ANTON TCHEKHOV – LA DAME AU PETIT CHIEN Nouvelle, Texte fra

 

 

 

Anton Tchekhov

 

La dame au petit chien

(nouvelle)

 

 

Brève introduction à la nouvelle

 

 

La dame au petit chien est une nouvelle d’Anton Tchekhov publiée en 1899. L’œuvre conte une histoire d’amour entre deux personnes mariées.

Rédigée lors d’un séjour à la « Datcha blanche », la villa que Anton Tchekhov avait fait construire à Yalta, la nouvelle La Dame au petit chien est initialement publiée dans le numéro XII de la revue russe La Pensée russe en décembre 1899 (wikipedia).

 

 

 

Anton Tchekhov

La dame au petit chien

(nouvelle)

 

 

1

 

 

On disait qu’une nouvelle figure avait fait son apparition sur le môle, une dame avec un petit chien.

Dmitri Dmitrich Gourov, depuis deux semaines à Yalta, commençait à s’intéresser aux nouveaux arrivants. Assis au pavillon Vernet, il vit un jour passer une jeune femme blonde, de taille moyenne, coiffée d’un béret et suivie d’un toutou blanc.

Il la rencontra ensuite plusieurs fois par jour au jardin public ou au square.

Elle se promenait seule, toujours coiffée du même béret et accompagnée de son chien. Personne ne la connaissait. On l’appelait la dame au petit chien.

– Si elle est ici sans son mari et sans relations, songea Gourov, je ne serais pas fâché de faire sa connaissance.

Bien qu’il n’eût pas encore quarante ans, il avait déjà une fille de douze ans et deux fils qui allaient au lycée. On l’avait marié jeune, au temps où il faisait sa deuxième année à l’Université, et maintenant sa femme paraissait bien plus âgée que lui. C’était une grande personne aux sourcils noirs, raide, sérieuse, grave, et, comme elle le disait elle-même, « une penseuse ». Elle lisait beaucoup, négligeait de mettre le signe dur à la fin des mots en écrivant et appelait son mari Dimitri au lieu de Dmitri. Il la trouvait peu intelligente, étroite d’idées et sans élégance ; il la craignait et n’aimait pas à rester chez lui. Depuis longtemps, il la trompait ; il la trompait souvent, et c’est probablement à cause de cela qu’il traitait les femmes avec un peu de mépris, les qualifiant, quand on en parlait, de « race inférieure ».

 

Il lui semblait que les amères expériences qu’il avait faites lui conféraient le droit de leur donner n’importe quel nom ; néanmoins, il n’aurait pas pu vivre deux jours sans cette race inférieure. Il se sentait mal à l’aise dans la société des hommes, s’y ennuyait, et restait froid et silencieux. En revanche, avec les femmes, il se trouvait comme chez lui, savait leur parler agréablement et se tenir comme il convenait. Avec elles, le silence même ne le gênait pas. Il avait dans son caractère et dans tout son être quelque chose de séduisant et d’insaisissable qui les disposait en sa faveur et les attirait. Il le savait et sentait une sorte de force le pousser vers elles.

Une longue expérience lui avait appris que chaque liaison met, au début, de la variété dans la vie et paraît une gentille aventure, mais qu’elle se transforme ensuite chez les honnêtes gens, et surtout chez les Moscovites, casaniers et indécis, en un véritable problème, extrêmement compliqué, qui rend, à la fin, la situation très difficile.

Mais chaque fois que Goûrov rencontrait une jolie femme, l’expérience s’effaçait de sa mémoire. Il éprouvait une irrésistible soif de vivre ; et tout lui paraissait facile et amusant.

 

Or, un soir qu’il dînait au jardin, il vit la dame au béret se diriger vers une table voisine de la sienne et s’asseoir. L’expression de son visage, sa démarche, sa robe, sa coiffure, tout lui disait qu’elle appartenait à un milieu convenable, qu’elle était mariée, qu’elle se trouvait seule à Yalta depuis peu de temps et qu’elle s’y ennuyait. Dans ce qu’on raconte sur la légèreté des mœurs locales, il y a beaucoup de faux. Gourov méprisait ces racontars et savait que les gens qui les font seraient, à l’occasion, les premiers à faillir. Pourtant quand la dame s’installa à trois pas de lui, il se souvint de tous ces récits de conquêtes faciles, de promenades dans les montagnes, et l’idée d’une rapide et courte liaison, d’un roman avec une femme, dont il ignorait même le nom, s’empara de lui.

Il attira doucement le loulou, et quand celui-ci approcha, il le menaça du doigt. Le chien grogna. Goûrov répéta le geste.

La dame l’aperçut et baissa les yeux :

– Il ne mord pas, dit-elle en rougissant.

– On peut lui donner un os ?

La dame fit signe que oui, et, alors, Gourov demanda d’un air affable :

– Il y a longtemps que vous êtes à Yalta ?

– Cinq jours.

– Moi, en voilà bientôt quinze. Ils se turent un instant.

– Le temps passe vite, dit-elle sans le regarder, et pourtant on s’ennuie ferme.

– C’est la coutume de dire cela. Les baigneurs habitent on ne sait où, à Bielev ou à Jizdra et ne s’y ennuient pas, mais, dès qu’ils arrivent ici, ils s’écrient : « Ah ! quel ennui ! quelle poussière ! » On pourrait croire que c’est de Grenade qu’ils arrivent.

Elle sourit. Ils finirent de dîner comme des gens qui ne se connaissent pas, mais, après le dîner, ils s’en allèrent à côté l’un de l’autre, entamant une conversation légère, en plaisantant comme deux êtres libres, satisfaits, qui pensent aller où bon leur semble et causer de n’importe quoi… Ils parlaient de l’éclairage bizarre de la mer. L’eau était d’un violet tendre et chaud, et la lune y traçait une bande dorée. Ils dirent combien il faisait lourd après la journée si chaude. Gourov raconta qu’il était de Moscou, qu’il avait fait des études philologiques, mais qu’il était actuellement employé dans une banque ; qu’à un certain moment il avait voulu être artiste dans un Opéra particulier, mais que, plus tard, il avait abandonné ce projet ; qu’il possédait deux maisons à Moscou. Elle lui dit à son tour qu’elle avait été élevée à Petersbourg, mais qu’elle s’était mariée à S…, où elle habitait depuis deux ans. Elle était encore à Yalta pour un mois environ. Son mari, qui avait lui aussi besoin de repos, viendrait probablement l’y chercher. Elle fut incapable d’expliquer dans quelle administration officielle son mari était employé et, cette remarque l’amusa elle-même. Gourov sut aussi qu’elle s’appelait Anna Serguieievna.

Rentré chez lui, il pensa à elle. Il se dit que le lendemain il la rencontrerait sans doute encore et qu’il ne pouvait pas en être autrement. En se couchant, il songea que naguère encore elle était une petite pensionnaire, comme sa fille à lui l’était actuellement. Il se rappela combien de timidité, de gêne il y avait dans son rire et dans sa conversation. C’était apparemment la première fois de sa vie qu’elle se trouvait seule, la première fois qu’on la suivait, qu’on la regardait, qu’on lui parlait avec un but secret qu’elle ne pouvait pas ne pas deviner. Il se rappela son cou mince et flexible, ses beaux yeux gris.

« Il y a tout de même en elle quelque chose qui fait pitié », songea-t-il en s’endormant.

 

 

2

Anton Tchekhov

La dame au petit chien

 

 

Une semaine s’était écoulée depuis le jour où ils avaient fait connaissance.

C’était un jour de fête. Il faisait lourd dans les chambres et dehors le vent soulevait des tourbillons de poussière, emportait les chapeaux. Continuellement on avait soif et Goûrov entrait souvent au pavillon où il offrait à Anna Serguieievna du sirop ou des glaces. On ne savait où se réfugier pour échapper à la chaleur.

Le soir, quand il commença à faire frais, ils se rendirent sur la jetée à l’arrivée d’un bateau. Il y avait beaucoup de monde au débarcadère. On était venu attendre quelqu’un, on tenait des bouquets. Et, une fois de plus, on remarquait cette double particularité de Yalta : les dames âgées y étaient habillées comme les jeunes et il y avait beaucoup de généraux.

La mer étant agitée, le bateau arriva tard après le coucher du soleil. Il louvoya longtemps avant d’aborder. Anna Serguieievna regardait avec son face-à-main le bateau et les passagers, comme pour chercher les visages de connaissance.

 

Quand elle se tournait vers Gourov, ses yeux brillaient. Elle parlait beaucoup ; ses questions étaient saccadées, et elle oubliait aussitôt ce qu’elle venait de demander. Finalement elle perdit son face-à-main dans la foule.

La foule pimpante se dispersait ; on ne distinguait déjà plus les visages. Le vent était complètement calmé. Gourov et Anna Serguieievna s’attardaient comme s’ils eussent attendu quelqu’un qui allait descendre du bateau. Anna Serguieievna se taisait maintenant, humait un bouquet de fleurs, sans regarder Gourov.

– Il fait meilleur maintenant, dit-il. Allons-nous quelque part ? Voulez-vous faire une promenade en voiture ?

Elle ne répondit rien.

Alors il la regarda fixement et, tout à coup, la prenant dans ses bras, il la baisa sur la bouche. Il perçut le parfum et la fraîcheur des fleurs. Il regarda furtivement autour de lui, craignant qu’on ne l’eût vu.

– Allons chez vous… lui dit-il tout bas.

Et ils se mirent à marcher vite.

 

Dans sa chambre il faisait chaud ; des parfums qu’elle avait achetés dans un magasin japonais s’exhalaient. Gourov la regardait, songeant aux rencontres que l’on fait dans la vie. Il se souvenait, dans son passé, des femmes insouciantes, que l’amour rendait gaies, reconnaissantes du bonheur qu’il leur avait donné, même quand ce bonheur avait été très court. Il se souvenait d’autres femmes, comme la sienne, qui aimaient sans sincérité, avec de grandes phrases et des mines affectées et hystériques, comme s’il s’agissait de choses autrement importantes encore que d’amour et de passion. Il se souvenait de deux ou trois autres femmes, très belles et froides, dont le visage exprimait soudain une véritable férocité, un désir obstiné de prendre, d’arracher à la vie plus qu’elle ne peut donner. Ce n’était plus des êtres de première jeunesse, mais des femmes capricieuses, autoritaires, peu intelligentes, incapables de raisonner. Quand Gourov se refroidissait à leur sujet, leur beauté éveillait en lui une sorte de haine, et les dentelles de leur linge lui semblaient des écailles de poisson.

 

Au lieu de cela, dans la jeune femme, le manque de hardiesse, la gaucherie de la jeunesse inexpérimentée, un sentiment de gêne. Et tous deux restaient inquiets, comme si on allait tout à coup frapper à la porte.

Ânna Serguièiévna, la « dame au petit chien », prit d’une façon particulière ce qui venait d’arriver. On sentait qu’elle se regardait à présent comme une femme déchue, et cela semblait étrange et intempestif. Ses traits étaient tirés et comme flétris, ses longs cheveux pendaient aux deux côtés de son visage, et elle restait pensive, accablée comme la pécheresse d’une vieille image.

– C’est mal, dit-elle ; vous serez le premier à me mépriser maintenant.

Gourov coupa une tranche d’une pastèque, qui était sur la table, et ne répondit rien.

Une demi-heure passa en silence.

Ânna Serguièiévna était touchante ; la pureté d’une honnête femme qui a très peu vécu émanait d’elle. Une seule bougie, posée sur la table, éclairait à peine ses traits, mais on devinait qu’elle souffrait en son âme.

– Pourquoi cesserais-je de t’estimer ? lui demanda Goûrov ; tu ne songes pas à ce que tu dis.

– Que Dieu me pardonne ! dit-elle ; et ses yeux se remplirent de larmes. Cela ne m’arrivera jamais plus, je le jure.

– On dirait que tu te justifies.

– Il faut que je vous dise pourquoi tout cela est arrivé ; écoutez-moi.

– Je n’ai besoin de rien savoir, rien du tout.

– Laissez-moi vous le dire, cela me fera du bien.

– Plus tard, chérie, dit-il en lui arrangeant les cheveux. Pourquoi faire une mine si sérieuse et si grave ? Ce n’est même pas – excuse-moi – très intelligent ; cela répond mal aux circonstances.

– Je veux néanmoins que vous m’écoutiez ; je vous en prie. Je vous ai déjà dit qu’après mon mariage j’étais allée habiter S… avec mon mari. D’autres vivent en province ; pourquoi ne l’aurais-je pas fait moi aussi ? pourtant S… me devint insupportable dès la première semaine. Quand je me mettais à la fenêtre, je ne voyais qu’une barrière, grise, interminable, ah ! Dieu ! J’allais me coucher à neuf heures et nulle autre distraction que de dîner à trois heures. Mon mari est un honnête homme, un brave homme, mais c’est un valet. Si je ne sais pas au juste quel est son emploi, je sais bien que c’est un valet. Lorsque je me suis mariée, j’avais vingt ans. J’avais la curiosité de connaître une vie meilleure, car je me disais qu’elle existe. Et j’avais envie de vivre. Vivre ! vivre ! Cette curiosité me brûlait. Vous ne comprendrez peut-être pas cela, mais, je vous jure que je ne pouvais plus me posséder ; il se passait en moi quelque chose d’indéfinissable. À la fin, je n’y tins plus. Je dis à mon mari que j’étais malade et je vins ici… Ici, j’ai été tout le temps comme éperdue, comme folle. Et voilà que je suis devenue une femme de rien que chacun peut mépriser.

 

Ce récit commençait à ennuyer Gourov; ce ton naïf l’irritait et ce repentir était si inattendu, si déplacé, que, si la jeune femme n’avait pas eu les yeux pleins de larmes, on aurait pu croire qu’elle badinait ou qu’elle jouait un rôle.

– Je ne comprends pas où tu veux en venir, lui dit-il.

Elle cacha son visage dans sa poitrine et se serra contre lui.

– Je sens que vous êtes un honnête homme, dit-elle. Je vous connais peu, mais vous me paraissez loyal, intelligent. Vous n’êtes pas comme les autres et vous me comprendrez. Croyez-moi, je vous le jure ; j’aime la vie honnête et pure ; et le péché m’est odieux. Je ne comprends pas moi-même ce que je fais. On dit dans le peuple : C’est le diable qui s’en mêle ; et, en effet, je puis dire maintenant cela de moi : c’est le diable qui s’en est mêlé.

– Voyons, voyons ! murmura-t-il.

Il regarda ses yeux effarés et fixes, l’embrassa, lui parla doucement, tendrement, et, peu à peu, elle se calma. Sa gaieté lui revint. Ils se mirent tous deux à rire. Puis ils s’habillèrent et sortirent.

Sur le môle, il n’y avait plus personne. La ville, avec ses cyprès, semblait morte. Mais la mer était toujours agitée et se brisait contre la rive. Une chaloupe tanguait sur les vagues et la lueur d’une lanterne y vacillait.

Ils prirent une voiture et allèrent à Orianda.

– Je viens d’apprendre ton nom, dit Gourov; je l’ai lu en bas sur le tableau : von Dideriz. Ton mari est Allemand ?

– Non. Son grand-père, je crois était Allemand, mais lui est orthodoxe.

 

À Orianda ils s’assirent sur un banc, non loin de l’église, et regardèrent la mer sans parler. On distinguait à peine Iâlta à travers la buée matinale. Aux cimes des montagnes, des nuages blancs restaient accrochés. Le feuillage des arbres ne remuait pas, des cigales chantaient, et le bruit monotone et sourd de la mer, arrivant d’en bas, parlait du repos et de l’éternel sommeil qui nous attend. Au temps où ni Iâlta ni Oriânnda n’existaient, la mer bruissait déjà ainsi ; on entendait ce même bruit, et d’autres, dans bien du temps, l’entendraient, aussi indifférent et sourd. Dans cette permanence, dans cette indifférence pour la vie et la mort de chacun de nous, est peut-être renfermé le principe de notre salut éternel, du mouvement ininterrompu de la vie sur la terre et de la perfection continue.

Assis à côté de la jeune femme qui paraissait si belle dans la clarté de l’aube, calmé et charmé par la vue de ce décor féerique, la mer, les montagnes, les nuages, le vaste ciel, Goûrov pensait, qu’en somme, si on y réfléchit, tout est beau en ce monde : tout, hormis nos pensées et nos actes dans les moments où nous oublions notre dignité humaine.

Un homme, un gardien sans doute, s’approcha d’eux, les regarda, et continua son chemin. Ce détail lui-même leur parut mystérieux et joli. On vit arriver, les feux éteints, éclairé par l’aurore, un bateau venant de Théodosie.

– Il y a de la rosée, fit Anna Serguieievna, rompant le silence.

– Oui, il est temps de rentrer.

Ils regagnèrent la ville.

Ensuite, ils se rencontrèrent tous les après-midi sur le môle. Ils déjeunaient, dînaient ensemble, se promenaient, admiraient la mer. Anna Serguieievna se plaignait de mal dormir et d’avoir des palpitations de cœur. Elle posait à Gourov toujours les mêmes questions, émue, soit de jalousie, soit de la crainte qu’il ne l’estimât pas assez. Souvent au square ou au jardin, quand il n’y avait personne auprès d’eux il l’attirait à lui et l’embrassait passionnément. Cette oisiveté absolue, ces baisers en plein jour, accompagnés d’un regard furtif, la crainte d’être vus, la chaleur, l’odeur de la mer, et le va-et-vient continuel d’une foule parée, inoccupée, rassasiée, l’avaient complètement ranimé. Il disait à Anna Serguieievna combien elle était belle, séduisante, se montrait impatiemment amoureux, et ne la quittait pas une minute. Elle, au contraire, était souvent pensive, le priait sans cesse d’avouer qu’il ne l’estimait pas, ne l’aimait pas, et la considérait comme une femme banale.

 

Presque tous les jours, tard dans la soirée, ils faisaient une promenade aux environs de la ville, à Orianda ou à la Cascade. La promenade réussissait toujours. Leurs impressions étaient invariablement belles, magnifiques, et Gourov s’en réjouissait, bien qu’il lui semblât qu’elles ne lui servaient à rien et étaient inutiles, car sa vie n’était ni belle ni magnifique, et il n’avait pas même le désir qu’elle le devînt.

Ils attendaient l’arrivée du mari, mais Anna Serguieievna reçut de lui une lettre annonçant qu’il avait pris mal aux yeux, et lui demandant de rentrer le plus tôt possible ; elle se hâta de partir.

 

– C’est un bien que je parte, dit-elle à Gourov, c’est l’arrêt du destin. Encore un peu et je m’éprenais très sérieusement de vous. Vous êtes un homme merveilleux, si gentil et si bon qu’il est on ne peut plus facile de vous aimer. Mais à quoi me servirait cet amour ? Il briserait ma vie. Vous aimer en me cachant sans cesse, ne serait-ce pas terrible ?

Elle partit en voiture et il l’accompagna. Le voyage dura toute une journée. À la gare, au moment de monter en wagon, au second coup de cloche, elle lui dit :

– Permettez que je vous regarde encore… oui, comme ça.

Elle ne pleurait pas, mais était triste, paraissait malade, et son visage tremblait.

– Je penserai souvent à vous, dit-elle. Que Dieu vous garde ! Ne conservez pas un mauvais souvenir de moi. Nous nous séparons pour toujours, et il le faut, car nous n’aurions même pas dû nous rencontrer. Adieu ! Que Dieu vous garde !

 

Le train partit très vite ; ses feux disparurent bientôt, et, au bout d’une minute, le bruit lui-même ne s’entendit plus, comme si tout se concertait pour mettre brusquement fin à ce doux rêve, à cette folie.

Demeuré seul sur le quai, regardant dans le lointain obscur, Gourov écoutait les cris des sauterelles et le bruissement des fils télégraphiques, avec le sentiment de quelqu’un qui s’éveille. Il se disait que sa vie comptait une aventure de plus, un joli roman fini maintenant et dont il ne lui restait plus qu’un souvenir…

Il se sentait triste et ému, et éprouvait un léger remords de ce que cette jeune femme, qu’il ne reverrait plus, n’eût pas été heureuse avec lui. Il avait été cordial et affable, mais, dans son ton, dans ses caresses, dans sa manière de se comporter avec elle, s’était glissée une ombre d’ironie, la condescendance un peu lourde d’un homme heureux, qui était, au fait, deux fois plus âgé qu’elle. Elle lui avait répété sans cesse qu’il était bon, noble, extraordinaire ; c’était donc qu’il lui avait paru autre qu’il était, et que, par conséquent, il l’avait trompée involontairement. Il en était à présent un peu gêné.

À cette gare on sentait déjà l’automne. La soirée était fraîche.

– Il est temps que je regagne, moi aussi, le nord, pensa Gourov en quittant le quai ; grand temps.

 

 

3

Anton Tchekhov

La dame au petit chien

 

 

À Moscou, chez lui, tout était déjà comme en hiver. On chauffait les poêles, et, le matin, quand les enfants prenaient leur thé avant de partir pour le lycée, il faisait noir encore et la vieille bonne allumait un moment. Les gelées commençaient. Quand tombe la première neige, le premier jour où l’on peut aller en traîneau, il est agréable de voir la terre et les toits tout blancs ; on respire librement à pleins poumons et on se souvient de ses jeunes années. Les vieux tilleuls et les bouleaux blancs de givre ont un air bon enfant ; ils sont plus près de notre cœur que les cyprès et les palmiers, et, auprès d’eux, on ne veut plus penser aux montagnes et à la mer.

 

Goûrov était bien Moscovite. Il était revenu par un beau jour de gel, et, quand après avoir revêtu sa pelisse et ses gants chauds, il eut fait une promenade sur la Pétrôvka et entendu, le samedi soir, le carillon des cloches, le voyage qu’il venait de faire et les lieux qu’il venait de quitter perdirent pour lui tout leur charme. Il déblatérait contre la Crimée, Iâlta, les Tatares, les femmes, et assurait que la Suisse est plus belle que la Crimée.

 

Il se replongea peu à peu dans la vie moscovite, se disputant avec ses locataires, les gardiens de ses maisons, la police, dévorant trois journaux par jour pour affirmer ensuite que, par principe, il ne lisait pas les journaux de Moscou. Il apparut aux restaurants, aux clubs, aux grands dîners, aux jubilés. L’humeur légère, nonchalante, le plaisir d’être libre avaient peu à peu disparu. Il trouvait flatteur, maintenant, que des avocats connus, des artistes célèbres vinssent chez lui, et que, au Cercle des médecins, il jouât aux cartes avec un professeur. Il était à nouveau capable de manger un plat entier de choux à la poêle, et si Ânna Serguièiévna l’eût vu sortir du restaurant, congestionné, sombre et mécontent, elle aurait peut-être compris qu’il n’y avait en réalité en lui rien d’élevé ni d’extraordinaire…

 

Il lui semblait qu’en moins d’un mois l’image d’Ânna Serguièiévna se voilerait aussi dans sa mémoire et ne lui apparaîtrait que de loin en loin dans ses rêves, avec son sourire touchant, comme il pensait à d’autres femmes. Mais il s’écoula plus d’un mois ; on fut en plein hiver, et dans son souvenir tout restait vivant comme s’il ne s’était séparé d’Ânna Serguièiévna que la veille. Et les souvenirs s’avivaient de plus en plus.

 

Soit que, de son cabinet de travail, il entendît dans le silence du soir la voix de ses enfants qui apprenaient leurs leçons, soit qu’il entendît chanter une romance, jouer de l’orgue dans un restaurant ou le vent gémir dans la cheminée, il sentait revivre dans sa mémoire le souvenir de ce qui s’était passé sur le môle. Il revoyait la fraîche matinée avec les nuages sur les montagnes, le bateau qui arrivait de Théodosie ; il se rappelait les baisers. Il allait et venait dans son bureau, envahi par les souvenirs, un sourire aux lèvres. Puis ses souvenirs se changeaient en rêveries et le passé se confondait dans son imagination avec l’avenir.

 

Il ne voyait pas Ânna Serguièiévna en songe, mais elle le suivait partout comme son ombre. Lorsqu’il fermait les yeux, il la voyait comme si elle eût été là ; mais elle était plus jeune encore, plus belle et plus tendre que dans la réalité. Lui aussi se voyait dans ses souvenirs bien meilleur qu’il n’avait été réellement. Le soir, il retrouvait dans sa bibliothèque, dans la cheminée, dans tous les coins les regards d’Ânna Serguièiévna ; il entendait son souffle, le froufrou caressant de sa robe. Dans la rue, il suivait les femmes des yeux, en cherchant une qui lui ressemblât. Il éprouvait un besoin impérieux de faire part à quelqu’un de ses souvenirs ; mais chez lui, il ne pouvait pas parler de son amour et, hors de la maison, il n’avait personne à qui se confier ; ce n’est pas à ses locataires ou à ses collègues de la banque qu’il aurait pu faire des confidences. D’ailleurs, qu’aurait-il pu leur dire ? Avait-il aimé ? Y avait-il eu dans ses relations avec Ânna Serguièiévna quelque chose de beau, de poétique, d’édifiant ou simplement d’intéressant ?

 

Il en était réduit à parler de façon vague de l’amour et des femmes. Il en parlait longuement, puis demandait à quelqu’un de chanter ou chantait lui-même. Et personne ne se doutait de ce qui se passait en lui. Il n’y avait que sa femme qui fronçait ses sourcils noirs et disait :

– Le rôle de fat ne te va nullement, Dimitri.

Une fois, la nuit, sortant du Cercle des médecins avec son partenaire, un fonctionnaire, il ne put se retenir et dit :

– Si vous saviez de quelle femme charmante j’ai fait la connaissance à Iâlta !

– Quand cela ?

– Cet automne. On ne peut pas dire qu’elle soit d’une rare beauté, mais elle a fait sur moi une impression irrésistible ; je n’en suis pas encore revenu.

Le fonctionnaire, qui venait de prendre un traîneau et se mettait en route, se retourna tout à coup et lui cria :

– Dmîtri Dmîtritch !

– Quoi ?

– Vous aviez raison tantôt, l’esturgeon n’était pas frais.

Ces mots, si banals, indignèrent Goûrov, sans qu’il sût pourquoi. Ils lui parurent infiniment grossiers et humiliants. Quelles mœurs sauvages, quels gens ! Quelles nuits désordonnées, quelles journées vides et sans intérêt ! Jeu acharné, gloutonnerie, ivresse, et, toujours, les mêmes conversations sur les mêmes sujets. Des affaires inutiles et de monotones conversations occupent la majeure partie du temps. Il reste une vie lourde, absurde, étriquée, dont on ne peut ni sortir ni s’enfuir, comme si l’on était enfermé dans une maison de fous ou dans un bagne.

Goûrov, indigné, ne put fermer l’œil de la nuit. Le lendemain il eut la migraine toute la journée. Il dormit mal aussi les nuits suivantes qu’il passa à réfléchir, assis sur son lit, ou à arpenter sa chambre de long en large. Tout l’ennuyait, ses enfants, sa banque. Il n’avait envie ni de sortir ni de parler. Dans ses oreilles revenaient les mots :

– L’esturgeon n’était pas frais.

 

En décembre, au moment des fêtes, il dit à sa femme qu’il allait à Pétersbourg faire des démarches pour un jeune homme et se rendit à S… Pourquoi ?… Il n’en savait rien lui-même. Il avait envie de voir Ânna Serguièiévna, de lui parler, d’obtenir d’elle un rendez-vous, si c’était possible.

Il arriva à S… de bon matin et prit à l’hôtel la meilleure chambre, celle dont un drap, gris comme celui des capotes de soldats, recouvre le plancher. Sur la table, il y avait un encrier couvert de poussière représentant un cavalier qui saluait, et dont la tête manquait.

Le suisse lui donna tous les renseignements nécessaires. M. von Dideriz habitait, sur la Stâro-Gontchârnaia, tout près de l’hôtel, une maison à lui. Il était riche, avait ses chevaux ; dans la ville tout le monde le connaissait. Le portier prononçait son nom : Drydryrits.

Goûrov, sans se hâter, se rendit à la Stâro-Gontchârnaia et trouva la maison en face de laquelle s’allongeait en effet une grande barrière de bois gris, plantée de clous.

– C’est vrai qu’il y a de quoi s’enfuir devant une pareille barrière, songea Goûrov en regardant les fenêtres de la maison.

Il se dit que c’était un jour férié et que le mari devait être là ; ç’aurait été d’ailleurs un manque de tact de survenir et d’embarrasser Ânna Serguièiévna ; d’autre part, s’il écrivait, le mot pouvait tomber dans les mains du mari et tout serait perdu ; le mieux était de s’en remettre au hasard.

 

Il se mit à faire les cent pas le long de la barrière grise, attendant les événements. Il vit entrer dans la cour un mendiant et entendit les chiens aboyer. Une heure après, il perçut les sons faibles et indistincts d’un piano. Ce devait être Ânna Serguièiévna qui jouait. Ensuite la porte s’ouvrit et il en sortit une vieille femme accompagnée du loulou blanc que Goûrov connaissait bien. Il voulut appeler le chien, mais soudain son cœur se mit à battre si fort que l’émotion lui fit oublier le nom.

Il continuait à aller et venir, et il détestait de plus en plus la barrière grise. Il pensait avec irritation qu’Ânna Serguièiévna l’avait oublié et qu’elle se distrayait sans doute à présent avec un autre ; chose, au reste, tout à fait naturelle chez une jeune femme, contrainte d’avoir du matin au soir la maudite barrière devant les yeux. Il rentra à l’hôtel et resta longtemps assis sur le canapé, ne sachant que faire. Ensuite il alla dîner ; et après il s’endormit, et dormit longtemps.

 

– Comme c’est bête et ennuyeux, pensa-t-il en se réveillant, voyant les vitres noires (le soir était déjà venu). Pourquoi me suis-je endormi ? Que ferai-je de ma nuit maintenant ?

Assis sur son lit, à couverture grise, telle qu’il y en a dans les hôpitaux, il se narguait avec dépit :

– Te voilà bien avec ta dame au petit chien et toute ton aventure ! Tu n’as plus qu’à rester ici maintenant…

Le matin à la gare, il avait remarqué une grande affiche annonçant pour le soir la première représentation d’une opérette, la Geisha ; il s’en souvint et alla au théâtre.

« Il est très possible, se dit-il, qu’elle assiste aux premières. »

 

La salle était comble. Comme dans tous les théâtres de province une sorte de buée s’élevait jusqu’au-dessus du lustre. La galerie s’agitait bruyamment. Au premier rang des fauteuils d’orchestre, on voyait les élégants de la ville, debout, les mains derrière le dos. Dans la loge du gouverneur, était assise sur le devant, la fille de celui-ci, un boa aux épaules. Le gouverneur se cachait modestement derrière une portière ; on n’apercevait que ses mains. Le rideau remuait et les musiciens accordaient longuement leurs instruments. Pendant que le public entrait, et s’asseyait, Goûrov fouillait avidement la salle.

 

Ânna Serguièiévna entra enfin et alla s’asseoir au troisième rang des fauteuils. En l’apercevant Goûrov sentit son cœur se serrer. Il comprit que personne au monde ne lui était plus proche, plus cher, et n’avait pour lui autant d’importance. Cette petite femme sans rien de remarquable, perdue dans la foule provinciale, tenant un vulgaire face-à-main, remplissait à présent toute sa vie. Elle était pour lui l’unique source de chagrin et de joie, le seul bonheur qu’il souhaitât. Aux sons des piètres instruments de l’orchestre, il détaillait combien elle était jolie, pensait à son amour et rêvait.

 

Un grand jeune homme un peu voûté, à favoris courts, entra avec Ânna Serguièiévna et s’assit à côté d’elle. À chaque pas, il balançait la tête, comme s’il saluait quelqu’un. Ce devait être le mari, qu’une fois, à Iâlta, dans l’élan d’un sentiment d’amertume, Ânna Serguièiévna avait qualifié de valet. Et, en effet, dans toute sa longue silhouette, dans ses favoris, sa tête légèrement chauve, on trouvait un effacement de domestique ; il avait un sourire doux, et un insigne universitaire qui brillait à sa boutonnière ressemblait à un numéro de garçon de restaurant.

 

Au premier entr’acte, il alla au fumoir et Ânna Serguièiévna resta à sa place. Goûrov, qui avait aussi un fauteuil d’orchestre, s’approcha d’elle et dit, en s’efforçant de sourire, mais d’une voix qui tremblait :

– Bonjour.

Elle jeta un regard sur lui et devint toute pâle, puis le regarda à nouveau avec terreur, n’en croyant pas ses yeux ; et sa main serra fortement son éventail et son face-à-main. On voyait qu’elle luttait pour ne pas défaillir. Ils se taisaient. Elle restait assise, et lui, debout, effrayé de son trouble, n’osait pas s’asseoir près d’elle. Les violons et la flûte, enfin accordés, se mirent à jouer, et, tout à coup, Ânna Serguièiévna et Goûrov se sentirent pris de peur ; il leur sembla qu’on les regardait de toutes les loges.

Alors elle se leva et se dirigea précipitamment vers la sortie. Il la suivit. Et ils marchèrent sottement dans les couloirs, les escaliers, montant ou descendant ; des gens, magistrats, professeurs ou fonctionnaires du Ministère des Apanages, en uniforme, tous avec des insignes, passaient devant eux ; ils apercevaient au vestiaire des dames, des pelisses ; ils sentirent un violent courant d’air, apportant une odeur de bouts de cigarettes jetés. Et Goûrov, dont le cœur battait à se rompre, pensait :

« Quel martyre, quelle souffrance ! Mon Dieu, pourquoi tous ces gens, cet orchestre ?… »

Il se souvint tout à coup que, le soir où il avait conduit Ânna Serguièiévna à la gare, il s’était dit que tout était fini entre eux et qu’ils ne se reverraient jamais plus. Combien pourtant ils étaient encore loin de la fin !…

À un petit escalier étroit et noir, sur lequel était écrit : Entrée de l’amphithéâtre, Ânna Serguièiévna s’arrêta.

– Comme vous m’avez fait peur ! dit-elle, respirant avec peine, encore toute pâle et stupéfaite ; j’en suis à moitié morte. Pourquoi êtes-vous venu ?

– Tâchez de me comprendre, dit-il à voix basse, vivement. Je vous supplie de me comprendre.

Elle le regardait avec anxiété, avec amour et épouvante ; elle le regardait fixement pour mieux retrouver ses traits.

– Je souffre tant ! continua-t-elle sans l’écouter ; je ne faisais que penser à vous tous ces temps-ci. Je ne vivais que par vous, et je voulais vous oublier. Oh ! pourquoi êtes-vous venu ?

Plus haut, sur le palier, deux lycéens fumaient des cigarettes et les regardaient, mais Goûrov, perdant la tête, attira à lui Ânna Serguièiévna et lui couvrit de baisers la figure, le cou, les mains.

– Que faites-vous ! Que faites-vous ! lui dit-elle terrifiée, en le repoussant. Nous sommes fous tous les deux. Partez ce soir même, tout de suite ! Je vous en conjure par tout ce que vous avez de plus sacré. Je vous en supplie… On vient.

Quelqu’un montait, en effet, l’escalier.

– Il faut que vous partiez, murmura Ânna Serguièiévna. Vous entendez, Dmîtri Dmîtritch ? J’irai vous voir à Moscou. Je n’ai jamais été heureuse, je ne le suis pas et ne le serai jamais ; ne me faites donc pas souffrir davantage. Je vous jure d’aller à Moscou. Et maintenant séparons-nous ! Mon chéri, mon aimé, quittez-moi !

Elle lui serra la main et commença à descendre vivement l’escalier, tout en se retournant ; et on pouvait voir à ses yeux que, vraiment, elle n’était pas heureuse.

Goûrov resta un moment à écouter. Quand il n’entendit plus rien, il prit ses effets au vestiaire et quitta le théâtre.

 

 

4

Anton Tchekhov

La dame au petit chien

 

 

Et Ânna Serguièiévna se mit à aller le voir à Moscou. Tous les deux ou trois mois, elle partait de S…, disant à son mari qu’elle allait consulter à Moscou un grand spécialiste pour les maladies de femmes. Son mari la croyait et ne la croyait pas. Arrivée à Moscou, elle descendait à l’hôtel du « Bazar slave » et envoyait un chasseur prévenir Goûrov. Goûrov la rejoignait, et nul n’en savait rien.

Un matin d’hiver, comme il se rendait chez elle (le chasseur était venu la veille au soir, mais ne l’avait pas trouvé chez lui), Goûrov accompagnait sa fille au lycée, car le lycée était sur son chemin. La neige tombait à gros flocons.

– Il y a trois degrés au-dessus de zéro, et pourtant, tu le vois, il neige, disait-il à sa fille. C’est que seule la surface de la terre est chaude, tandis que dans les couches élevées de l’atmosphère, la température est tout autre.

– Papa, pourquoi en hiver ne tonne-t-il pas ?

 

Goûrov expliqua aussi cela. Il parlait et songeait qu’il allait à un rendez-vous d’amour et que personne, nulle âme qui vive, ne le savait et ne le saurait probablement jamais. Il avait deux vies, une au grand jour, que voyaient et connaissaient tous ceux qui le voulaient, vie pleine de vérités et de mensonges conventionnels, et une autre, dont le cours était secret. Et par une suite de circonstances qui n’était peut-être qu’un hasard, tout ce qui était pour lui important, intéressant, indispensable ; tout ce qu’il avait en lui de sincère, de franc ; tout ce qui formait le cœur de sa vie ; tout cela restait ignoré d’autrui. Au contraire, tout ce qui était mensonge et l’enveloppe pour ainsi dire dont il se couvrait ; – son service à la banque, par exemple, ses discussions de cercle, son « race inférieure », ses sorties dans le monde avec sa femme, – tout cela était en évidence. Il jugea les autres d’après lui-même, se défiant de ce qu’il voyait et se disant que le « voile du mystère », comme le voile de la nuit, couvre toujours chez autrui la vraie vie, celle qui compte. Chaque existence particulière repose sur le mystère, et c’est peut-être un peu la raison pour laquelle tout homme cultivé tient si nerveusement à ce que l’on respecte ses secrets.

 

Après avoir accompagné sa fille au lycée, Goûrov se rendit au « Bazar slave ». Il laissa en bas sa pelisse, monta, et frappa doucement à la porte. Il trouva Ânna Serguièiévna, vêtue de la robe grise qu’il préférait à toutes les autres. Le voyage et l’attente l’avaient fatiguée ; elle l’attendait depuis la veille, était pâle, et le regarda sans sourire. Dès qu’il fut entré, elle vint se blottir contre sa poitrine. Leur baiser fut long et lent, comme s’ils ne s’étaient pas vus de deux ans.

– Eh bien ! demanda-t-il, qu’y a-t-il de nouveau là-bas ?

– Attends, je te le dirai. Pour l’instant, je ne puis pas.

Des larmes l’empêchaient de parler. Elle se détourna et porta son mouchoir à ses yeux.

« Il faut qu’elle pleure », se dit-il.

Et il s’assit dans un fauteuil.

Puis il sonna et fit apporter du thé. Tandis qu’il le prenait, elle restait debout, tournée du côté de la fenêtre.

Elle pleurait d’émotion à la douloureuse conscience que leur vie était si fâcheusement engagée ; ils ne se voyaient qu’en secret et devaient se cacher comme des voleurs. Leurs deux vies n’étaient-elles pas brisées ?

– Allons, cesse !… lui dit-il.

Il était évident, pour lui, que leur amour ne finirait pas de sitôt. Ânna Serguièiévna s’attachait de plus en plus à lui ; elle l’adorait, et il eût été insensé de lui dire que cela devait avoir une fin. Elle n’y aurait pas cru.

 

Il s’approcha d’elle, la prit dans ses bras, la couvrit de caresses, la consola, et s’aperçut tout à coup dans la glace. Sa tête commençait à grisonner. Il fut frappé d’avoir autant vieilli et enlaidi ces dernières années… Les épaules d’Ânna Serguièiévna, qu’il sentait sous ses mains, étaient chaudes et tremblantes. Il éprouva une compassion pour cette vie encore si chaude et si belle qui, comme la sienne propre, commencerait apparemment bientôt à se faner et à se flétrir. Pourquoi l’aimait-elle tant ? Il avait toujours paru aux femmes différent de ce qu’il était. Ce n’est pas lui-même qu’elles aimaient en lui, mais un être créé par leur imagination et qu’elles cherchaient avidement toute leur vie. Ensuite, lorsqu’elles s’apercevaient de leur erreur, elles continuaient à l’aimer quand même, et pas une n’avait été heureuse avec lui. Le temps passait, il faisait de nouvelles conquêtes, s’en séparait ; mais jamais il n’avait aimé réellement ; c’était tout ce qu’on voudra, mais pas de l’amour.

 

Et c’était à présent seulement, alors que sa tête devenait blanche, qu’il aimait vraiment, sérieusement, pour la première fois de sa vie. 

 

Ânna Serguièiévna et lui s’aimaient comme deux êtres très proches l’un de l’autre, très intimes, comme un mari et une femme, comme deux tendres amis. Il leur semblait que le sort les avait destinés l’un à l’autre, et il était inconcevable que chacun d’eux fût marié ailleurs. C’était monstrueux. Ils étaient comme un couple d’oiseaux de passage, attrapés ensemble et mis dans deux cages séparées. Ils se pardonnaient l’un à l’autre tout ce dont ils avaient honte, et ils sentaient que leur amour les avait transformés tous les deux…

Autrefois Goûrov se consolait dans ses moments de tristesse par tous les raisonnements qui lui venaient en tête ; à présent, il ne pensait plus à raisonner : il éprouvait une profonde compassion ; il voulait être sincère et tendre…

– Voyons, cesse, ma pauvre chérie, dit-il, c’est assez pleuré. Parlons un peu ; nous trouverons quelque chose.

Ils causèrent longtemps, discutèrent sur les moyens de n’avoir plus à se cacher sans cesse, à mentir, à vivre dans deux villes différentes longtemps séparés l’un de l’autre, et de rompre leurs insupportables entraves.

– Comment faire ? demandait-il désespéré ; comment ?

Et il leur semblait qu’avec un petit effort, la solution serait trouvée, et que commencerait une vie nouvelle et belle…

Mais ils comprenaient tous les deux qu’ils étaient encore loin d’en arriver là et que le plus compliqué, le plus difficile, ne faisait que commencer. 

..

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Anton Tchekhov – La dame au petit chien

(nouvelle, 1899)

 

 

Anton Tchekhov – La dame au petit chien (nouvelle) synopsis

 

 

 

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