on découvrit Bloom. Il était toujours assis les bras croisés, mais il y avait un trou du diamètre d’une boule de billard qui traversait son avant-bras, sa poitrine et son dos.
La plus grande partie du cœur avait été proprement poinçonnée, comme devait le révéler l’autopsie.
On arrêta l’instrument. On appela la police. On entraîna Priss, en état de choc et sur le point de s’effondrer. Je ne valais guère mieux à vrai dire, et si un seul des journalistes présents essayait de me raconter qu’il était resté froidement à observer ce qui se passait, je lui répliquerais qu’il n’est qu’un menteur.

 

Je ne revis pas Priss avant plusieurs mois. Il avait maigri mais paraissait par ailleurs en bonne santé. Il avait même des couleurs aux joues et un certain air de décision. Il était mieux habillé que je ne l’avais jamais vu.
— Maintenant, je sais ce qui s’est passé, me dit-il. Si j’avais eu le temps de réfléchir, je l’aurais su à ce moment-là. Mais je suis un penseur lent et ce pauvre Ed Bloom tenait tant à produire du grand spectacle, et il y réussissait si bien que je me suis laissé emporter à mon tour. Naturellement, j’ai essayé de réparer les dégâts que j’ai involontairement causés.

— Vous ne pouvez pas rendre la vie à Bloom ! dis-je gravement.
— Non, je ne peux pas, reconnut-il tout aussi gravement ; mais il faut aussi penser à Bloom Enterprises. Ce qui est arrivé à la démonstration, sous les yeux du monde entier, était la pire des publicités pour la gravité zéro, et il est important d’éclaircir l’affaire.

 

C’est pourquoi j’ai demandé à vous voir, vous.
— Oui ?
— Si j’avais été un penseur plus rapide, j’aurais su qu’il disait n’importe quoi quand il prétendait que la bille de billard allait s’élever lentement dans le champ de gravité zéro.

C’était impossible ! Si Bloom n’avait pas méprisé la théorie et s’il n’avait pas tellement tenu à se vanter de son ignorance de la théorie, il l’aurait compris lui-même. Le mouvement de la Terre, après tout, n’est pas le seul mouvement en cause, jeune homme. Le Soleil lui-même se déplace sur une vaste orbite autour du centre de la galaxie de la Voie lactée. Et la galaxie se déplace aussi, d’une manière qui n’est pas clairement définie. Si la bille de billard était soumise à la gravité zéro, on pourrait penser qu’elle ne serait pas tributaire de ces mouvements et, par conséquent, qu’elle
sombrerait dans un état d’immobilité absolue, alors que l’immobilité absolue n’existe pas !

 

Priss secoua lentement la tête.
— L’ennui avec Ed, je crois, c’était qu’il pensait au genre de gravité zéro qu’on obtient dans un vaisseau spatial en apesanteur, où les gens semblent flotter. Il s’attendait à voir de même la bille flotter. Mais, dans un vaisseau spatial, la gravité zéro n’est pas le résultat d’une absence de gravitation, mais simplement le résultat sur deux objets, le vaisseau et l’homme dans le vaisseau –, tombant à la même vitesse, réagissant à la gravité exactement de la même façon, si bien que chacun est immobile par rapport à l’autre. Dans le champ de gravité zéro produit par Ed, il y avait un aplanissement de l’univers feuille de caoutchouc, ce qui signifiait une perte de masse. Tout, dans ce
champ, y compris les molécules d’air et la bille de billard que j’y ai poussée, devenait absolument sans masse, le temps qu’ils y restaient. Un objet totalement sans masse ne peut se déplacer que d’une seule façon.

Il s’interrompit, invitant à la question. Je la posai :
— De quelle façon ?
— A la vitesse de la lumière. Tout objet sans masse, tel un neutron ou un photon, doit se déplacer à la vitesse de la lumière tant qu’il existe. En réalité, la lumière ne se déplace à cette vitesse que parce qu’elle est composée de photons. Dès que la bille de billard est entrée dans le champ de gravité zéro et a perdu sa masse, elle est immédiatement partie à la vitesse de la lumière.

Je secouai la tête.
— Mais n’aurait-elle pas regagné sa masse dès sa sortie du volume de gravité zéro ?
— Certainement, et c’est ce qu’elle a fait dès qu’elle a été de nouveau soumise au champ gravifique ; elle a dû ralentir en réaction au frottement de l’air et de la surface du billard. Mais imaginez la quantité de frottement qu’il faudrait pour ralentir un objet de la masse d’une bille de billard se déplaçant à la vitesse de la lumière ! Elle a traversé l’épaisseur de cent cinquante kilomètres de notre atmosphère en un millième de seconde, quelques kilomètres de moins ôtés de trois cent mille.

En chemin, elle a brûlé le tapis de billard, traversé proprement la bande, le pauvre Ed et aussi la fenêtre, en perçant des cercles bien nets parce qu’elle passait avant que les portions voisines, même d’un objet aussi cassant que du verre, aient le temps de voler en éclats ou même de s’étoiler. C’est une chance que nous ayons été au sommet d’un bâtiment en pleine campagne, car si nous avions été en ville, elle aurait pu traverser de nombreux immeubles et faire de nombreux morts.

En ce moment même, cette boule de billard est dans l’espace, loin, au-delà du bord du système solaire, et elle continuera de voyager éternellement à une vitesse approchant celle de la lumière, jusqu’à ce qu’elle frappe un corps assez important pour l’arrêter. Et alors, elle creusera un sacré cratère.

 

Je tournai et retournai cette idée et elle ne me plut pas beaucoup.
— Comment est-ce possible ? La boule de billard a pénétré dans le champ de gravité zéro presque à l’arrêt. Je l’ai vue. Et vous dites qu’elle en est sortie avec une incroyable quantité d’énergie kinétique. D’où venait cette énergie ?
Il haussa les épaules.

— De nulle part ! La loi de conservation de l’énergie ne joue que dans les conditions où la relativité générale est valide, c’est-à-dire dans un univers de feuille de caoutchouc plein de creux. Chaque fois qu’un creux est aplani, la relativité ne joue plus et l’énergie peut être librement créée et détruite. Cela explique l’irradiation le long de la surface cylindrique du volume de gravité zéro. Bloom, rappelez-vous, n’a pas expliqué cette irradiation. Il ne le pouvait pas, je le crains. S’il avait poussé plus loin les expériences avant la démonstration, si seulement il n’avait pas été si stupidement pressé d’organiser son spectacle…

 

— Qu’est-ce qui explique l’irradiation, professeur ?
— Les molécules d’air à l’intérieur du volume. Chacune adopte la vitesse de la lumière et se précipite vers l’extérieur. Elles ne sont que des molécules, pas des boules de billard, alors elles sont arrêtées, mais l’énergie kinétique de leur mouvement est convertie en irradiation énergétique. Cette irradiation est continue parce que de nouvelles molécules arrivent sans cesse, atteignent la vitesse de la lumière et s’écrasent au-dehors.

— Alors l’énergie est créée continuellement ?
— Précisément. Et c’est ce que nous devons expliquer clairement au grand public. L’anti-gravité n’est pas un système pour soulever des vaisseaux spatiaux ou révolutionner le mouvement mécanique. C’est plutôt la source d’une réserve infinie d’énergie gratuite puisqu’une part de l’énergie produite peut être détournée afin de maintenir le champ qui garde aplanie cette partie de l’univers. Ce qu’Ed Bloom a inventé sans le savoir, ce n’était pas simplement l’anti-gravité, mais la première machine réussie de mouvement perpétuel, de la première classe, celle qui fabrique de l’énergie à partir de rien.

— Euh,… N’importe lequel d’entre nous aurait pu être tué par cette boule de billard, c’est bien ça, professeur ? Elle aurait pu sortir dans n’importe quelle direction ?
— Eh bien, les photons sans masse émergent de n’importe quelle source de lumière à la vitesse de la lumière, dans n’importe quelle direction ; c’est pourquoi une bougie projette sa lumière dans toutes les directions. Les molécules d’air sans masse sortent du volume de gravité zéro dans toutes les directions, et c’est pourquoi le cylindre tout entier est lumineux. Mais la bille de billard n’était qu’un objet. Elle aurait pu sortir dans n’importe quelle direction mais elle devait en avoir une, choisie au hasard, et il s’est trouvé que la direction choisie a été celle qui visait Ed.

 

Et voilà. Tout le monde connaît les conséquences. L’humanité a eu de l’énergie gratuite et, ainsi, nous avons le monde que nous connaissons aujourd’hui. Le professeur Priss a été chargé de son développement, par le conseil d’administration de Bloom Enterprises, et il est devenu aussi riche et célèbre que l’a été Edward Bloom. En plus, Priss a toujours ses deux prix Nobel.
Seulement…

Je ne peux pas m’empêcher de réfléchir à cette question. Les photons surgissent d’une source de lumière dans toutes les directions parce qu’ils sont créés sur le moment et n’ont aucune raison de se déplacer dans une direction plutôt que dans une autre. Les molécules d’air sortent d’un champ de gravité zéro dans toutes les directions parce qu’elles y entrent de toutes les directions.

Mais une boule de billard, toute seule, pénétrant dans un champ de gravité zéro dans une direction particulière ? Est-ce qu’elle ressort dans cette même direction ou dans n’importe quelle autre ?

J’ai enquêté, prudemment, mais les physiciens théoriciens n’ont pas l’air d’en être sûrs, et je ne trouve aucun document indiquant que Bloom Enterprises, qui est la seule organisation travaillant avec les champs de gravité zéro, ait étudié cette question.

 

Quelqu’un, dans l’entreprise, m’a dit un jour que le principe d’incertitude garantit la sortie au hasard d’un objet pénétrant de n’importe quelle direction. Mais pourquoi ne tentent-ils pas l’expérience ?
Se pourrait-il, alors ?…

Se pourrait-il que, pour une fois, le cerveau de Priss eût fonctionné rapidement ? Se pourrait-il que, sous la pression de ce que Bloom cherchait à lui faire faire, Priss eût soudain tout compris ? Il avait déjà étudié l’irradiation d’un volume de gravité zéro. Il devait connaître sa cause et être certain de la vitesse de la lumière de tout objet pénétrant dans le volume.
Pourquoi, alors, n’a-t-il rien dit ?

 

Une chose est certaine. Rien de ce que faisait Priss autour d’une table de billard ne pouvait être accidentel. C’était un expert et la boule de billard a fait exactement ce qu’il voulait qu’elle fît. J’étais là, tout près. Je l’ai vu regarder Bloom, puis le billard, comme s’il calculait des angles.

Je l’ai regardé frapper cette bille. Je l’ai suivie des yeux quand elle a rebondi contre la bande et s’est dirigée vers le volume de gravité zéro, dans un sens particulier. Car lorsque Priss a envoyé cette boule vers le volume de gravité zéro – et les films tridimensionnel le confirment –, elle visait directement le cœur de Bloom.

Accident ?

Coïncidence ?

Assassinat ?

..

.

Isaac Asimov – La Boule de billard

Anglais: The Billiard Ball, 1967

Littérature fantastique – Conte Courte

Littérature de science-fiction américaine

Nouvelle fantastique

Texte intégral traduit en français

 

Isaac Asimov The Billiard Ball Texte original en anglais > ici

 

 

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